Mille et un lieux
Par Stéphane Weiss
Les fronts de l’Atlantique ne se sont pas limités aux seules emprises des réduits allemands et à celles des positions françaises. Côté français, ces fronts ont en effet drainé un vaste hinterland : l’ensemble des départements où troupes, matériels et approvisionnements ont circulé, tantôt en direction du front (renforts et flux d’apports logistiques…), tantôt en sens inverse (blessés et malades, départs d’unités…).
Cet ensemble, initialement cantonné aux seuls départements jouxtant les poches, n’a eu de cesse de s’élargir au fil des mois. Après la création du commandement des Forces françaises de l’Ouest (FFO) en octobre 1944, la majorité des flux liés aux fronts du Médoc et de la Charente-Maritime s’est inscrite au sein des régions de Poitiers, Bordeaux, Limoges, Angers, Toulouse et Montpellier, à l’image de l’axe logistique Sète-Toulouse-Angoulême alloué aux FFO. Au printemps 1945, les apports en troupes et en matériel ont débordé sur la quasi-totalité du territoire national, qu’il s’agisse de renforts venus de Lorraine ou du Var ou de matériel livré depuis Marseille ou Le Mans. Même la Corse a été concernée, avec l’envoi du personnel et du matériel de plusieurs batteries de canonniers marins. Certains de ces flux se sont concentrés autour de sites industriels, tels que la fonderie de Ruelle, la manufacture d’armes de Châtellerault et l’usine Hispano-Suiza de Saintes.
Implantation des unités
À leur arrivée aux abords des poches allemandes, les unités FFI ont réparti leurs détachements jusqu’à vingt à trente kilomètres des avant-postes, en raison de la nécessité d’interdire à l’ennemi l’accès aux villes de l’arrière-front et en raison de l’absence initiale d’organisation logistique. Celle-ci a conduit les formations françaises à vivre sur le pays : il en a résulté un étalement géographique, optimisant les possibilités de prospections de ressources alimentaires et évitant une saturation des lieux de cantonnement. Citons quelques exemples. Devant Royan, la demi-brigade de l’Armagnac a tenu d’octobre 1944 à avril 1945 le créneau de Marennes. Elle a occupé un espace courant jusqu’à Port‑d’Envaux, à 25 kilomètres de la Seudre, implantant notamment ses cantonnements à Pont‑l’Abbé‑d’Arnoult, Saint-Agnant, Crazannes et Saint-Jean‑d’Angles. Plus au nord, devant La Rochelle, le 114e régiment d’infanterie (RI) niortais, chargé du créneau de Saint-Jean-de-Liversay et de Ferrières, a réparti ses composantes au sein d’une vingtaine de communes.
Sur place, les unités ont privilégié l’occupation de lieux à forte capacité d’accueil : les grands corps de ferme, les hôtels, les manoirs et châteaux, jusqu’à des couvents (tel celui de Saint-Germain-de-Marencennes, utilisé par le 108e RI périgourdin face au réduit rochelais). Aux abords du front, les clochers des églises ont été mis à contribution comme observatoires, à l’image, le long de la Seudre, des clochers de Marennes, de Nieulles et de L’Éguille, ainsi que le toit de la synagogue de Souhe.
Certaines formations arrivées avec un bon parc de véhicules ont pu rayonner sur de longues distances. Le régiment Rac périgourdin a ainsi été à même d’envoyer ses camions gazogènes de Cognac jusqu’à Rennes et Troyes pour y chercher de l’essence et des lots vestimentaires. Considérons également le 107e RI charentais installé au sud de Saujon. L’inventaire des lieux d’immobilisation de ses véhicules en panne donne une indication des villes où l’unité a diligenté des équipes : les bourgades voisines du front, Angoulême mais aussi, bien plus loin, Bordeaux et Tours.
