Serge Pey, poétique passionnelle du flamenco
Par Laurine Rousselet
Serge Pey remonte le cours du temps, s’immerge au milieu de forces internes, organiques, fantastiques comme l’est son œuvre Flamenco qui agit, à son tour, sur la vie. Ce « livre de chronique et d’amour » réunit des ensembles de poèmes et de récits autour du flamenco et de la corrida dont Les Aiguiseurs de couteaux, Coplas infinies pour les hommes-taureaux du dimanche, La dialectique du compás, Photos de la voix pour cinquante Cantaors. Le flamenco, un art de vivre et, au-delà, une « foliesophie », a diffusé sa fureur passionnelle en Serge Pey dès sa naissance. Enfant de l’immigration et de l’après-guerre civile espagnole, né en 1950, il grandit au sein d’une famille ouvrière du quartier de la cité de l’Hers à Toulouse : Toulouse qui fut sa « première arène ».
Connaissance profonde des battements du cœur
Aussitôt, nous faisons avec lui l’expérience du passage dans sa Lettre à chanter / Au Señor José Martín Elizondo, son premier poète vivant qui lui apprit le Cante jondo de Federico García Lorca, son maître d’école à Fonvieille. « C’était quand même un beau nom Fonvieille : La Vieille Fontaine/ La Fontaine Vieille. » Le petit Serge a dix ans. Ce long poème, daté d’octobre 1998, a été écrit quelques jours après l’inauguration du Théâtre de la Cité à Toulouse, construit sur les ruines de l’école. Nous apprenons, entre autres, et avec émotion, que la moitié de l’effectif de la classe est composé de fils de réfugiés politiques espagnols. Martín Elizondo parlait aussi dans sa langue maternelle, et Serge Pey a fait sienne la formule magique à dire, aussi naturelle qu’inévitable A las cinco de la tarde, toute sa vie durant, car c’est dans la vérité et l’amour que le temps s’écoule pour le poète. Sa réalité passionne et fulgure la connaissance profonde des battements du cœur, jamais en reste du devoir de mémoire, et s’il est percé, c’est pour inonder autrement. L’amour du renversement n’est pas nouveau en lui. S’imprégner du poème Copla du trou est une joie :
Nommer le monde
c’est le trouer avec un trou
plus grand que le monde
Mais le monde fait des trous
pour nous voir derrière nous […]
Toute parole est un trou
où nous passons le monde
Complètement ce trou.
Trépidation du souffle
Serge Pey est pour ainsi dire le théâtre de plusieurs langues. Les Afiladors est le nom du groupe de poésie d’action flamenco, qu’il créa en mémoire de son oncle andalou Enrico, aiguiseur de couteaux, un temps, à la ville rouge, à la ville rose, selon les heures du jour. Si le poète s’exprime sur l’omission volontaire de la lettre “e” pour franciser le nom du groupe, inutile de s’étonner de lire le poème bilingue Les aiguiseurs de couteaux. Immanquablement, l’œuvre de Serge Pey révèle un autre sens de la lecture, une nouvelle traduction du réel, étant donné que la langue espagnole possède un bal de voyelles, une révolution à elle seule où les phrasés sont une trépidation du souffle, une poudrière d’instants pulvérisés. Qui a déjà vu et entendu Serge se fie aux pieds comme un fondement de la pensée par le zapateado. Quant au jaleo, le fait est qu’il prouve aussi son existence, en l’accompagnant. Le poète ne dira-t-il pas lui-même : « C’est dans le rite des voyelles prononcées en même temps que j’ai organisé le mystère de la corrida entre le taureau Bailador et le torero Joselito. »
À Carmen Gómez “La Joselito”
À cette époque, Serge Pey rencontre Juan Jimena, grand danseur de flamenco, longtemps initié par La Joselito, de son vrai nom Carmen Gómez (1906‑1998), maître à l’âge d’or du flamenco. Et voilà que nous entrons dans le cœur absolu de l’imaginaire du poète. Coplas infinies pour les hommes-taureaux du dimanche, situées dans la prison de Carabanchel, à Madrid, qui est le chapitre le plus long de l’ouvrage, une centaine de pages, conduit ou matérialise la puissance du mythe. Parmi les dédicaces, retenons la suivante : « À Carmen Gómez “La Joselito” accompagnée maintenant par les palmas du silence pour que son zapateado devienne celui de notre sang. »
La première série de textes fut une commande de Jean-Pierre Armand, directeur du Cornet à dés, sur La Joselito. Le poète rencontre d’abord Carmen Gómez « déesse, sorcière et démiurge » dans la casa de Pedro Soler, célèbre guitariste flamenco, à Toulouse, ville dans laquelle la « Voleuse de pas » était venue s’installer au début des années 1980. Carmen Gómez aurait dû s’appeler La Joselita, comme une femme le doit : le nom se féminisant avec un “a”. Or, elle a porté un nom masculin terminé par un “o”. De sa vie, Serge Pey dégage donc un mythe remarquable sur la fondation de son nom.
