Un monstre humain ?
Par Lison Gevers
Le 20 août 2007, un crime particulièrement violent est commis à Richelieu. Au retour d’une soirée, deux amis prennent un homme de 45 ans en stop. Ils s’en prennent alors à lui et le rouent de coups. Alors qu’ils souhaitent au départ lui soutirer de l’argent, l’opération à la machine de retrait avec la carte bleue de la victime échoue. Toujours séquestré dans leur voiture, il est alors emmené dans les bois où ils lui ordonnent de creuser sa tombe, opération qui s’avère impossible puisqu’en plein mois d’août, la terre est trop dure. Alors qu’il essaye de s’enfuir, il est rattrapé et à nouveau torturé : coup de pied dans la mâchoire, doigts brisés, émasculé, assailli de coups de poing dans les dents. L’histoire atteint un point de non-retour. Les deux criminels brûlent alors le corps, laissé à l’abandon dans le fossé. Ils sont interpellés deux jours après.
En parcourant l’article qui fait la Une des journaux et qui évoque ce crime en le qualifiant de «barbare et totalement gratuit», David Puaud, alors éducateur de rue, reconnaît l’un des co-auteurs. Il s’agit de l’un des jeunes qu’il suivait dans le cadre de ses missions de prévention. Il publie un livre sur cette affaire en 2018, suite à une thèse : Monstre humain ? Un anthropologue face à un crime sans mobile.
Un regard croisé d’éducateur et chercheur
David Puaud indique qu’au niveau de son cursus scolaire, il est passé très rapidement à la pratique. «En BEP sanitaire et social puis en formation BTA Services aux personnes, je me suis aperçu notamment lors de stages que j’étais plutôt à l’aise dans le relationnel qu’au niveau du soin. J’ai donc passé plusieurs concours pour entrer en DUT carrière animateur socio-culturel et puis ceux relatifs aux concours de moniteur-éducateur. Je suis rentré à l’IRTS (Institut régional du travail social) de Poitiers en formation de moniteur éducateur en 2001, puis, j’ai enchaîné sur éducateur spécialisé», explique-t-il. Un métier d’aide sociale qu’il a particulièrement apprécié, dans lequel il pouvait notamment tendre à l’émancipation sociale de personnes en difficulté. C’est ainsi qu’il en vient à la prévention spécialisée. En 2005, il devient éducateur de rue. «Après une licence de sociologie à Poitiers mention anthropologie, j’ai poursuivi mes études à l’EHESS Paris (École des hautes études en sciences sociales), et puis, sous la direction de Michel Agier qui a écrit la préface de mon livre, j’ai réalisé un master sur la déstructuration du tissu ouvrier et les conséquences sur la population ouvrière du quartier où j’intervenais comme éducateur en parallèle.» Le crime a lieu en 2007, David Puaud termine son master en 2009 et poursuit sa réflexion en doctorat autour de cet événement. Il continue son métier d’éducateur en parallèle de sa thèse jusqu’en 2014.
«Ce qui guide ma pratique depuis maintenant plus de quinze ans c’est vraiment la liaison entre les savoirs pratiques et professionnels, et les connaissances théoriques qui peuvent être mises en lien avec ces données de terrain.» Même si son expérience d’anthropologue a enrichi son expérience d’éducateur et inversement, il n’est pas simple de mettre en pratique des données théoriques. Mais selon lui, cela lui a permis de se décentrer, un terme majeur en anthropologie, qui consiste à faire un pas de côté pour problématiser et analyser un événement. Un travail de longue haleine, à partir du procès à la cour d’assises d’Indre-et-Loire qui a eu lieu du 16 au 25 mars 2010. «J’ai abordé la trajectoire sociale du criminel. Mais finalement, il n’y a pas de formule arithmétique, et certains me disent à la fin de l’ouvrage qu’ils sont un peu déçus parce qu’il n’y a pas d’explication. Par contre, il y a une somme d’éléments de compréhension sur le plan psychologique, social, historique ou géographique qui peuvent nous amener à mieux appréhender ce qui a pu arriver et pourquoi.»
Des motivations profondes
Cet événement n’a pas réellement changé les motivations de l’anthropologue. Cependant, cela a eu un impact sur sa pratique. Il a cherché à analyser les éléments qui ont pu pousser un jeune homme de 19 ans qualifié de délinquant à commettre l’irréparable. «Les travailleurs sociaux peuvent être agents d’émancipation sociale mais à la fois ériger des murs. Ils sont les gardiens du seuil et peuvent ouvrir et fermer des portes.»
Il cherche à comprendre comment Josué Ouvrard (nom anonymisé dans son ouvrage) a pu commettre un tel crime sans mobile. «Certes des travailleurs sociaux ont pu lui fermer des portes, mais Josué Ouvrad a aussi fait des choix d’acteur.» Le crime se produit lorsque David Puaud étudie et il profite de ses recherches universitaires pour les mêler avec sa pratique de terrain. Quelles motivations alors pour poursuivre avec une thèse ? «En sciences humaines, il n’y a pas de hasard.» Son implication personnelle fut reliée au sujet de recherche et à son envie de comprendre ces passages entre différents mondes possibles et les trajectoires qui ont pu mener ce jeune criminel à une mort sociale annoncée.
