Travailler de l’aube au crépuscule (1/3)
Par Pierre Auriol
Il est difficile de juger à quel moment nous sommes exactement au bout de notre espérance.
Montaigne – Essais, Livre II, Chapitre II -Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann -
Il faisait froid, très froid en ce début du mois de février, au moment où se déroulait la neuvième édition du festival Filmer le travail. Certains soirs, au sortir d’une ultime projection, traverser la place du Maréchal-Leclerc relevait d’un exercice périlleux tant menaçaient la glissade et la chute qui, par inévitable, allait s’en suivre.
Depuis le cœur de cet hiver, entre une ondée de pluies verglaçantes et quelques timides chutes de neige, il était bien difficile de réaliser que l’on s’acheminait vers une date d’une importance capitale : le cinquantième anniversaire des mois de mai et juin 1968.
Cinquante ans, cinquante ans déjà ! Car celles et ceux qui avaient alors vingt ans ne pouvaient que balancer, à l’approche de cette date anniversaire, entre l’incrédulité et la stupéfaction. En effet, comment concilier une telle épaisseur de temps – cinq décennies ! – avec cette impression tenace que rien ou fort peu avait changé et combien, chez beaucoup, demeure vif l’espoir de ne pas renoncer à la ferveur des jours anciens ? Que le désir d’autre chose, d’une autre socialité, d’une autre façon de vivre et de penser la politique, reposant certes sur de nouveaux motifs et nourri par de nouvelles attentes, demeure intact et, peut-être, dans bien des régions du monde, de façon beaucoup plus incisive qu’antérieurement. Le Mur était tombé, les printemps arabes avaient un temps donné figure aux espoirs de millions de personnes avant d’être presque partout violemment réprimés, le continent sud-américain était sorti, non sans mal, de longues années de dictature.
Il faut donc en convenir, le monde a changé mais au fond, persiste, bien vivace, le sentiment que rien n’a changé ou si peu, ou si mal. Qu’en bien des lieux du monde le partage mortifère entre oppresseurs et opprimés, loin de seulement perdurer, se durcit, que la longue geste des humiliés et des offensés se déploie en de tristes cortèges de plus en plus nombreux et que les crispations, parfois d’une violence sans nom, trouvent à se manifester de façon répétée et quelquefois dans des endroits bien improbables. L’Histoire, dont d’aucuns avaient cru si sottement pouvoir célébrer la fin, et que Pérec après Queneau persistait à vouloir écrire «avec une grande hache», continue de dérouler sa cohorte de divisions, de heurts et d’impossibles conciliations et apaisements.
Pièges et illusions du travail de la mémoire
Aussi d’avoir revu, à la veille du début de la compétition internationale, Reprise, le film de Hervé Le Roux réalisé en 1996, fut un immense bonheur. En effet, comme bien des spectateurs j’imagine, le plan séquence de dix minutes tourné le 10 juin 1968 devant les usines Wonder par deux étudiants de l’Idhec, au moment de la fin des occupations et de la reprise du travail à la suite des accords de Grenelle, point d’origine vers lequel, en en montrant répétitivement des extraits, le film de Le Roux ne cesse de revenir, me renvoyait à ces jours lointains que j’avais traversés, il me faut le reconnaître, un peu à la façon de Fabrice del Dongo «participant» à la bataille de Waterloo. Des journées finalement moins vécues qu’entrevues au travers du filtre des images et des commentaires que suscitèrent par après ces quelques semaines de mai et de juin 1968. Le noir et blanc de ce court métrage, une image au grain fortement souligné, la scène filmée selon un unique plan séquence eurent la vertu de remettre en bon ordre le travail de la mémoire, ses pièges et ses illusions aussi.
Oui, 68 était bien loin et d’autant plus loin que le film de Hervé Le Roux, constitué pour l’essentiel des entretiens qu’il eut avec celles et ceux qui de près ou de loin furent les protagonistes de la scène filmée en juin 1968, fut achevé en 1996, soit près de trente ans plus tard. Les commentaires des témoins réunis par Le Roux ranimaient certes le souvenir de cet épisode, pour beaucoup symbole de la trahison représentée par les Accords de Grenelle, et tout en même temps le figeaient dans le passé d’une histoire refermée sur sa part d’indécidable.
