Paysage avec bassine. Une autre lutte est-elle possible ?

Notes graphiques d’un paysagiste : une réserve de substitution et ses mesures d’accompagnement.

Être paysagiste et chercheur au contact des agriculteurs irrigants, est-ce cautionner un système agroalimentaire de profit et de pollution ? Ou une chance de poser les jalons d’une transition agroécologique avec un collectif large et diversifié ? Chronique d’un chercheur impliqué.

Par Alexis Pernet

Comment écrire sur les bassines sans ajouter au bruit et à la fureur ? En pensant à un objet voisin, le château d’eau, je puise dans un livre de Jean-Yves Jouannais cette ouverture apaisante : 

«Depuis notre enfance, au fil des nationales de nos vacances, comme cent et cent balises sur les trajets qui menaient aux plages comme aux montagnes, nous avons tous vu et regardé, nommé les châteaux d’eau. Il n’existe pas de silhouettes plus familières auxquelles nous nous soyons accoutumés avec plus d’aisance. Tous nos paysages étaient avec châteaux d’eau. Le paysage, c’est le château d’eau. »

Jean-Yves Jouannais, Prolégomènes à tout château d’eau, Inventaire invention éditions, 2001.

Tous nos paysages étaient avec châteaux d’eau. Tous nos paysages seront-ils bientôt avec bassines ? Ce nouvel objet hydraulique et paysager occupe une place importante, depuis le début des années 2020, dans le débat public, concentrant sur lui l’opprobre d’un mouvement alternatif, écologique et anticapitaliste qui en a fait le symbole controversé de l’agrobusiness, accusé à lui-seul d’assécher les sols, les nappes et les rivières et de contribuer au dérèglement des écosystèmes. Ce mouvement antibassine, aujourd’hui puissant et très relayé médiatiquement n’applique pas sa vindicte avec la même fougue sur des objets voisins pourtant tout aussi porteurs d’ambiguïtés comme les équipements de l’industrie agroalimentaire, les installations portuaires (avec les plateformes d’importation d’engrais azotés de synthèse, véritables bombes climatiques), les réseaux de production et de commercialisation de pesticides.

La bassine, en revanche, est l’objet focal d’un opprobre qui a rallié des collectifs multiples et instantanément unanimes, alors que la connaissance directe des dossiers et des ouvrages est le lot d’un très petit nombre d’acteurs environnementaux et agricoles. Les appels médiatiques se multiplient, à la « prise de la bassine », à leur démantèlement. « Pas une bassine de plus » ne doit exister à la surface des plaines. Les jours de manifestation, des trophées sont brandis sous l’œil des caméras : canalisations arrachées, extirpées du sol, pompes découpées à la meuleuse, tandis que fusent autour lacrymogènes et grenades de désencerclement. Une génération activiste semble faire ses armes dans les champs, sans égard vis-à-vis d’une population agricole qui, les jours de manifestation, est appelée à rester à l’abri des fermes, à ne pas exercer elle-même de tentative de résistance. Étranges scènes que celles qui se déroulent désormais à l’automne et au printemps dans le Poitou, dans les parages des chantiers de construction des réserves de substitution. La furia passée, les chantiers reprennent, sous haute surveillance1. N’existe-t-il pas d’autres manières d’infléchir le cours des choses ?

Irriguer dans un contexte d’incertitude climatique

Sans bassine, ou plutôt sans la fonction de « substitution » qui est cœur de son fonctionnement, c’est bien au cœur des nappes phréatiques que continuerait d’être puisée l’eau qui irrigue les cultures, en saison sèche, en fonction des arrêtés administratifs encadrant les prélèvements. Une eau incolore et indolore en quelque sorte, puisqu’elle appartient alors à l’épaisseur du substrat géologique poreux, au gré des fluctuations de niveau de nappe, dans une moindre prévisibilité pour les usagers. On comprend alors combien la mesure de ces niveaux souterrains, tout autant que des débits aériens, est au cœur de toutes les attentions. Cette mesure est dépendante de toute une métrologie complexe, déployée à travers un vaste réseau de données dont l’administration est garante (mais pas toujours productrice – voir la plateforme du Système d’information sur l’eau du Marais poitevin). Retenons ceci : avec tous ses défauts, sa lourdeur, son apparence trapue au-dessus des plaines céréalières, la bassine possède au moins un mérite : elle rend visible la ressource en eau qui est mobilisable, une année donnée, pour les cultures et permet donc de sécuriser son utilisation. Les ouvrages aujourd’hui conçus sont dimensionnés pour en contenir de 100 000 à 800 000 mètres cube, parfois plus, en général pour des utilisateurs multiples (de l’ordre d’une dizaine de fermes). Contenue dans les bâches noires, enfermée dans les quatre digues qui en marquent le pourtour, et même peu visible du public, cette quantité existe en tant que telle, limitée, partagée, attribuée, comptée et payée. Les conditions de remplissage sont strictement encadrées à l’intérieur d’un système de gouvernance collective, peut-être le plus complexe et abouti en France, installé suite aux mobilisations environnementales dans le Marais poitevin du cours des années 19902.

