Méfiez-vous du moine paillard
Par Tiennette Crochon
Suite à la tentative de purification du clergé au xie siècle, subsiste une forte proportion de clercs concubinaires adoptant le mode de vie des laïcs. Une vision du prêtre paillard, luxurieux et amoral s’exprime dans la littérature médiévale, parodiant le mode de vie de ces hommes d’Église.
Pourquoi être chaste ?
Avoir une vie sexuelle au Moyen Âge c’est avant tout répondre aux règles que l’Église catholique a imposé aux occidentaux dès les premières heures de la religion. Les Pères de l’Église qui font l’éloge du mode de vie asexuel se situent dans la lignée de Saint Paul et de sa conception de la chasteté. Comme lui, ils exaltent la virginité et dépeignent la continence comme le sommet de la perfection chrétienne. L’apôtre écrit dans le premier épître aux Corinthiens vers 54 ap. J.-C. «Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme» (I Cor, 7.1), mais «mieux vaut se marier que de brûler» (I Cor. 7,9). Ainsi, la morale chrétienne encourage à l’abstinence, mais tolère la sexualité régulée au sein d’un mariage célébré par l’Église. L’exigence de la pureté est pourtant un absolu difficilement atteignable et les penseurs de l’Antiquité tardive ont conscience du fait que la continence ne peut être adoptée par tous les chrétiens pour des raisons sociales évidentes. Le célibat est alors un honneur sans être une obligation mais devient au fil des siècles une nécessité.
Ces questions sont reprises au cours du mouvement de réforme dit «grégorien» au xie siècle, du nom du pape Grégoire VII, initié avant son pontificat par les moines de Cluny qui dénoncent l’immoralité et les dérives du clergé de leur siècle. Cette lutte contre ce qu’on appelle le nicolaïsme constitue un combat chrétien contre l’incontinence des clercs et leur luxure. La raison de cette persévérance est la volonté de pureté rituelle de l’officiant ; cette idée veut que pour que les sacrements soient efficaces, ils soient effectués par une personne pure, donc chaste.
Une réalité en demi-teinte
Tout au long du Haut Moyen Âge, la continence est recommandée par la norme mais dans les faits elle n’est pas vraiment pratiquée. Cette nouvelle demande, même si elle a eu une résonance conséquente dans le monde canonique, n’est entrée que très difficilement en vigueur en réalité. C’est progressivement que le célibat ecclésiastique s’impose, sans jamais devenir un absolu.
Suite à cette tentative de purification du clergé catholique, la figure du prêtre fornicateur et voleur de femmes commence à prendre place dans l’imaginaire collectif. Malgré l’effort de réforme, la situation morale des clercs reste inégale en fonction des régions. Il est très fréquent de rencontrer dans les sources juridiques médiévales des exemples de prêtres qui vivent comme des laïcs, certains se délectant encore des joies de la chair. Il existe notamment des affaires concernant des maris cocus prompts à se venger et de nombreux cas de procès en Normandie et en Angleterre entre prêtres, femmes mariées et leur époux. Même si une forte proportion des clercs respectent dorénavant cet idéal, d’après l’historien Jacques Rossiaud dans son court ouvrage Sexualités au Moyen Âge, en moyenne 10 % d’entre eux persistent à adopter un mode de vie inadéquat.
À partir du xiie siècle dans les sources littéraires médiévales, ressort l’idée caricaturale que pouvait se faire le peuple du clerc, notamment à travers ces courts récits satiriques en vers que sont les fabliaux. Les traits du prêtre concubinaire y sont exagérés et il est important de faire le distinguo entre la réalité et dérisions littéraires qui ne reflètent pas forcément la situation morale du clergé médiéval. Les hommes d’Église vivent généralement au même titre que les laïcs une vie de famille classique, loin des dérives luxurieuses décriées dans les fabliaux. Si les communautés villageoises tolèrent dans l’ensemble le concubinage des prêtres elles n’hésitent pas à critiquer certains d’entre eux quand ils sont perçus comme des voleurs de femmes mariées où quand ils abandonnent eux même leur concubine. Cette transformation littéraire de la figure du prêtre en moine paillard s’oppose à l’image idéale de l’officiant des premiers siècles de l’Église, quand ils étaient des figures d’autorité spirituelle respectés. La littérature médiévale présente la sexualité des clercs dans l’unique optique idéalisatrice de la chasteté. Après le xe siècle, en particulier à l’époque féodale, ce point de vue se diversifie dans la littérature. Depuis souvent dénoncée dans les pénitentiels, un éclairage nouveau et contestataire apparait dans les fabliaux qui s’amusent par exemple à faire jurer les clercs sur leur virginité et non plus sur la bible.
Du simple clerc concubinaire au véritable moine paillard
Dans le fabliau De Gombert et des deux clercs de Jean Gaudel au xiiie siècle, on voit un pauvre homme dont la fille et la femme sont toutes les deux séduites par des religieux. L’un d’entre eux fait croire à l’épouse dans l’obscurité que c’est son mari qui partage sa couche. Morale de l’histoire : «Nul homme qui a une belle femme par nulle prière ne doit laisser un clerc passer la nuit dans sa maison.» Dans Le Vilain de Bailleul, un homme laid et bête se fait berner par son épouse. Elle et un curé lui font croire qu’il est mort et s’adonnent à des ébats amoureux devant le mari persuadé d’être décédé. L’image de l’ecclésiastique qui copule avec des prostituées est aussi souvent décriée, mais présente un moindre mal par rapport aux rapports avec une femme de bonne vie. La fornication passe généralement pour une faute mineure aux yeux de l’Église en France comme en Angleterre et n’est presque jamais punie d’excommunication. Clercs et moines sont des clients réguliers des étuves qui sont les bordels médiévaux et les patrons des maisons de prostitution sont souvent appelés des abbés. Tout cela prouve que les moqueries des récits prennent racine dans une certaine réalité de l’époque, bien qu’exagérée.
Dans le contexte de rédaction des fabliaux, l’exigence de chasteté existe seulement depuis quelques décennies à a du mal à s’imposer au vu de la subsistance des clercs qui continuent de vivre de façon immorale. Toutefois, il est important de mettre en relief le peu de sources juridiques et littéraires qui témoignent des comportements outranciers de certains prêtres fornicateurs. Jusqu’à la fin du Moyen Âge il demeure des clercs concubinaires et incontinents avec soit une vie maritale tout à fait basique, soit une vie sexuelle déviante avec des prostituées et des femmes mariées, mais ce n’est en aucun cas une majorité.
Cet article a été réalisé lors d’un séminaire de médiation et d’écriture journalistique dans le cadre du master histoire de l’art, patrimoine et musées de l’université de Poitiers.
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