Gradient logistique
L’approvisionnement des fronts du Sud-Ouest a été structuré autour de l’axe ferroviaire menant de Sète à Angoulême et à Bordeaux. Le ravitaillement quotidien des unités a été opéré depuis des relais logistiques installés à Lesparre (pour le front de la pointe de Grave), à Saintes (pour le front de Royan et le secteur de Rochefort), à Niort (pour la portion médiane du front rochelais), à La Roche-sur-Yon (pour les éléments vendéens) et à Jarnac (pour les unités transférées de la 1re armée). Les services des régions militaires ont été mis à contribution et ont joué un rôle crucial. La farine livrée depuis Sète leur a par exemple été distribuée pour la production de rations de pain à Limoges, Saintes, Rochefort, Angoulême et Bordeaux.
Au plan médical, la répartition des établissements de soin, tant civils que militaires, mis à contribution pour les fronts du Sud-Ouest montre un faible éloignement des fronts (50 km au maximum), lié aux moyens limités d’évacuation sanitaire à disposition. Au voisinage du front, toutes les opportunités d’implantation ont été mises à profit. Citons l’ambulance chirurgicale de Lesparre, installée dans les locaux d’une école privée, une maison de retraite de Saintes transformée en dispensaire ou la maternité de Rochefort utilisée au printemps 1945 comme centre de triage chirurgical. Aux Sables‑d’Olonne, le parc hôtelier a été réquisitionné pour l’ouverture d’un centre de convalescence, avec 500 lits répartis dans différents établissements. La création ex nihilo d’un hôpital de 300 lits y a même été envisagée en réunissant, par percement des murs, deux hôtels mitoyens.
Hinterland industriel
Les fronts de l’Atlantique ont mobilisé des ressources industrielles au sein des régions libérées, avec deux finalités : d’une part le reconditionnement et la réparation de matériels de récupération (armes, véhicules, munitions, équipements divers…) et d’autre part la relance de productions neuves.
Concernant les matériels récupérés, les unités FFI ont initialement sollicité des établissements de leur voisinage, soit pour des réparations au cas par cas, soit pour le traitement de petites séries. Outre le recours à des forges de village, les fonds conservés attestent dès le mois de septembre 1944 la sollicitation d’entreprises industrielles, telles la Surgérienne à Surgères, les établissements Motobloc et Ruggieri à Bordeaux et Mérignac, ainsi que la fonderie de Ruelle.
Durant l’automne, les fronts du Sud-Ouest ont progressivement intégré des circuits industriels nationaux, en lien, par exemple, avec l’arsenal de Roanne (pour des pièces d’artillerie) ou la manufacture d’armes de Saint-Étienne (pour la fabrication de fusils et de pistolets-mitrailleurs). Concernant les véhicules, outre les usines Renault, Matford et Citroën de la région parisienne (pour la production de camions), citons les usines Somua de Saint-Ouen (production de tracteurs semi-chenillés, dont une trentaine d’exemplaires a par exemple été livrée aux canonniers marins engagés en Charente-Maritime). Un cas particulier est à signaler : l’usine Lorraine de Bagnères-de-Bigorre, dont la production de chenillettes blindées a été intégralement dédiée début 1945 aux FFO, avec un programme de 170 engins : de janvier à mai 1945, 66 engins ont été livrés et ont servi pour la traction de pièces d’artillerie.
Trois lieux industriels clés : Ruelle, Châtellerault et l’usine Hispano-Suiza de Saintes
La fonderie de Marine de Ruelle, créée en 1753 aux portes d’Angoulême, disposait encore d’ateliers fonctionnels en septembre 1944. Elle a été mise à contribution sans attendre. Un récit de 1977, La Brigade Rac, rédigé par un certain Capitaine Fred, porte cette activation au crédit du capitaine Jean Nicard et de l’ingénieur Marcel Touzet. Sollicité pour remettre en état des épaves de canons allemands, le colonel Renou, dirigeant l’établissement, a mis près de 200 ouvriers à disposition. Ce récit annonce le reconditionnement de 32 canons de divers calibres. Ce total ne correspond en fait qu’aux pièces récupérées par le régiment Rac. D’autres unités ont en effet sollicité dans les mêmes temps la fonderie, telle la demi-brigade de l’Armagnac, pour une quinzaine de canons de petits calibres. Les tâches mises en œuvre ont été variées : installation d’affûts à roues, adaptation de canons anti-aérien pour le tir contre des objectifs terrestres, ré-usinage de tubes. Lors de son installation, l’état-major des FFO a repris à son compte le potentiel technique de la fonderie. Au printemps 1945, celle-ci a notamment été sollicitée pour l’adaptation d’une centaine de chenillettes britanniques comme tracteurs pour canons.
