Yves Coppens et Michel Brunet sur des pistes parallèles
Entretien Jean-Luc Terradillos
Pour saluer la mémoire d’Yves Coppens, décédé le 22 juin 2022, nous avons interrogé Michel Brunet qui lui a succédé au Collège de France. L’un a démontré que l’origine de la lignée humaine était en Afrique de l’Est, grâce à la découverte de Lucy (Australopithecus afarensis) en 1974, squelette fossile de 3,2 millions d’années (Ma). L’autre, son cadet, a étendu le berceau des origines humaines à toute l’Afrique grâce à la découverte d’Abel (Australopithecus bahrelghazali, 3,5 Ma) en 1994 au Tchad, à 2 500 km à l’ouest du grand Rift africain, puis de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis, 7 Ma) en 2000, le plus ancien hominidé connu à ce jour.
Bien avant la découverte d’Abel, Yves Coppens est venu à l’Espace Mendès France à l’invitation de Michel Brunet, alors directeur du laboratoire de paléontologie humaine de l’université de Poitiers. Puis des conférences en duo ont été organisées dans la région à l’initiative du centre de culture scientifique Espace Mendès France.
L’Actualité. – Vous avez souvent dit qu’Yves Coppens était un compagnon de route. Comment vos chemins se sont-ils croisés ?
Michel Brunet. – Nous sommes partis d’un point commun, notre maître Jean Piveteau, professeur à la Sorbonne qui a créé le premier certificat de paléontologie des vertébrés et de paléontologie humaine en France. Cinquante ans après, nous sommes arrivés à un autre point commun, au Collège de France où nous avons partagé le même petit bureau d’angle au 3e étage du site d’Ulm. Nous étions en quelque sorte colocataires au Collège. Cela nous a rajeunis.
Le terrain, c’est quelque chose qui vous rapprochait.
Pour faire de la paléontologie il faut avoir des fossiles et pour avoir des fossiles il faut aller les chercher sur le terrain quoi qu’il arrive, quelles que soient les techniques, aussi modernes soient-elles. Le métier de paléontologue commence sur le terrain, c’est d’ailleurs ce qui fait son charme. L’un et l’autre, nous étions des paléontologues de terrain.
Nos pistes ont été parallèles. Nous n’avons jamais fait de terrain ensemble.
Partant de la Sorbonne, intégré au CNRS, Yves Coppens est allé au Muséum national d’histoire naturelle et puis au Musée de l’Homme. C’est de là qu’il est parti en Afrique, en coopération militaire au Tchad – on avait quelques années de différence – pays qu’il a quitté en 1966 pour faire sa « ruée vers l’os ». À cette époque, tous les collègues français et étrangers – plus étrangers que français – partaient à l’est du grand Rift, parce que toute la partie orientale de l’Afrique avait basculé de telle sorte que les couches de terrain apparaissaient à la surface. Il y avait de belles coupes géologiques et on pouvait trouver des fossiles. Au Tchad, c’est très différent… la tectonique est très calme… tout est plat et la plus belle coupe du désert du Djourab mesure moins de cinq mètres… !
Quand il est entré au Collège de France, Yves est parti prospecter en Asie, en particulier en Chine autour de Zhoukoudian, le site qui avait donné le sinanthrope, puis en Sibérie, où il a extrait du permafrost le mammouth Jarkov.
Sa passion pour les mammouths… Lors du colloque que vous avez organisé à Poitiers en septembre 2000, il vous avait donné des poils de ce mammouth d’environ 20 000 ans.
Dès le départ, Yves Coppens a eu un faible pour les proboscidiens, pour les éléphants. En 1957, il avait reconstitué le squelette du mammouth de l’Atrikanova, dont les fossiles étaient entreposés au Muséum, puis il a disséqué Micheline pendant trois mois, une éléphante du zoo de Vincennes morte d’une septicémie.
Son dernier livre s’intitule Une mémoire de mammouth. C’est tout à fait vrai. Cela m’a toujours surpris. On devait à nouveau donner une conférence à deux voix à la rentrée à Poitiers. À chaque fois, je lui disais :
— Tu ne marques pas ?
— Non, je m’en souviendrai.
Il ne marquait jamais rien mais il ne ratait jamais un rendez-vous.
Les éléphants l’ont conduit en Afrique orientale, d’abord dans la vallée de l’Omo, puis en Afar ; c’est là qu’est apparue Lucy. Yves avait confié à un Poitevin, Michel Beden, l’étude des éléphants de l’Afar, qui en a fait sa thèse. Malheureusement, Michel nous a quitté prématurément – une « longue maladie » qui a été chez lui très courte.