Site de la réserve de Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres, avant le chantier. Silo, future réserve et fossé de remembrement s’articulent autour d’une ancienne voie romaine.

Mais l’objet inquiète et hypnotise. À défaut de pouvoir y accéder, les militants les surveillent depuis longtemps par la voie aérienne, ULM d’abord, puis drones, qui ramènent les images des chantiers de décapage et d’érection des digues, dans un environnement transformé par les engins de chantier. S’y infiltrant, ils vont y puiser des échantillons d’eau capable de fournir des analyses de cyanobactéries, dont le risque est brandi dans le réquisitoire avant même tout retour de long terme. Chaque étude de mesure des impacts sur les niveaux d’eau environnants est contestée, aucune modélisation de nappe ne réussissant le test de transparence et d’obéissance qui conviendrait. Les assecs provoqués ou aggravés par le dérèglement climatique sont là, et pour longtemps désormais. Les bassines émergent peu à peu, démarrent leur existence dans ce climat de controverse, de peurs multiples et d’anathèmes. Pourra-t-on les remplir chaque année ? S’il semble que non, tout le désaveu pèse sur leurs utilisateurs. Peu importent les mesures de solidarité qu’ils déploient dans les conditions difficiles des années sèches. Ils sont, aux yeux de leurs détracteurs, des accapareurs, des profiteurs, des voleurs, et en regard de l’enjeu climatique, des mal-adaptés… il ne fait pas bon cultiver avec l’eau au cours des années 2020. Mais que veut même dire le terme d’irrigant, quand l’un est membre d’une structure familiale pratiquant l’élevage de race bovine locale en marais et produisant des cultures de vente en bio, quand un autre est le dirigeant de plusieurs sociétés exploitant plus de mille hectares de monocultures conventionnelles ? Nombre d’entre eux se revendiquent d’un modèle de polyculture-élevage sur des bases qui ne peuvent être ni assimilées à l’agriculture paysanne, ni à l’agro-industrie, l’irrigation apportant un facteur de sécurité dans les affouragements, ainsi que des cultures de vente qui complémentent des revenus fragiles ou incertains. En dépend aussi l’installation d’un associé, ou de meilleures conditions de transmission d’exploitation.

Atelier paysage à Sainte-Soline, décembre 2019. L’hydrogéologue et l’agriculteur, regard sur une future réserve.

Un bassin versant dans l’ombre du littoral charentais

Alors nos paysages avec bassines, que sont-ils ? Et où sont-ils ? Les automobilistes qui filent à vive allure entre Niort et La Rochelle, peut-être pressés de rejoindre un Eden insulaire ou les arcades commerciales de la ville blanche, savent-ils que c’est spécifiquement le bassin versant du Marais poitevin qu’ils traversent par la Nationale 11 avant d’aborder la zone littorale ? Certes, des panneaux évoquent bien quelques promenades en barque, dans des conches bordées de frênes têtards archétypiques, archi-typiques. Mais ces plaines étendues, sans relief prononcé, sans trop de haies, ces quelques fonds plus humides que la route enjambe, indifférente : comment penser que ce territoire sans histoire ni grâce puisse concentrer à lui-seul autant d’enjeux ? Ce sont pourtant ces plaines, au nord et au sud de la zone humide principale, baignée par la Sèvre niortaise, qui ont connu les premières implantations de réserves de substitution. Cela s’est d’abord produit en Vendée, sous l’impulsion d’un syndicat mixte de travaux hydraulique agissant sur le bassin de la Vendée et de l’Autize, et dont le résultat se lit parfaitement aujourd’hui depuis l’axe autoroutier entre Niort et Fontenay-le-Comte. Des bassines publiques en quelque sorte, publiques sans le dire : le syndicat ne communique pas, les accès demeurent fermés, seuls des panneaux de financeurs publics permettent à un visiteur éventuel de se faire une idée des partenariats techniques et politiques qui président à leur construction.