On ne naît pas criminel, on le devient
Les violences sont fréquentes dans nos sociétés et il n’est pas rare d’entendre parler au quotidien de barbarie et de violence gratuite. Mais comment s’opère le passage à l’acte ? «Beaucoup de facteurs individuels entrent en jeu et il est impossible de généraliser à d’autres personnes ou d’autres cas. Mais pour celui-ci, une somme d’éléments se sont cristallisés au fur et à mesure du temps à travers l’histoire de cette personne qui peuvent nous permettre d’appréhender ce que j’ai appelé “la disponibilité biographique”. En d’autres termes, comment un individu à un instant x peut se projeter comme sujet violent.» Dans ce cas, l’anthropologue fait état des ressorts sociaux, psychologiques, historiques, mémoriels, familiaux, amicaux (car ils sont deux à commettre le crime), liés à l’histoire ouvrière. «J’ai mis en parallèle le conflit des New Fabris en 2008 où des ouvriers menaçaient de faire exploser avec des bonbonnes de gaz leur usine qui déposait le bilan. 300 salariés avaient été mis sur la paille. C’est arrivé un an après le crime. Bien sûr, il n’y a aucun lien de cause à effet mais il y a un tissu économique en souffrance sociale qui exacerbe les tensions», développe l’anthropologue. Cette famille était étroitement liée au tissu ouvrier local, le père et le grand-père de Josué étaient ouvriers. Il explique : «Aujourd’hui nous sommes à la troisième ou quatrième génération depuis la fermeture en 1968 de cette usine d’armement, qui était la manufacture de Châtellerault. La déstructuration du tissu ouvrier a laissé des traces dans la mémoire collective et dans le quartier de Châteauneuf où l’on retrouve la plupart des services sociaux. Il est aujourd’hui perçu comme un quartier particulièrement stigmatisé alors qu’il y a 60 ans, c’était un lieu de fierté ouvrière.»
Lors du procès, lorsque le juge demande à Josué Ouvrard ses qualités, il lui répond «je sais tout faire de mes deux mains». Cette histoire de main est un symbole important de l’affaire, notamment avec la main du père qui a commis des violences.
David Puaud a surtout cherché à comprendre l’événement, sans jamais chercher à excuser ni justifier. Il déconstruit cependant l’idée que Josué Ouvrard est né criminel. Pour lui, ce sont plusieurs choix qui ont abouti à un acte monstrueux. «Le même passif appliqué à un autre individu aurait pu mener à des voies complètement différentes telles qu’un acte suicidaire, une vie d’alcoolique ou même une carrière dans l’armée française comme il avait tenté deux mois auparavant. Peut-être que l’armée lui aurait permis de trouver une place sociale.»
Des traits de personnalité pathogènes ?
Les experts psychiatres parlent du criminel comme ayant des “traits de personnalité pathogènes”. En d’autres mots, des traits de personnalité mauvais qui pourraient induire une potentialité morbide. David Puaud explique pourtant qu’il ne l’a jamais vu commettre des actes de violence. «L’un des psychiatres a dit qu’il était dénué d’empathie, je ne suis pas d’accord. Je l’ai vu avoir des relations d’empathie avec des personnes, et le premier, c’était moi. Je l’ai vu avoir des émotions, pleurer, se projeter de manière négative et donc avoir une auto réflexion sur lui-même. Il n’a jamais été violent envers moi, que ce soit verbalement ou physiquement. Jamais je ne me serais douté qu’il en vienne à commettre un crime.»
Les psychologues expliquent que son passif et son enfance difficile sont des facteurs aggravants, mais pas déterminants. «Nous n’avons pas vraiment de prédispositions à commettre un crime. Heureusement, la majorité de ces enfants qui ont pu vivre des choses aussi similaires que lui en termes de violences familiales, de déstructuration, de déscolarisation et de rupture des liens ne sont pas devenus des criminels. La plupart du temps, nous avons affaire à des crimes de proximité, où le criminel et la victime se connaissent, ce qui n’est pas le cas dans cette affaire. Nous sommes dans une société où les crimes sont en baisse, malgré une prolifération des attentats.»
Au-delà de la personnalité du cas étudié, cette histoire relève des tensions sociales et territoriales beaucoup plus vastes.
Qu’est-ce qu’un monstre humain ?
Le monstre humain est une notion abordée par Michel Foucault, dans Les anormaux. Il utilise cette expression dans ses cours au Collège de France. Il explique qu’il y a eu une transformation de la représentation du monstre. Auparavant, le monstre était synonyme de difformités physiques. Puis, le terme a évolué et il y a eu une focalisation autour de la figure du monstre moral avec un individu qui n’est plus forcément remarquable par ses difformités extérieures. Nordahl Lelandais, le tueur impliqué dans l’affaire de la petite Maëlys, en est un archétype. David Puaud donne aussi l’exemple de Lucca Rocco Magnotta, tueur canadien, mannequin, qui a commis un acte d’anthropophagie. Dans les médias, ils opposaient cet homme d’une beauté physique remarquable à sa monstruosité morale. «Le but de l’anthropologie c’est d’essayer de déconstruire le fait que ce criminel soit qualifié de monstre moral durant le procès», explique David Puaud. En effet, différentes narrations ne faisaient aucun doute quant au caractère monstrueux de l’individu et certains journalistes ont aussi insisté sur la figure du monstre. Les notions de monstre et d’humain sont-elles réellement incompatibles ?
À l’issue du procès en 2007, les deux criminels furent condamnés à la même peine : la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de 20 ans.
Un monstre humain ? Un anthropologue face à un crime sans mobile, éditions La Découverte, 238 pages, 19 €
David Puaud a publié son second livre le 16 août intitulé Le spectre de la radicalisation. L’administration sociale en temps de menace terroriste, aux éditions presses EHESP.
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