Si bien que ces cinq décennies, il m’était devenu possible de les appréhender dans les deux sens, selon le fil du temps et à rebours, et de considérer que chacun des moments de cette séquence, 1968–1996-2018, ne prend de signification qu’à être éclairé par les deux autres. Par la grâce du film de Le Roux qui procédait d’une quête, qui d’ailleurs s’avéra vaine, d’un nom pour donner une identité à un visage proférant par un cri le refus tranché de reprendre le travail – «non, je ne rentrerai pas ! je ne mettrai plus les pieds dans cette taule !» ne cesse de répéter la jeune femme restée anonyme – , j’étais conduit à regarder les films de cette neuvième édition en gardant en tête ce visage et ce cri disant l’horreur du travail contraint. Mais aussi sa dimension donnée pour inéluctable car, quittant de courts instants le petit groupe assemblé autour de la jeune femme, la caméra se tourne en un contrepoint assez accablant vers la file des travailleurs qui un à un regagnent, sous l’œil attentif du chef du personnel, leur poste de travail.
Il y avait plus : car restituées par Hervé Le Roux trente ans après, les paroles de celles et ceux qui furent à divers titres les témoins de la scène du 10 juin 1968, en forment certes le commentaire, mais flottant, ouvert et parfois contradictoire. Et de fait, le spectateur d’aujourd’hui est dans l’impossibilité de s’en tenir à une seule et unique appréciation de ce qu’il en fut du moment premier, la scène de juin 1968, de même qu’il ne lui est guère possible d’entendre de façon univoque les propos qu’elle suscita trente ans plus tard.
De sorte que ce film, délibérément placé sous le signe de l’indécision, forme un foyer de questions ouvertes : cette jeune femme réfractaire, éclatante allégorie des luttes ouvrières, restera à jamais plongée dans l’anonymat et les paroles des témoins, ne l’évoquant que latéralement, ne parviennent finalement qu’à en éclairer faiblement la présence pourtant intensément lumineuse.
Mais c’est justement l’immense qualité de ce film de rappeler que les présences qu’une image, qu’une séquence d’images font advenir se détachent sur des arrière-mondes, qu’un film, une photographie, une peinture ne tiennent à vrai dire que dans la manière dont des œuvres conjuguent présence et absence, que dans la façon où, en elles, le visible se noue à l’invisible, que dans la façon où le temps qu’elles élaborent est celui où le passé et le présent ne cessent d’empiéter l’un sur l’autre, où les temps chevauchent d’autres temps. Hors de toute positivité.
Extension du capitalisme
Passant de l’énorme chantier de construction, conduit par le Groupe de BTP Eiffage, d’une usine d’épuration d’eau dans les Yvelines, deuxième plus grande station du monde derrière celle de Chicago, et plus grande station d’Europe, (Quelque chose de grand de Fanny Tondre) à la gigantesque manufacture indienne de textile, implantée dans la région de Gujarat (Machines de Rahul Jain), j’avais l’impression d’être tiraillé entre des temps contradictoires et la tentation était grande de considérer que, bien que contemporaines, l’usine textile explorée par la caméra de Rahul Jain renvoie à un âge archaïque du développement du capitalisme alors que le chantier filmé par Fanny Tondre en marque l’accomplissement triomphal. D’un côté, des jeunes, parfois très jeunes, travailleurs à demi dévêtus, corps luisant de sueur, plongés dans une moiteur chargée de tous les remugles toxiques des encres et des teintures utilisées en sérigraphie, de l’autre des ouvriers vêtus de combinaisons quasi-immaculées, même au moment où on les voit déverser sous une pluie battante des tonnes de béton liquide destinées à la réalisation d’une immense chape.
Bande annonce Machines, de Rahul Jain.
Le film de Rahul Jain me fit penser à un autre, La terre de la grande promesse de Wajda, qui met en scène la naissance et le développement du capitalisme industriel et financier dans la ville de Lodz, significativement surnommée «la Manchester polonaise». Rien ne manque à l’appel dans cette fresque décrivant la montée en puissance du capitalisme lors du dernier quart du xixe siècle, soit près d’un siècle et demi avant la situation décrite par Rahul Jain : paysans contraints à l’exode rural, puissance dévastatrice des machines qui réduisent l’ouvrier à n’être qu’une des pièces de leur fonctionnement, accidents du travail, misère et dénuement. Mais aussi premières ébauches d’une organisation ouvrière et constitution d’un prolétariat commençant à exiger de voir sa condition encadrée par des règles de droit. À plus d’un siècle de distance, toutes ces données, hormis la dernière, se retrouvent dans le film de Rahul Jain : plongé dans le cœur profond de cette gigantesque usine, dans le labyrinthe formé par la succession de salles immenses où sont disposés des cadres de sérigraphie et des machines paraissant souvent relever d’un âge préindustriel, le long d’interminables couloirs noyés dans un clair-obscur chargé de matières visqueuses, une sorte d’huile sale et noire en constant ruissellement, dans ces lieux qui évoquent la plus sinistre des Prisons de Piranèse, on a l’impression que l’on peut errer sans fin tant ils paraissent dans leur disposition ne répondre en rien à un espace organisé rationnellement et que la logique folle qui a présidé à leur agencement donne lieu à la juxtaposition de cellules immenses qui donnent le sentiment que l’on ne peut s’en échapper.
