Une affaire pestilentielle

Blanche Monnier à l'Hôtel-Dieu de Poitiers, Le petit journal, supplément illustré, n° 552, 16 juin 1901.

Par Marie Lonni

Une maison bourgeoise aux armoires pleines d’arômes surannés… Dans cette demeure à l’angle de la rue de la Visitation, aujourd’hui rue Arthur Ranc, à Poitiers, une drôle d’affaire imprègne l’air de ses effluves nauséabondes. La méphitique affaire de la Séquestrée de Poitiers. 

Le 23 mai 1901, le procureur général de la cour d’appel de Poitiers reçoit une missive : 

Monsieur le Procureur général, 

J’ai l’honneur de vous dénoncer un fait d’une exceptionnelle gravité. Il s’agit d’une demoiselle qui est enfermée chez Mme Monnier, privée d’une partie de nourriture, vivant sur un grabat infect, depuis 25 ans, en un mot dans sa pourriture.  

Un compatriote indigné

La demoiselle en question s’appelle Blanche Monnier. C’est la sœur de Marcel Monnier, un ancien sous-préfet des Alpes-Maritimes, et la fille de Louise Monnier et feu Emile Monnier, ancien doyen de la faculté de lettres de Poitiers.

Cent ans après, l’historien du droit Jean-Marie Augustin publie L’histoire véridique de la séquestrée de Poitiers. Le dossier de procédure ayant disparu des Archives départementales, il reconstitue les événements d’après les journaux et les plaidoiries de maître Barbier, avocat de Marcel Monnier.

Il précise que si l’histoire de la séquestrée de Poitiers est connu, c’est avant tout grâce au romancier André Gide. En 1930, il écrit un ouvrage sur l’affaire en changeant les noms des protagonistes. Ainsi Blanche Monnier devient Mélanie Bastian. “André Gide vient du même milieu universitaire de la bourgeoisie provinciale. Mais il est en rupture avec cet univers. Son récit est l’occasion de régler ses comptes avec ses origines.” explique Jean-Marie Augustin. “Gide s’est appuyé sur les articles du Journal de la Vienne. Il raconte que Mélanie Bastian (Blanche Monnier) aurait été enfermée à cause d’un amour réprouvé par sa famille. Il y aurait même eu un enfant mort à la naissance.”

Descente vers la puanteur

Mais cette histoire digne de Roméo et Juliette n’est pas certaine. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’autour de ses 22 ans, Blanche Monnier cesse de s’alimenter correctement. Elle perd progressivement la raison et se retranche dans sa chambre vers 25 ans, les volets clos pour des raisons de sécurité. Son état de faiblesse lié à la malnutrition la rend incapable de se lever de son lit. 

La veuve Louise Monnier gère depuis toujours sa maison d’une main de fer. Elle dit avoir une grande affection pour sa fille malade. Mais lorsque les autorités la découvrent, elle vit dans un grabat infect, pestilentiel.

La petite pièce est plongée dans l’ombre, le sol et les murs sont recouvert d’excréments anciens et frais. Des restes en décompositions, des légumes et la viande putride traînent ça et là, au milieu de cafards, de vers et autres vermines grouillantes. Cela s’entortille même dans les draps et la chevelure démesurément longue et pourrie de Blanche. 

Grande Complainte sur la pauvre femme séquestrée, extrait, reproduction dans
L’histoire véridique de la séquestrée de Poitiers de Jean-Marie Augustin.

La découverte de la “Séquestrée de Poitiers” engendre un tel frisson à travers la population que le procès ouvert à l’encontre de la mère et du frère Monnier résonne dans toute la France. Louise Monnier meurt avant l’ouverture du procès. Marcel Monnier, quant à lui, est inculpé pour complicité de violence et droit de fait sur la personne de Blanche Monnier. Et sa défense est pour le moins étonnante. 

Le nez de la défense

Blanche vit dans la pourriture et malgré ses visites quotidiennes de 1879 à 1901, Marcel ne voit rien et ne sent rien. Dans sa vie professionnelle et personnelle, il n’est caractérisé que par deux éléments : sa vue et son odorat. Il est si myope qu’il ne peut reconnaître ses amis. Quant à son flair :  “Un témoin de la préfecture de Mont-de-Marsan, dans les Landes, où Marcel Monnier a été conseiller préfectoral, raconte qu’il n’avait pas d’odorat. Ses amis ont failli lui faire manger des crottes de biques saupoudrées de sucre en lui faisant croire que c’étaient des fraises des bois.” explique Jean-Marie Augustin. Cet homme, par sa vue et son nez, vit dans le flou. 

On lui accorde même, selon les témoignages de bonnes de sa demeure, des penchants coprophiles. Par exemple, il interdit qu’on vide le pot de chambre avant qu’il soit parfaitement plein, ne se dérange pas de l’apporter à la bonne directement dans la cuisine, au milieu des senteurs de pain et de jus de viande sur un rôti. Quand sa femme et lui dorment dans deux pièces séparées, il lui apporte son pot de chambre plein sur sa table de nuit afin “qu’elle sentie bien les effluves” selon les propos rapportés du procès par Jean-Marie Augustin. Des étranges comportements qui, aujourd’hui, semblent inappropriés. 

