Maurice Houvion – La perche des champions

Témoignage de Maurice Houvion, grand perchiste devenu entraîneur national qui mena Jean Galfione jusqu’à la médaille d’or aux JO d’Atlanta en 1996.

Par Jean-Luc Terradillos

Dans Le corps en mouvement, notre édition placée «dans l’élan de Georges Vigarello», l’historien raconte les grandes étapes de ses recherches sur le corps, un travail de pionnier qui a complètement renouvelé cette thématique.

Il évoque aussi son passé sportif, les entraînements, la compétition, ce qu’il faut savoir encaisser – «Le sport, c’est apprendre à perdre» – mais aussi comment sauter à la perche ou mener une course de haies sans risquer de tomber : «J’ai compris en dehors des mots de l’entraîneur, qu’il fallait vraiment sauter qu’il fallait aller loin.»

Pour comprendre un sport que l’on n’a jamais pratiqué, il faut trouver les mots qui transmettent à la fois les explications techniques et les sensations. Lors des Jeux Olympiques, c’est ce qui manque parfois dans les commentaires télévisés d’anciens champions qui sont malgré tout précieux et incarnés. Surtout lorsque l’on a lu chez un ami ancien perchiste – Alain Pontabry, notamment champion de France Ufolep en 1966 (saut à 4 m) –, tout en suivant les compétitions, le livre d’entretiens menés par Stéphane Ghazarian et Marc Ventouillac avec Maurice Houvion, meilleur perchiste de sa génération et entraîneur de champions dont le plus célèbre est Jean Galfione, médaille d’or au JO d’Atlanta en 1996 (saut à 5,92 m).

Maurice Houvion a toujours voulu être champion, avec acharnement et abnégation. D’abord champion des Vosges où il est né en 1934. Il raconte ses déboires dans la course à pied puis le cyclisme jusqu’à la découverte du saut à la perche, sport peu pratiqué à l’époque donc peu concurrentiel. Avant ses 18 ans, il devient champion de Lorraine avec 2,90 m et, précise-t-il, «sans jamais avoir sauté auparavant».

C’est le début d’une longue carrière, jusque chez les vétérans à partir de 1977 à Göteborg où il devient champion du monde des vétérans (4,50 m).

Techniques de base du saut à la perche

Voici comment Maurice Houvion résume les fondamentaux d’un saut à la perche : «Il s’agit dans un premier temps de courir de plus en plus vite pour donner de l’énergie. Il faut arriver dans le butoir avec le maximum d’énergie que tu vas placer dans la flexion de la perche. Après tu deviens un gymnaste qui doit récupérer une grande partie de l’énergie pour aller le plus haut possible.»

«Recordman du monde à 500 mètres sous terre»

Sous les drapeaux, il participe aux championnats du monde militaires en Norvège.
Après son service militaire, il trouve un job de prof de français, maths et sport dans un centre d’apprentissage des mines de fer Lorraine-Escaut. Il s’entraîne seul, sous le regard de sa femme. «Comme je n’avais pas de salle pour m’entraîner, quand l’hiver arrivait, je ne pouvais pas sauter. Mais en tant qu’international, j’ai fini par être connu dans le coin. Aussi, un jour, le directeur de la mine m’a proposé une idée saugrenue : aménager un sautoir au fond de la mine. […] C’était situé à 500 mètres sous terre. Ce qui me fait dire que je reste probablement le recordman du monde à 500 mètres sous terre.»

Recycler des sièges de voiture

Pas d’argent qui circule à cette époque, ou si peu. Les athlètes récoltent des prix en nature. Maurice Houvion a gagné des bouteilles de vin, des produits régionaux, et même son poids en huîtres ! C’est pourquoi il a pratiqué avec succès le système D.
«J’ai probablement eu le premier sautoir en mousse. En France, tout du moins. Un jour, je suis allé disputer une compétition à Strasbourg – j’avais essayé de battre le record de France mais je n’y étais pas parvenu – et après, je suis allé manger avec un chef d’entreprise qui fabriquait des sièges de voiture. Il m’a raconté qu’il avait de gros problèmes parce qu’il était obligé de brûler les sièges de voiture qui avaient des défauts et que ça lui causait des soucis avec les gens alentours. Ça a fait tilt dans ma tête : au lieu de les brûler, je lui ai proposé de me les donner pour que j’en fasse un sautoir. “Vous plaisantez ?” m’a‑t-il dit ? “Non. Au lieu de tomber dans le sable, tomber sur des sièges de voiture, ce sera fabuleux ”. Comme j’avais une autre compétition à Strasbourg quinze jours plus tard, il a décidé de me préparer un sautoir avec des sièges de voiture. Il l’a fait et j’ai pulvérisé le record de France : 4,72 m.»