L’avenir d’une illusion : la dignité exploitée
Dans un tel contexte, il n’est pas pensable d’imaginer l’ombre d’un début d’organisation puisque douze à seize heures de travail par jour permettent de pourvoir au strict nécessaire, la reproduction et l’entretien de la force de travail, et que persiste, irréfragable, l’illusion qu’il est du destin de chacun de suivre la voie qu’il lui a été donnée de vivre. Ne voit-on pas l’un de ces travailleurs déclarer : «Monsieur, permettez-moi de vous dire que personne ne m’exploite. Je suis venu de loin, j’ai voyagé 1 600 kilomètres de telle sorte que je peux travailler ici. Selon ma volonté propre, personne ne me contraint.» À quoi, expression d’un cynisme qui laisse abasourdi, rétorque le patron de cette usine se plaignant, goguenard, de l’ingratitude de ces travailleurs-esclaves payés trois dollars l’heure : «Ils ne comprennent qu’une chose : l’argent. Avant, l’estomac du travailleur était vide, alors il était soucieux de la Compagnie autant que de son estomac. Maintenant, son estomac est rempli et en plus il reçoit de l’argent. Si bien que maintenant, il pense que la Compagnie devrait aller se faire voir. C’est lui le moins tracassé.»
Ces propos sont parfaitement complémentaires : à la posture du travailleur qui veut conserver quelque dignité en affirmant ne pas travailler sous le règne de la nécessité et de la contrainte répond celle du patron qui, usant d’une rhétorique décidément inusable, omet de désigner les vrais créateurs de richesse et, s’estimant de surcroît bien mal payé en retour, s’affiche comme le pourvoyeur généreux des maigres salaires versés à chacun tout en en stigmatisant la cupidité.
Dans ces conditions, songer qu’un embryon de conscience collective, fédérant mécontentements et revendications, devienne possible relève d’une douce utopie alors même que cette usine textile, à l’instar de nombreuses autres, est implantée, ce qui ne peut manquer de laisser rêveur, dans la région d’où était originaire le Mahatma Gandhi.
Le travail : «La pire des maîtresses»
Voyant quelques jours plus tard le film de Fanny Tondre, j’eus la tentation de penser que le travail accompli au sein d’énormes machines de production ne se réduit pas partout à la sinistre réalité de l’exploitation des êtres humains. Dans ce chantier, donné à voir au travers d’une image noir et blanc qui donne à l’ensemble, dans une alternance de plans larges sur l’ensemble des bâtiments et de plans resserrés sur une scène ou une situation participant de l’avancée de la narration, une unité sans heurt ni rupture, on comprend que les gestes et les actions accomplis par chacun sont coordonnés en vue d’une fin unique : l’édification en commun d’une œuvre, cette cathédrale de béton, matériau dont d’une caresse gourmande sur une paroi d’une planéité parfaite, Luc Weizmann, l’architecte de ce bâtiment, souligne la «sensualité».
Extrait Quelque chose de grand, Fanny Tondre.
Selon toute vraisemblance, l’avancée d’un chantier mobilisant quelque 1 200 personnes ne se fait pas sans dissensions, frictions, discordes. Or dans le film de Fanny Tondre pas l’ombre d’un conflit et les différends qui se manifestent de temps à autre paraissent relever tout au plus d’un malentendu qui en conséquence ne demande qu’à être promptement réglé, à chaque degré de la hiérarchie, par une approche tout à la fois soucieuse d’humanité et avec force pédagogie mettant en exergue les vertus de la cohésion d’une équipe humainement soudée autour de la réalisation d’un grand œuvre. Je me prenais à songer que l’expression «capitalisme à visage humain» n’est pas dépourvue de tout fondement, que ce chantier en est l’une des plus parfaites incarnations, vaste entreprise dans laquelle on ne parle pas vraiment de «travailleurs» mais de «bâtisseurs» dont pourtant quelques-uns des prénoms mentionnés dans le film, João, Greg, Filipe ou Olivier, suffisent à indiquer à quel type de mobilité continue de contraindre la réalité du marché du travail dans l’Europe d’aujourd’hui.