Saviez-vous que le scatol, la molécule à l’origine de l’odeur des excréments, est aussi présente en très faible quantité dans les délicieux parfums de fleur d’oranger et de jasmin ? Il est également utilisé dans la parfumerie comme fixateur ou simplement en tant que fragrance. Pour Marcel Monnier qui souffre d’une grave anosmie, que sentent donc les selles ? 

Hirac Gurden, directeur de recherches en neurosciences, explique que la perception olfactives n’est pas innée mais acquise (“Nos connexions olfactives au monde” entretien avec Amélie Ringeade, dans L’Actualité Nouvelle-Aquitaine n° 129). Un enfant apprend à apprécier ou déprécier les odeurs. Il s’agit d’un apprentissage culturel, lié à la société, son vécu et sa famille. 

Or dans cette famille, le goût de l’hygiène semble communément négligé. La mère Monnier, par exemple, reste couchée jusqu’à midi et ne se lave pas. 

Durant son procès, Marcel Monnier est inculpé au nom d’une justice morale et pour l’opinion. Des manifestations contre lui ont lieu tous les jours du procès. Cependant “dans le code pénal de l’époque on n’admet pas la commission par omission. Ne rien faire n’est pas un crime ni un délit” précise Jean-Marie Augustin. Marcel Monnier est donc relaxé lors du procès en appel. 

En effet, en 1901, la loi stipule que l’on peut être accusé si on participe activement à un crime ou un délit. Or Blanche ne subit pas de violence à proprement parler. Seule une loi sur l’omission de nourrir et soigner les enfants de moins de 15 ans se rapproche de ce qu’a vécu la Séquestrée. Au détail qu’elle a commencé à être cloîtrée dans sa chambre vers 25 ans et jusqu’à ses 52 ans. Légalement, Marcel Monnier ne peut être inculpé. Son absence d’odorat lui offrant le meilleur des défenses : l’ignorance. 

Le retour des fragrances

Le procès note tout de même qu’en frère intentionné, Marcel Monnier tente de protéger Blanche. Lorsqu’elle sombre dans la folie, Marcel souhaite la mettre dans une maison pour aliénés mais il se confronte au refus obstiné de Mme Monnier. Elle y aurait vécu dans des conditions différentes. Mais l’époque veut que les problèmes familiaux restent en famille. Ainsi Blanche ne rejoint un asile public qu’après le procès, et après deux années à l’hospice de la rue de l’Hôtel-Dieu à Poitiers. 

Photographie de Blanche Monnier prise à son arrivée à l’Hôtel-Dieu (L’Illustration n° 3040, 1er juin 1901). Photo Olivier Neuillé, Médiathèque de Poitiers.

De nouveau habituée à la lumière du soleil, Blanche ne montre plus d’agressivité. Si elle demande au début de sa prise en charge par l’hôpital, sa “chère petite grotte”, qu’on suppose être sa chambre nauséabonde, elle ne se plaint pas d’avoir des draps propres et frais. Elle se délecte des fruits, notamment des fraises qu’elle est tout à fait encline à partager avec ses soignants. Surtout, Blanche aime les fleurs. Et comme dans son enfance, elle sait les reconnaître. Elle distingue les roses, les pied‑d’alouettes et les œillets d’Inde. Ravie, elle s’empare d’un bouquet et prend une grande inspiration avant de l’embrasser ainsi que la main qui lui tend.

Après vingt-cinq ans saturé d’odeurs pestilentielles, son odorat a l’occasion de sortir de la torpeur. Son amour retrouvé pour les fleurs, d’après les descriptions de Jean-Marie Augustin tirées des témoignages d’époque, signifie-t-il qu’elle les sent ? Libérée de l’emprise de la puanteur, retrouve-t-elle peu à peu les parfums de son enfance, lorsqu’elle courait les sentiers l’été, sous le parfum de l’herbe chaude et des Delphiniums dans sa maison de campagne à Migné ? 

Petite histoire des parfums en société

Nous sommes à l’aube du XXe siècle. Les familles bourgeoises se pomponnent pour profiter des soirées mondaines. Les effluves de fraise, d’amande et de vanille sont particulièrement en vogue. Depuis le XVIe siècle, les parfums s’installent peu à peu dans les foyers, dans les mouchoirs de poches et les cous graciles. Et, à cet égard, le XIXe siècle est un tournant des habitudes hygiénistes et parfumeuses. La jeune IIIe République défend une idéologie progressiste basée sur les sciences et les technologies. Dans ce contexte, les théories hygiénistes prennent de plus en plus de place. C’est d’ailleurs en 1883, après promulgation de la loi sur la laïcité des programmes scolaires (mars 1882) que Jules Ferry remplace les cours de catéchisme par des cours d’hygiène. Notre rapport à l’odeur change ostensiblement. Contrairement au temps du roi soleil, deux siècles plus tôt, les parfums ne servent plus tout à fait à cacher la puanteur de corps malpropres. 

Jean-Marie Augustin, L’histoire véridique de la Séquestrée de Poitiers, Fayard, 2001.

André Gide, La Séquestrée de Poitiers, première édition Gallimard, 1930. réédition Folio, 2006. 

1 Comments

  1. Une bien triste histoire, parfaitement racontée. Je ne connaissais pas.

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