Les ouvrages du bord de N11, dans le secteur de Cram-Chaban (Charente-Maritime) sont plus troubles : construits par un groupement syndical d’irrigants, ils n’ont jamais franchi l’ensemble des étapes d’une bonne inscription dans le système de régulation de l’eau du Marais poitevin. Ils font régulièrement l’objet de recours juridiques et semblent se destiner à constituer l’un des tout premiers paysages de ruines de bassines, au fond d’un système de champs ouverts et d’arroseurs (plusieurs options se présenteraient dans un tel cas : reboucher les trous, le volume de matière des digues correspondant à ce qui a été excavé pour contenir l’eau ; laisser se développer la végétation sur et dans les digues, de manière à créer un boisement de plaine permettant de démarrer un maillage écologique ; y expérimenter des modes hybrides d’étanchéification…).

Les réserves deux-sévriennes, sur le bassin versant de la Sèvre niortaise, de la Courance et du Mignon, sont désormais en cours de construction, après un début chaotique, qui a concentré toute la vindicte des groupes militants. Comme s’il fallait endiguer un nouveau flot, c’est ce programme qui concentre aujourd’hui le plus de critiques et d’énergie contraire. Il s’agit pourtant, et paradoxalement, aux yeux des spécialistes des projets d’irrigation collective, du mieux étudié, de celui qui a fait l’objet des engagements les plus avancés de la part des utilisateurs, dans une logique de compromis territorial – la complexité de paramétrage laissant toujours prise à la controverse. Le paysage deux-sévrien porte lui-même l’héritage d’une culture bocagère qui, même imparfaitement répartie, imprègne assez fortement l’ensemble des agriculteurs. Ceux-ci ont entrepris l’élaboration de ce programme de substitution après une crise aiguë, survenue en 2005, lorsque le réseau d’alimentation en eau potable du Niortais est passé à trois heures d’une banqueroute complète. S’opère alors le véritable point de bascule d’une gestion par arrêtés sécheresse beaucoup plus contraignante pour les acteurs du territoire, mais débouchant pour les agriculteurs sur la volonté de substituer les prélèvements les plus impactants. La culture collaborative et coopérative du territoire se lit dans le projet, porté par une société coopérative de l’eau d’environ 300 coopérateurs, fondée pour palier le refus des collectivités d’engager la création d’une structure publique porteuse du réseau d’ouvrages.

Chercheur impliqué, les ateliers paysage du protocole deux-sévrien

Le 18 décembre 2018, après une année marquée par les premières manifestations d’ampleur en Deux-Sèvres est signé le Protocole d’accord pour une agriculture durable, qui encadrera les engagements environnementaux des agriculteurs en parallèle de la construction des réserves. Pour accompagner ce processus, l’État s’appuie sur la participation des principales associations environnementales locales (dont l’historique Coordination pour la défense du Marais poitevin et Deux-Sèvres Nature environnement). Sa gouvernance prévoit l’installation d’un Comité scientifique et technique (CST), que j’ai rejoint comme paysagiste, issu de la recherche publique (aux côtés de nombreux autres organismes, souvent liés aux organisations professionnelles agricoles). Ce comité a été amené à préciser, dès le départ, les modalités d’application d’un protocole aux contours encore très larges au moment de sa signature, mais validant de fait l’installation progressive des réserves. 

Atelier paysage à Saint-Sauvant, le 11 décembre 2019, lecture de paysage au bord d’un site de réserve.

Il me semble important que quelques lignes puissent être consacrées à tirer un bilan de cette participation, car elle apparaît parfois comme très inopportune dans ce climat d’opprobre entretenu par de nombreuses communautés (et dont participent aussi des scientifiques pas toujours soucieux du détail régional). Être paysagiste et chercheur au contact de ce monde des irrigants, est-ce cautionner brusquement un système agroalimentaire de profit et de pollution ? N’est-ce pas plutôt une chance de construire un contact durable avec un collectif à la fois large et diversifié ? J’ai estimé, à la suite de mes travaux sur la projection et la médiation paysagère, et sur la base d’une expérience de vie au contact de ce milieu géographique et humain3, qu’il y avait là comme une opportunité à saisir, à rebours de certaines représentations, et en dépit du grand inconfort de la situation locale.