La manufacture d’armes de Châtellerault était restée en activité pendant l’occupation, avec une production pour le compte de l’Allemagne. Le site a subi peu de dégâts lors du départ des forces allemandes : dès le 6 septembre 1944, le colonel FFI Félix Chêne, commandant départemental FFI de la Vienne, y a installé un nouveau directeur, en vue d’une reprise de la fabrication de fusils-mitrailleurs. Celle-ci n’a pas été immédiate, par manque de matière première, mais a progressivement pris corps, avec une production quotidienne de vingt unités dès le mois de décembre. La manufacture a également assuré la conversion d’un millier de mitrailleuses pour char, récupérées à Gien, en mitrailleuses pour l’infanterie (par adjonction d’un affût) : 460 unités ont été adaptées dès le mois décembre (dont 240 pour les FFO) et le reste en janvier. Avec ces productions, la manufacture a directement contribué à la montée en gamme de l’armement des unités des fronts du Sud-Ouest.
L’usine Hispano-Suiza de Saintes a été créée en 1935 pour la production de canons destinés aux avions de chasse Morane et Dewoitine. Elle a été en grande partie vidée de ses machines-outils par les Allemands dès 1940 et 1941. Située au voisinage du front de Royan, elle a servi de plateforme technique pour les forces françaises : comme base arrière pour les batteries de canonniers marins, puis comme centre de réception et d’entretien des quelque 400 chenillettes françaises et britanniques affectées aux FFO. 429 conducteurs de chenillettes y ont par exemple été formés. En avril 1945, le site a également accueilli l’unité de maintenance mécanique de la 2e Division blindée. Cette fonction technique sera confirmée dès l’immédiat après-guerre, avec l’implantation sur place de l’actuelle école d’enseignement technique de l’Armée de l’air.
Traces mémorielles
De nos jours, les lieux de mémoire des fronts du Sud-Ouest se concentrent autour des anciens réduits allemands. Il s’agit de stèles, de monuments (à Soulac, à Ferrières, au Mus du Loup…) et de la nécropole nationale de Retaud. La forme urbaine de Royan témoigne également du bombardement tragique de janvier 1945. De discrètes traces subsistent aussi là où on ne les attend pas : diverses inscriptions lapidaires laissées par des FFI sur les pierres du clocher gothique de Marennes ou le long des vénérables remparts de Brouage.
En revanche, dès que l’on s’éloigne des zones des combats, rien ne vient plus rappeler les flux d’hommes et de matériel qui ont parcouru les arrières des fronts de l’Atlantique, parfois sur de grandes distances. Entre autres exemples, qui se douterait que, au bord de la Gironde, le village de Saint-Seurin‑d’Uzet, capitale française de la production de caviar avant-guerre, a hébergé en mars et avril 1945 un centre d’expérimentation pour l’emploi des bombes-fusées allemandes récupérées puis mises en œuvre par les forces françaises. Les tirs d’essai en direction de l’estuaire s’y sont succédés. Les fonds conservés ne précisent pas si les esturgeons de la Gironde ont apprécié.
Docteur en histoire contemporaine et chercheur associé au Centre de recherche interdisciplinaire en histoire, histoire de l’art et musicologie (Criham), Stéphane Weiss conduit depuis 2008 une recherche sur les dynamiques régionales du réarmement français de 1944–1945 et de sortie de guerre des Forces françaises de l’intérieur (FFI). Il a notamment publié en 2019 un ouvrage consacré au quotidien et à la mémoire des combattants français des fronts de l’Atlantique : Les Forces françaises de l’Ouest – Forces françaises oubliées ?, Les Indes savantes, 220 p., 22€.
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