Bubka : pourquoi ne pas battre un record du monde

L’argent ne coule pas à flots dans le monde de la perche mais les primes augmentent progressivement et, en plus, Maurice Houvion sait trouver des partenaires financiers, ce qui suscite des jalousies dans d’autres fédérations d’athlétisme. À ce propos, il affirme que Sergueï Bubka avait la réputation de négocier ses records du monde. Mais l’argent n’était une motivation suffisante. Maurice Houvion était aux championnats du monde à Athènes en 1997. Bubka saute à 6,02 m. Il pourrait tenter de battre un record du monde, avec 80 000 dollars à empocher. Non, il ne tente pas. «J’en ai discuté après et il me disait que, pour battre un record du monde, il mettait tout ce qu’il avait pour passer. Il était capable de se concentrer suffisamment pour exploser, mais que sur un seul saut ! Après il ne pouvait plus. Il s’épuisait en un seul saut.»

D’agent publicitaire de L’Est républicain à entraîneur national

En 1963, Maurice Houvion est le deuxième perchiste européen avec 4,87 m. Il est sélectionné pour les JO de Tokyo en 1964, sans résultat à cause d’une blessure. Robert Bobin, le DTN (directeur technique national), le veut comme entraîneur national. Il refuse pendant deux ans durant lesquels il gagne très bien sa vie comme agent publicitaire de L’Est républicain, mais ça ne suffit pas. Finalement, sa femme insiste, il accepte ce poste qui lui paraît au-dessus de ses possibilités (de 1966 à 2000).

«Lorsque je suis devenu entraîneur national, je me suis posé des questions, je me suis demandé ce qu’il fallait faire pour redonner un peu de punch à la discipline. […] Il y avait une chose absolument indispensable, c’est que tout le monde parle le même langage. Il fallait d’abord que je m’impose comme entraîneur. J’avais été nommé parce que j’étais un ancien perchiste, mais il fallait que je montre que j’étais capable d’entraîner. J’avais aussi pour objectif de redonner de l’importance aux entraîneurs parce que c’est d’eux que tout partait. J’ai beaucoup réfléchi, j’ai travaillé. J’ai fait probablement la meilleure formation d’entraîneur national qui soit : j’ai décidé d’écrire un livre. Pour faire le bouquin, j’allais à la bibliothèque de l’Insep. Tout mon temps libre, je le passais là-bas. J’ai lu tout ce qu’il y avait à lire sur le saut à la perche. […] J’avais aussi mon expérience personnelle. C’est comme ça que j’ai écrit ce livre qui m’a permis d’avoir des idées plus claires. Au ministère, ils ont été étonnés qu’un mec comme moi rédige un bouquin, mais ça m’a permis de m’imposer comme entraîneur. L’objectif, c’était de mettre à la portée de tous les coachs des éléments pour pouvoir entraîner.» Et de préciser : «Rien n’est plus terrible que les bagarres techniques entre techniciens.»

Très dynamique, il mobilise toutes les énergies pour constituer un «groupe perche» solide, notamment en organisant chaque année des assises de la perche, avec le soutien indéfectible de Daniel Draux, patron de DimaSport, mais aussi en portant la pratique hors des stades lors d’événements organisés un peu partout en France. Mémorable show sous la Tour Eiffel avec les meilleurs perchistes internationaux du moment, en direct dans le journal télévisé de 13h présenté par Yves Mourousi !

Jean Galfione aux JO d’Atlanta

Jean Galfione a 15 ans quand il rencontre Maurice Houvion qui jouit d’une excellente réputation. Il a entraîné des champions internationaux comme Hervé d’Encausse, François Tracanelli, son fils Philippe (record du monde en 1980 à 5,77 m).

Dans la préface du livre d’entretiens, Jean Galfione écrit : «Maurice, en quelques mots, quelques conseils et regards, m’a tout d’abord transmis la passion pour le saut à la perche, et, peu à peu, séance après séance, je suis devenu un champion, dans un premier temps de ma propre estime, puis de mon club, de ma ville, de mon pays et même du monde, pour finir champion olympique. Maurice ne m’a pas seulement permis de croire en moi et en mes capacités, mais surtout de croire en l’impossible et de me sentir à ma place parmi les meilleurs.»