Preuve que les Poitevins étaient dans son cœur, lui le Breton envers et contre tout, c’est Jean-Renaud Boisserie qui a pris la suite de ses recherches sur les proboscidiens dans la vallée de l’Omo.
Ensuite, Yves est allé en Sibérie chercher des mammouths.
Vous avez commencé par l’Asie. La découverte de Lucy a‑t-elle été un déclencheur ?
Quand Yves Coppens fouillait en Afrique, je travaillais en Europe d’abord, plus longtemps que lui, puis je suis parti en Asie. Mon premier point de chute a été l’Afghanistan, puis le Pakistan, le Kazakhstan, la Thaïlande, le Vietnam, etc. J’en suis revenu avec des résultats qui m’ont conduit à penser que l’Asie n’était pas le berceau de l’humanité. La découverte de Lucy en 1974 a fait prendre conscience que notre origine était africaine, tropicale et ancienne. Lucy a 3,2 millions d’années. Et Yves Coppens d’affirmer que l’Afrique orientale était le berceau, hypothèse qui a permis d’étayer le paléoscénario East Side Story : la fracture du grand Rift africain a induit un changement climatique qui a ouvert le paysage, de la forêt dense à la savane arborée, un paléoenvironnement qui aurait permis l’apparition du rameau humain.
Mais tout cela ne me paraissait pas si évident. Je suis allé le voir et je lui ai demandé :
— Tu retourneras au Tchad ?
— Non, je ne retournerai pas au Tchad.
— Je peux y aller ?
— Oui.
Donc je suis parti au Tchad.
Au Tchad, Yves Coppens avait découvert un hominidé en 1961. Êtes-vous allé dans le même secteur ?
Non, nous sommes allés prospecter autour du 16e parallèle nord dans le désert du Djourab. Yves Coppens avait mis au jour, au Nord dans la falaise de l’Angamma, un hominidé qu’il pensait ancien mais qui était en fait très récent. Michel Beden a proposé pour les éléphants fossiles du même secteur un âge biochronologique d’environ 10 000 ans. On ne sait pas exactement l’âge de ce qui reste de ce crâne d’hominidé (Tchadanthropus uxoris).
Le Tchad c’est plat, il n’y a pas ou peu de tectonique active. La plus belle coupe fait bien 4 mètres de hauteur. Je me souviens des géologues de l’équipe qui à chaque fois râlaient parce que pour avoir une coupe, il fallait creuser. Il y a au nord le Tibesti et l’Ennedi, deux massifs montagneux entre lesquels s’engouffrent, à une certaine période de l’année, les vents dominants du nord-est. Par un effet physique – l’effet Venturi – ces vents sont focalisés sur un secteur qui comme par hasard sur les cartes tchadiennes s’appellent les pays bas. Cela produit une érosion de trois à quatre centimètres par an. C’est pourtant un grès très dur, quand vous tapez à la pioche elle rebondit. Donc on balaie le sable mais c’est le vent qui creuse. Pour un reste d’hominidé il faut balayer 100 tonnes.
Le jour de la découverte d’Abel, j’ai téléphoné à deux personnes. À ma mère, j’ai dit :
— Nous en avons trouvé un !
— Alors maintenant tu ne partiras plus en mission !
Quand j’ai réussi à avoir Yves Coppens, il m’a dit :
— Je ne te crois pas !
Longtemps après, il m’a avoué qu’il était persuadé que je ne trouverai jamais rien au Tchad.
La découverte d’Abel puis de Toumaï a mis un sacré coup à son scénario East Side Story. Comment a‑t-il pris votre « West Side Story » ?
Quand on fait de la paléontologie, on sait très bien que la durée de vie d’une hypothèse c’est le temps qui sépare la découverte de deux fossiles. Un premier fossile permet de faire une hypothèse, un second fossile détruit cette hypothèse. Ainsi avance la science.
Tous les problèmes qui ont été racontés sont des versions de journalistes. Nos relations sont toujours restées très pacifiques. Je ne dis pas que j’ai eu des relations pacifiques avec tout le monde.
Pendant un demi-siècle, Yves et moi, chacun de son côté mais souvent en connexion, en dépit de tout ce qui pouvait se raconter ailleurs – voir le film Duel aux origines – c’est clair, on était amis, on était complices, et on a fait une chose merveilleuse : on a vécu nos rêves. Avoir la possibilité de vivre ses rêves c’est extraordinaire.
C’est la parole que j’essaie de porter, en France ou à l’étranger, entre autres dans les collèges, les lycées, les universités, à la campagne mais aussi dans les grandes villes. C’est en vivant ses rêves que l’on est le plus heureux et que l’on donne le meilleur de soi-même.
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