Dans un premier temps, il n’a d’ailleurs pas été question de rencontrer les protagonistes du projet. La composition du CST ne prévoyait pas la représentation directe des agriculteurs concernés. Les réunions à huis clos se déroulaient dans une salle aveugle de la Préfecture, seule la Chambre d’agriculture assurant la liaison des recommandations et des décisions de l’instance auprès des principaux intéressés. Nourri d’une approche fondée sur la médiation par le paysage, pourquoi se priver de mobiliser une interface directe, capable de plus de briser les carcans relationnels imposés par les habitus administratifs ? J’ai porté l’idée d’organiser sur le terrain des ateliers pour aider à structurer des propositions viables sur le paysage et la biodiversité. C’est ainsi que se sont tenus, de l’été 2019 à décembre 2020, les cinq premiers ateliers paysage du Protocole d’accord pour une agriculture durable. Des sorties de terrain ont été organisées sur le site des futures réserves, précédées d’échanges sur des supports cartographiques, en présence des utilisateurs, des élus locaux, des techniciens et ingénieurs de structures d’appui à l’agriculture ou à la gestion des cours d’eau.

Si le protocole ne prévoyait pas de retoucher au dessin général des réserves, c’est d’abord un travail de fond des paysagistes du Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement des Deux-Sèvres et du Parc naturel régional du Marais poitevin qui a permis de renforcer des mesures d’intégration dans des périmètres élargis par rapport aux abords directs initialement visés. Nous leur devons la refonte complète du dessin du local technique, qui arbore désormais un système de casquette métallique à pan unique, un bardage en bois en lieu et place du modèle architectural original, triste et banal. Nous leur devons aussi, cruelle ironie, l’abandon de la lourde clôture de zone d’activité au profit d’un modèle agricole plus transparent, qui n’impose pas la même distance à l’ouvrage. Les paysagistes ont aussi proposé un renfort conséquent des maillages arborés dans les environs, en fonction des lignes de force ou de faiblesse du grand paysage. Ce programme a été bien adopté et respecté par les agriculteurs (les initiés des logiques d’aménagement savent combien ces prescriptions sont en général lettre morte).

Adossé au boisement, le site de la future réserve de Saint-Sauvant dans la Vienne.

Les ateliers devaient permettre d’amplifier cet élan, en passant par l’appréhension du paysage, au-delà de mesures ponctuelles, supposant une animation et une intelligence collective à trouver pour mettre en cohérence des actions à plus grande échelle. Des échanges de terrain surgissent souvent des lignes d’accord fondées sur des observations directement partagées, quand la formulation générique de dispositifs institutionnalisés paraît parfois parfaitement absconse ou rebutante. Les agriculteurs furent, au-delà d’une nécessaire étape de « brise-glace », immédiatement intéressés à participer à cette médiation par le paysage. Nombre de principes d’action sont nées d’échanges de bord de champ : reconvertir des parcelles labourées en fond de vallée en prairie pour améliorer la rétention d’eau et regagner en diversité biologique ; introduire l’agroforesterie pour restructurer des parcelles de bord de marais ; redonner à des linéaires de haies surtaillés une épaisseur et un gabarit capable d’en assurer une meilleure longévité et productivité ; border des zones de « gouffres » de zones tampon filtrant les écoulements et révélant mieux ces formes de dolines spécifiques des plateaux poitevins ; et pourquoi pas, abandonner quelques plantations prévues autour des réserves pour mieux laisser poindre, dans le grand paysage, leur silhouette ?

Sur le plateau de Saint-Sauvant dans la Vienne, lecture des écoulements, face à un gouffre (effondrement naturel dans la roche calcaire).

En 2020 le Covid interrompt brutalement ce processus d’ateliers. L’animateur de la Chambre d’agriculture, trop isolé, est écrasé du poids des demandes des différents engagements du protocole, des diagnostics, des bases de données à établir, dans un climat de défiance croissant alimenté par le travail de sape, au sein même des associations signataires, par les opposants « durs ». En témoignent des images de procès de rue durant lesquels les noms et visages de responsables associatifs signataires du Protocole ont été livrés à la vindicte des manifestants. Ces stratégies, discrètes ou manifestes, ont conduit certains à des formes d’effondrement physiques et psychiques. En regard de cette stratégie de la peur, les agriculteurs ont semblé massivement réticents à appliquer des mesures volontaristes de réduction des pesticides, malgré des engagements collectifs ambitieux4. Quels signaux reçoivent-ils de leur environnement économique, notamment des groupes coopératifs ? La méthode – inaugurale – du protocole était-elle la bonne ? Le contexte national n’aide pas, avec un gouvernement qui acte en 2020 le retour des néonicotinoïdes sur les cultures betteravières, en dépit de toute la littérature scientifique existant sur le sujet. Et quant aux élus locaux, le silence et la peur s’installent. Tenir au Protocole, désormais, c’est être isolé, comme un pari un peu fou mais dont on sait qu’il ne sera jamais tenu intégralement… et dont personne ne souhaite assumer les immanquables faiblesses.