Dix ans après cette rencontre et un beau palmarès, Jean Galfione est médaille d’or aux JO d’Atlanta. Pour éviter les sollicitations dans le village olympique, Maurice Houvion raconte qu’ils partent seulement deux jours avant l’épreuve de la perche, et pour se préparer au décalage horaire, ils vivent à Paris dans le fuseau horaire d’Atlanta.
Bubka ne saute pas à cause d’un problème de tendons. Une place à prendre !
«On était serein, on avait vraiment l’impression d’avoir fait tout ce qu’il fallait pour être le meilleur possible. Ce qui fait qu’on ne se posait pas de questions. Jean, je lui avais dit essentiellement : “Fais-toi plaisir. Tu vas faire la finale des Jeux pour ton plaisir. Ne t’occupe pas de ce que les gens vont penser, mais pense surtout au plaisir que tu vas avoir.”» 

Jean Galfione passe 5,92 m et devient champion olympique.
«J’étais tellement heureux que je n’ai pas assisté au podium, avoue Maurice Houvion. J’étais caché derrière un pilier et je pleurais. […] J’avais besoin d’être seul. C’était un genre de dépression. Une dépression qui ne dure pas. Avec le titre olympique, tu réalises un rêve. Fabuleux. […] Dans ma carrière, j’ai subi un maximum d’échecs, plus que de succès, mais ce titre reste le moment suprême.»

«Le saut à la perche féminin n’est pas à son niveau»

Les années 1980 voient l’arrivée de la perche féminine dont Maurice Houvion est un promoteur. Il a notamment entraîné Caroline Ammel, championne de France en 2000 (4,30 m) qui a participé aux JO de Sydney. «Le saut à la perche féminin n’est pas à son niveau», dit-il avec regret en comparant le parcours de deux athlètes d’exception. Sergueï Bubka fut le premier à franchir les 6 m, performance qui semblait inaccessible. Ainsi, il a «dédramatisé la perche».

Yelena Isinbayeva est championne olympique en 2004 à Athènes, en 2008 à Pékin, recordwoman du monde en 2009 à 5,06 m mais, depuis quinze ans, aucune perchiste n’a fait mieux.
«Je trouve que les filles ne sautent pas aussi haut qu’elles le devraient, se lamente Maurice Houvion. Comment l’expliquer, je ne sais pas. Elles n’ont pas leur Bubka ! Il y a eu Yelena Isinbayeva qui travaillait avec un vieil entraîneur, elle était sa seule athlète comme Nordwig. Il la connaissait bien, elle courait bien, elle était dynamique… mais elle s’est prise d’amitié avec Bubka et est allée rejoindre en Italie, à Formia, Vitaly Petrov qui était jadis son entraîneur. Il a commencé à l’entraîner, mais, à mon avis, Petrov a détruit Isinbayeva. Parce qu’il l’a préparée et fait sauter comme Bubka. Et Isinbayeva, ce n’était pas Bubka. Elle avait de la fluidité, mais Bubka c’était la force, un monstre physique. Isinbayeva, non. Elle courait comme Bubka mais avait perdu sa fluidité. Elle a stagné, ses records n’ont pas bougé, jusqu’à ce qu’elle reparte chez elle où elle a retrouvé son vieil entraîneur et un peu de fluidité. Mais c’était quand même tard.»

Pourquoi cette stagnation ? «Parce qu’il n’y a pas quelqu’un qui survole la perche féminine. […] Elles sont dans l’attente d’un Bubka qui va les libérer. Et là, ça va monter. Je le répète, un jour les femmes sauteront 5,20 m, 5,30 m, 5,40 m. Il n’y a aucune raison pour ne pas réussir ça. Mais on n’en est pas là parce que c’est quelque chose qui, à leur niveau, est impensable. Elles pensent que c’est impossible.»

Duplantis est un artiste

Le perchiste qui a le plus impressionné Maurice Houvion, c’est Bubka : «Pour moi, c’est le grand perchiste de tous les temps.» Admiration pas encore entamée par un nouveau prodige, le «fabuleux» Armand Duplantis – 6,25 m aux JO de Paris 2024 – «perchiste né» qui semble appartenir à un autre monde : «Duplantis a fait mieux, mais lui, c’est un artiste !»

«Mémoire d’entraîneur – Maurice Houvion», film de Julien Faraut, Insep 2004.
A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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