Patrick Blandin — Construire la maison commune
Esquisse d’une nouvelle éthique : nos actions doivent prendre en considération la primauté de la sauvegarde du potentiel évolutif de la nature.
Patrick Blandin
L’Actualité Poitou-Charentes n° 63 janvier 2004
Nous sommes encore imprégnés du concept d’équilibre de la nature. Cette notion, aux origines religieuses et scientifiques, se traduisait chez un naturaliste comme Linné par le sentiment que chaque espèce créée joue son rôle dans l’harmonieuse «économie de la nature». Au début du XXe siècle, alors qu’un mouvement international se développait en faveur de la protection de la nature, l’écologie scientifique commençante vint appuyer l’idée que les milieux naturels sont en équilibre durable ou s’en rapprochent progressivement. On se préoccupait donc de préserver une balance of nature (comme disaient les anglophones) que les actions humaines perturberaient. Prévalait en même temps l’idée d’une nature vierge, régie par ses propres lois. Dans les années 1950, la notion d’écosystème fut associée à une approche cybernétique, renforcée par la thermodynamique. Il en découlait l’idée que la nature est formée de systèmes ouverts, maintenus en équilibre par un flux d’énergie qu’ils captent puis rejettent après utilisation et transformation. Dans les années 1960–1970, a été en outre forgée l’hypothèse que le maintien de ces équilibres dépendrait de la diversité des espèces composant les écosystèmes.
Toute cette batterie conceptuelle a nourri le substrat idéologique de la conservation de la nature.
Quelle valeur accordons-nous à la nature ?
À partir des années 1960, les inquiétudes sur le devenir de la planète se sont répandues avec l’émergence des mouvements écologistes. S’est alors posée la question de rendre compatibles «l’écologie» et «l’économie», question qui a conduit à celle de la valeur que nous accordons à la nature.
Peut-on parler d’une «valeur d’utilité» ? De fait, on sait par exemple que les zones humides jouent le rôle de filtres, que les forêts tropicales recèlent d’immenses ressources pharmacologiques, que le couvert végétal prévient l’érosion… Au-delà, nous pourrions considérer la «valeur d’épanouissement» de la nature : elle est source d’émotion, de contemplation, d’inspiration artistique, de spiritualité. Mais ces deux ordres de valeur découlent d’une vision anthropocentrée. Or les entités naturelles n’auraient-elles pas une valeur intrinsèque, du seul fait qu’elles vivent et que tout être tend à la perpétuation de son espèce ? Du fait aussi de leur contribution à l’évolution ? Par sa diversité, en effet, le vivant a la possibilité d’évoluer. Mais cette idée de valeur intrinsèque peut nourrir certaines formes d’intégrisme : au mieux en fondant une sacralisation de la nature, au pire en conduisant à prôner que l’homme pourrait disparaître sans regret, laissant toute la place à la nature.
Le vivant se conserve par le changement
Aujourd’hui, les sciences de la nature tiennent ce nouveau discours : la planète est changeante, la vie change la planète, et le vivant se conserve par le changement. Pourtant, la propriété fondamentale du vivant est de se reproduire à l’identique. Paradoxe : s’il n’y avait pas d’erreurs, sources de diversité, dans les processus de la reproduction, il n’y aurait pas de vivants. La vie est durable parce qu’elle est diverse. A priori, la conservation de la diversité est donc la condition essentielle d’une évolution durable. La diversité biologique, ou «biodiversité», mérite ainsi d’être valorisée pour une double raison, parce qu’elle est à la fois héritage et promesse d’évolution.
Nous pouvons dès lors esquisser une nouvelle éthique. Pour protéger la biodiversité, afin de garantir au mieux les possibilités d’évolution, il faut construire un projet convivial avec l’ensemble de la nature, au sein de ce qui devient véritablement la maison commune des vivants. Il faut alors donner un sens bien plus large à la domestication : il ne s’agit plus de forcer la nature à se plier à des normes, culturelles donc transitoires, mais d’organiser la coexistence des humains et de la nature, vue non comme une prestataire de services mais comme compagne d’évolution. L’éthique s’appuierait alors sur le principe fondateur suivant : nos actions doivent prendre en considération la primauté de la sauvegarde du potentiel évolutif de la nature. Peut-être est-ce là un principe clé pour le développement durable.
Agir en pleine conscience
À chaque instant, nous agissons sur la biodiversité, nous la modifions, sans pouvoir prédire les pertes en potentiel d’évolution que nous provoquerions. Nous agissons dans l’incertitude en prenant le risque de l’échec. L’essentiel est donc d’agir en pleine conscience. Evoquer alors notre «responsabilité», dans l’absolu, pose une chape culpabilisante sur chacun de nous. Or nous sommes en dynamique : parlons plutôt de responsabilisation. Un nouveau regard sur la nature pourrait ainsi émerger : elle ne serait plus un trésor érodé, ni une déesse à qui on réserverait des espaces sacrés, mais une compagne d’aventure, choisie, désirée par les sociétés dans le cadre des projets qu’elles construisent. Mais alors, à tout moment, les humains, progressant en responsabilité, devront se rendre capables d’expliciter leurs choix, afin que ceux qui les suivent leur rendent justice.
Patrick Blandin est professeur émérite du Muséum national d’histoire naturelle. Il a été le premier directeur de la grande galerie de l’évolution du muséum et a dirigé le laboratoire d’entomologie.
Extrait du dossier de L’Actualité Poitou-Charentes réalisé par Anh-Gaëlle Truong à l’occasion du séminaire sur les enjeux du développement durable organisé par l’Espace Mendès France et l’Institut des risques industriels, assurantiels et financiers (Iriaf, université de Poitiers) en 2003 et 2004.
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