Notes graphiques : vers une deuxième génération de réserves ?

Les paysages épongent

Je n’ai jamais dessiné ni conçu un seul de ces projets de réserve, mais j’ai souvent redessiné, dans mes cahiers, ce qui pourrait constituer une évolution significative du modèle générique de la réserve de substitution. La surface d’eau partiellement mise à l’abri par une couverture photovoltaïque, j’ai affirmé qu’un accès partiel des talus devait être réservé pour le grand public, de manière à ce que chacun puisse prendre la mesure du rythme de remplissage et de vidange de l’ouvrage. La douzaine de mètres d’altitude gagnée au-dessus du sol permettrait de lire, dans le paysage environnant, le déploiement de mesures agroécologiques : parcelles redivisées et cultures diversifiées, haies ou linéaires d’arbres plantés, compositions éventuelles jouant avec les lignes du relief ou des éléments de topographie (les arbres sont proscrits des réserves pour des raisons géotechniques). Tout autour, à l’échelle des multiples compartiments hydrographiques du bassin versant, chaque centimètre carré de sol devrait être désormais considéré comme partie intégrante d’un impluvium gigantesque destiné à nourrir l’aquifère en période de pluie. C’est tout le paysage qui est ainsi amené à jouer le rôle actif d’éponge, retrouvant un statut fonctionnel en lieu et place du rôle de décor qu’on lui a longtemps assigné. De ce fait, retenir l’eau dans les sols devrait être un objectif désormais facile à partager avec les agriculteurs ayant connu cette expérience, difficile et traumatisante, de la construction des réserves. L’intuition qui me guide désormais, c’est que la controverse des réserves a contribué à installer chez les agriculteurs concernés une culture collective de la gestion de l’eau qui, en dehors des secteurs de marais ou d’associations locales d’irrigation, n’existait pas à cette échelle dans le tissu rural. Sur cette base, et une fois des cadres de travail communs institués, toutes les aventures sont possibles, y compris menant et passant par l’agroécologie. C’est cette hypothèse que je m’apprête à instruire dans le cadre d’une recherche de plus long terme menée sur la Zone atelier Plaine & Val de Sèvre.

La charge de l’opprobre qui s’exerce aujourd’hui à l’encontre des bassines me semble pouvoir être dépassée par l’affirmation de cette culture commune de la gestion de l’eau. La condition, c’est de la sceller durablement. C’est un paradoxe difficile à appréhender, mais la construction et la maintenance d’infrastructures hydrauliques (infiltration, stockage, distribution), correctement territorialisées, y contribuera. Si lutter contre les bassines comme symbole reste la ligne conductrice, des années durant, du mouvement écologiste et alternatif, les conséquences en seront le remparement accentué des organisations agricoles, déjà si dramatiquement coupées d’interactions avec la diversité des aventuriers de la transition. Mais agir pour l’agroécologie depuis les bassines mêmes, en tant que composantes d’un système, sur la base de compromis et de portages politiques locaux courageux, n’est-ce pas une autre voie de lutte pour tourner la page de la révolution verte et de son cortège de nuisances, en y associant des formes utiles à tous de relocalisation et de transition alimentaire ? Nous pourrions être nombreux à pouvoir affirmer et réaliser alors, que le paysage, c’est la bassine.

Notes graphiques : les paysages épongent, ralentir le cycle de l’eau à l’échelle territoriale ?


1. C’est sous cet angle de la surveillance des ouvrages que le New York Times a finalement relaté la controverse, quelques jours après la manifestation de Sainte-Soline : « French Police Guard Water as Seasonal Drought Intensifies », par Catherine Porter, publication le 27 novembre 2022.

2. La France a été condamnée en 1999 par la Cour de justice européenne pour ses manquements dans la protection de la zone humide du Marais poitevin. La création en 2010 de l’Établissement public du Marais poitevin comme lieu de coordination générale des politiques liées à l’eau en constitue l’une des conséquences marquantes.