La postface lumineuse, qui est un entretien avec Ramiro Oviedo, en date de janvier 1999, nous livre : « Tout nom réalisé est une poétique du monde […] Cette enfant, qui s’appelle Carmen, reçoit en héritage le nom prestigieux d’un mythe, celui d’un des plus grands toreros de l’histoire, El Joselito, comme si elle était sa fille, ou sa fiancée secrète, ou son épouse dans la mort adoubée comme une chevalière. »
Le coq et le taureau
Puis Serge active plus fantastiquement encore le secret de sa découverte. C’est que José Gómez Ortega (1895–1920) dit Joselito ou El Gallo (le Coq) fut tué par le toro Bailador appelé danseur. Alors seulement le poète voit dans le taureau le troisième signe de la Trinité : celui qui accorde l’éclairage de La Joselito sur l’échange du nom, « dès toujours, pour jamais », comme disait Rimbaud.
CXVII
– Nom ? – Carmen Gómez La Joselito.
– Propriété ? – Barcelone.
– Âge ? – Trois mots dans le temps.
– Profession ? – Danseuse.
– Nom ? – Joselito.
– Propriété ? – Fils de Gitan et de coq.
– Âge ? – Cinq mots dans le temps.
– Quand êtes-vous mort ?
– En dimanche et en mois de mai à Talavera.
– Nom ? – Bailador.
– Propriété ? – Ortega.
– Âge ? – Sept mots dans le temps.
– Pourquoi avez-vous tué Joselito el Gallo à Talavera ?
D’autres chapitres suivent, notamment ceux du compás : un schéma rythmique différenciant chaque style de chant flamenco, du Photos de la voix pour cinquante cantaors. Inscrivons les merveilleux premiers vers de la « matrice d’improvisation pour cante jondo » sur Manuel Torre :
La peur a peur
des choses provisoires
La peur a une mère
qui ne sait pas son nom
La peur chante contre
la dictature des tourterelles
Ébullition métaphysique ancrée dans le quotidien
Dans ce splendide ouvrage, des dizaines de noms de célébrités artistiques, rencontrées et lues, surgissent : Salvador Paterna, Antonio Ruiz, Rafael Alberti, etc. Et puis, il y en a d’autres, tout aussi explicites sur la manifestation de vie du cœur du poète : entre agencements et édifications qui ont enfanté son besoin de vie créatrice. Mentionnons donc la présence de sa tante María, matelassière, dans les cours de Toulouse.
Serge Pey a réussi depuis longtemps la difficile opération de rendre organique, amoureuse, son ébullition métaphysique ancrée dans le quotidien. Le chapitre La dialectique du compás livre ainsi le flamenco aux objets banals qui enveloppent la vie de La Joselito. Le poème Soleá à mes semanales d’or est à lire simplement et physiquement. Serge Pey sait qu’il frappe des pieds, qu’il tape des mains, qu’il grave l’inconnu sur ses bâtons, qu’il chante la voix des morts, celle qui nous masque l’abandon, le danger, le secret de se laisser tomber nu ou accouplé dans la vie. Il y a des œuvres qui rappellent que l’Air ensemence, que le Feu renoue avec les voix souterraines, que l’Eau prévoit le trésor de la perte. De cette façon, relevant de l’élément Terre, écrire aimante la beauté, et cela pour TOUS. Serge Pey bâtit autant qu’il s’oublie. Il nous apparaît tel un rai de lumière qui annonce silence ou cri qu’un rocher a détachés de cette initiale lumière.
Flamenco. Les souliers de La Joselito, de Serge Pey, éd. Dernier Télégramme / Les Fondeurs de Briques, 368 p., 22 €
Serge Pey a reçu le 6 novembre 2017, le prix Guillaume Apollinaire (équivalent du prix Goncourt en poésie) pour son ouvrage Flamenco.
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