Ce n’est pas sans trouble que j’eus le sentiment d’une méprise. Car les personnes filmées par Fanny Tondre sont toutes plus attachantes les unes que les autres et il serait fort mal venu de questionner ce qu’elles éprouvent à l’endroit de leur fonction respective dans l’entreprise Eiffage. Mais une remarque de la réalisatrice met la puce à l’oreille quand dans une interview elle note que «leur travail est la pire des maîtresses» avant de souligner que «quand ils rentrent chez eux, leur femme a juste envie de les foutre par la fenêtre s’ils parlent boulot». D’un coup, il me devenait évident que lorsque le «domaine public» et le «domaine privé» sont menacés d’indistinction, risquent d’empiéter l’un sur l’autre, c’est bien que la sphère du travail a gangréné tous les aspects de la vie et que s’est réalisée cette «société de travailleurs» dont parlait Hannah Arendt, soulignant que son instauration ne pouvait être confondue avec l’émancipation politique des travailleurs mais plus crûment avec «l’émancipation de l’activité de travail», soit une opération revenant à «niveler toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire de l’abondance». Si bien que s’impose cette conclusion : «L’émancipation du travail n’a pas abouti à son égalité avec les autres activités de la vita activa, mais à sa prédominance à peu près incontestée.»
Aussi ne pouvais-je me départir de l’idée que Quelque chose de grand repose en grande partie sur une vision idyllique, irénique du travail. Et quand je lus dans une critique fort élogieuse de ce film que «le travail de ces hommes, les corps qui ploient, la gestuelle des ouvriers, le ballet des grues deviennent ainsi du très beau cinéma», il me devint clair que ce ne sont pas tant les présupposés sur lesquels ce film repose qui rendraient compte de ses ambiguïtés que sa facture formelle qui répond à un acte d’esthétisation qui a pour effet de restituer cet univers où des hommes sont à la tâche dans une sorte de lissé impeccable d’où sont gommées bien des aspérités.
Chemins d’émancipation
Pour autant, assistant aux différentes séances de ce festival, je n’étais pas en quête de réalisations qui auraient eu la vertu de me conforter dans la représentation, assez sombre je le concède, des réalités qui à des degrés divers caractérisent un peu partout le monde du travail et l’«envers» qui lui est structurellement associé : le chômage. Certains films projetés lors de ce festival ne pouvaient que susciter l’enthousiasme comme par exemple Girasoles de Nicaragua, prix spécial du jury, dans lequel sa réalisatrice, Florence Jaugey, décrit de quelle façon des femmes, des prostituées, qui revendiquent hautement d’être qualifiées de «travailleuses sexuelles», construisent, en ayant une extraordinaire intelligence des situations auxquelles elles sont confrontées, leur émancipation au point d’en arriver à être reconnues par la Cour suprême du Nicaragua comme médiatrices judiciaires.
Bande annonce Maman Colonelle, Dieudo Hamadi.
Comment aussi ne pas s’attacher à la Colonelle Honorine qui, membre de la police nationale congolaise, est décrite dans son travail de protection des enfants et de lutte contre les violences sexuelles à Bukavu puis Kisangani avant d’être affectée dans une petite bourgade où, dépossédée de tout moyen, elle est bien en peine de poursuivre sa tâche ? L’auteur de Maman Colonelle, Dieudo Hamadi, qui reçut le Prix du public, a construit son film selon une dramaturgie extrêmement précise qui montre Honorine œuvrer, mue par des convictions solidement tranchées et qu’elle donne en partage aussi bien à ses subordonnées qu’aux femmes et aux enfants à qui elle vient en aide en ne cessant d’exposer, remarquable pédagogue, les motifs qui sont au fondement de son agir. Avec une ardeur jamais démentie, elle exerce selon l’un des sens premiers de ce mot, aujourd’hui bien oublié, son «autorité», son auctoritas, mot de même racine que augere, «augmenter». Elle est donc, dans son extraordinaire générosité, celle qui «augmente», celle qui «accroît». Et pour le spectateur qui la suit tout du long des péripéties et surtout des vicissitudes liées à l’exercice de ses missions, elle acquiert la stature d’un personnage de roman, c’est-à-dire d’un destin à ce point incarné qu’on a le sentiment qu’il est la porte ouverte sur un monde complet, celui qu’elle porte au jour. La Colonelle Honorine répond ainsi étroitement à la signification que Marie N’Diaye, écrivant Trois femmes puissantes, donne à ce qualificatif de «puissante» : même dans les pires revers de leur destin, elles font preuve de leur «inaltérable humanité».
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