3. Pour les prémices de ces rencontres, voir Alexis Pernet et Clémence Bardaine, Un paysage du renversement, des agriculteurs à l’école du sol, Les éditions du commun, coll. Culture des précédents, 2019, ainsi que L’Actualité Nouvelle-Aquitaine n° 117, « Le chemin de l’esperado », p. 116–119.

4. Ces mesures ont principalement été portées par Vincent Bretagnolle, chercheur au Centre d’études biologique de Chizé. Nous avons été tous deux les représentants les plus assidus de la recherche publique tout au long des quinze premières réunions du CST, de 2019 à 2022. J’en ai démissionné en mars 2022, atterré du fossé entre les immenses moyens sécuritaires déployés par l’État et le peu d’égards accordé aux dispositifs effectifs de médiation.

Alexis Pernet est paysagiste, géographe et chercheur à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles et au Centre d’études biologique de Chizé, équipe Résilience (CNRS – La Rochelle Université – UMR 7372), membre du comité de rédaction des Carnets du paysage. Il vit dans le Marais poitevin. Parmi ses publications : Le grand paysage en projet (MétisPresses, 2014), Au fil du trait, carnet d’un arpenteur (Parenthèses, 2021), Un précis d’incision. Le jardin de Gilles Clément à la Vallée (Atlantique & L’Escampette, 2021).

2 Comments

  1. Les compromis et l’intelligence collective que vous proposez sont louables et ce serait en effet l’idéal, mais sont-il encore envisageables à l’heure des constats terrifiants du GIEC et de l’IPBS qui poussent à des solutions bien plus radicales de transformations et surtout bien plus rapides que les constructions concertées dont vous parlez ? Avons-nous encore le temps d’entreprendre ces compromis qui auraient dûs être mis en place et encouragés par nos politiques agricoles et urbanistiques 30 ans auparavant minimum ? Les comités de pilotages et les concertations existent depuis de nombreuses années, seulement dans un système où l’économie est souvent prioritaire face à la préservation et à l’écologie, les résultats sont souvent amères et peu satisfaisants. Les opposants aux bassines dénoncent aussi et surtout le modèle de l’agro-industrie et ses dérives (Pollutions nombreuses, accaparement des terres, destruction de la vie des sols, des habitats etc.). Ce modèle et les problématiques qui en découlent tant sur le plan social (vie des paysans et paysannes) que sur le plan écologique, sévit depuis des décennies et continue de sévir de manière là aussi dramatique dans les campagnes, d’autant plus avec la nouvelle PAC. Avons-nous encore le temps de faire ce qui aurait du être fait avant ? Lorsque vous lisez les rapports du GIEC dont le dernier volet vient de sortir, la question se pose : est-il encore l’heure des compromis ? Ces mêmes compromis qui ne garantissent absolument pas une réelle mise en oeuvre par tous les acteurs des territoires et donc des résultats satisfaisants. Avons-nous encore le temps de “tester” des bassins de rétention “alternatifs” face à l’absence de garanties et qui plus est, face à l’incertitude de l’évolution des climats et à l’impossible maîtrise des humains sur leurs milieux naturels ? “Le Paysage, c’est les bassines”. Ce qui est certain c’est que le paysage c’est majoritairement et implacablement les humains à ce jour et nous en payons les frais. Et si le paysage c’était d’avantage les autres vivants non-humains qui partagent avec nous cette planète ? Et si le paysage c’était d’accepter sa non maîtrise justement ? Je laisse ça là.

  2. je vous invite à découvrir ce document téléchargeable sur Internet ( Comprendre les cycles hydrologiques et cultiver l’eau – pour restaurer la fécondité des sols et prendre soin du climat).
    Il apporte les connaissances nécessaires pour résoudre les problèmes que nos avons créé. Ce sont des solutions basées sur la nature. Avec ces connaissance, nous pourrons nous passer de ces ouvrages bassines. la méconnaissance du fonctionnement de la nature, de la vie des sols, du végétal est le résultat de toute cette recherche de technologie qui n’est qu’une réponse à cours terme des problèmes que nous avons créés. A nous de les résoudre en comprenant déjà le fonctionnement de la nature.
    Comprendre pourquoi actuellement nous ne réussissons pas à recharger les nappes correctement est déjà le BA BA.
    Restant disponible pour en discuter.

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