Marc Deneyer parmi les hêtres
Entretien Jean-Luc Terradillos
«J’ai l’impression que les arbres sont mes amis», affirme Marc Deneyer. Des «amis» qu’il photographie depuis 1982, quand il commence une nouvelle vie en arpentant le paysage avec une chambre photographique sur son trépied. Dans cet entretien qui fait suite à ses propos sur le ciel et les nuages, il nous raconte comment les arbres ont jalonné son parcours, de la forêt de Soignes en Belgique jusqu’à la culture du bonsaï au Japon et aux herbes de son jardin.
L’Actualité. – Deux grands arbres dans une forêt, comme deux présences parmi d’autres mais un peu à l’écart : c’est l’une de vos premières photographies. Avez-vous commencé en photographiant des arbres ?
Marc Deneyer. – C’est l’une des toutes premières photographies que j’ai faites, en 1982, dans la forêt de Soignes en Belgique. J’ai commencé dans cette forêt tout près de Bruxelles. Ce sont des hêtres, une essence qui produit des fûts longilignes que j’aime particulièrement. Leurs racines superficielles témoignent bien de la vitalité de l’arbre. Leur feuillage abondant donne un humus très riche et sous le couvert pousse une végétation de petite taille mais très diversifiée, anémones, jacinthes, pervenches…
Je me souviens très bien de cette photographie. Il y avait une légère brume qui donnait beaucoup de profondeur à la scène et ces deux arbres se détachaient parfaitement du fond. Le résultat m’a plu. Ce n’était plus un simple objet naturel comme j’avais pu en photographier auparavant mais une réelle présence, une véritable image qui avait une vie intrinsèque en dehors de moi. Cela m’a beaucoup interrogé et encouragé à cette époque.
Présence mystérieuse dans cette photo, comme s’il venait de se passer quelque chose. Ces arbres forment un couple au milieu d’un groupe.
Je ne sais comment expliquer cela. J’ai l’impression que les arbres sont des amis. Quand je vais en forêt, je me sens chez moi. Je ressens cette proximité comme des présences bienveillantes. Parfois il y a des atmosphères plus inquiétantes mais cela tient plutôt à une éventuelle présence humaine ou à mes propres fantasmes.
Les arbres ont presque toujours été présents dans mon parcours, aussi bien en Écosse, au Japon, en Toscane, même en Égypte… Ils m’ont parfois tiré d’affaire comme au cours de la mission dans le Territoire de Belfort où ils constituaient le seul élément qui permettait de structurer un paysage dans un décor désespérément plat. Les arbres sont patients, expressifs, résistants et nous tirent vers le haut. Une élévation qui peut nous dégager d’un quotidien parfois éprouvant.
N’est-ce pas un trait d’union entre la terre et le ciel ?
Oui, l’arbre comme nous se tient debout entre terre et ciel. Un équilibre qu’il nous est parfois difficile à assurer !
Photographier un arbre, n’est-ce pas photographier le temps ?
Certainement. Il suffit de voir la section d’un arbre pour y voir et compter les anneaux qui matérialisent ses années de vie : 50, 80, 200, 300 ans…
Je photographie certains arbres comme de vénérables vieillards mais je fréquente aussi la société des arbres en pleine jeunesse. Au risque de céder à l’anthropomorphisme, disons qu’ils nous incitent à la patience. Ils sont là, bien plantés, immobiles. Leur seul mouvement est dû au vent. Quelques dizaines de centimètres.
Ils ont chacun leur caractère, leur personnalité. Le hêtre est majestueux. Le tremble et le peuplier sont plus agités, plus fébriles, ils vivent moins vieux. Le chêne, enraciné plus profondément, semble plus grave que le hêtre. Le châtaignier évoque un vieillard, il peut vivre mille ans comme le tilleul à grandes feuilles. Cinq cents ans de moins encore que l’if, l’arbre des cimetières ! Le charme est plus éphémère. Le tronc présente des pans, comme taillé à la hache, et son feuillage vert tendre est effectivement charmant mais il vit moins de cent ans. J’aime aussi les arbres de montagne – le pin à crochets par exemple – souvent éprouvés par les conditions de leur existence qui présentent des formes dissymétriques, tordues mais très expressives comme si ces formes retraçaient jusque dans ses moindres détails le cours tumultueux de leur vie.
Le séjour au Japon, à la Villa Kujoyama, a‑t-il modifié votre regard sur les arbres ?
Les Japonais nettoient l’écorce des arbres avec des brosses métalliques, ils enlèvent les lichens et les mousses pour éviter que des parasites viennent s’y loger. Les branches sont taillées sévèrement dans le but de répondre aux canons esthétiques d’une nature «perfectionnée» par l’homme. La nature dans ce sens doit être «au service» même si la beauté peut être aussi bien le résultat du hasard que celui de l’action humaine. Le comble de l’interventionnisme à but esthétique se retrouve dans la culture du bonsaï. Il y a de magnifiques réussites esthétiques et on connaît par ailleurs les merveilleuses qualités des estampes japonaises inspirées de cette nature mais je suis réservé sur les méthodes induites par cette volonté farouche de vouloir dominer la nature. J’aime qu’on laisse pousser les arbres librement et, comme les animaux, je les préfère sauvages.
Pour les Japonais, les arbres en fleurs – le cerisier en particulier – sont un symbole de pureté. Ils vont les contempler et s’en imprégner. En pique-niquant par exemple sous les cerisiers en fleurs, ils démultiplient les bienfaits du printemps. Chacun peut ressentir ce phénomène intuitivement.
En rentrant du Japon je me suis intéressé plus particulièrement aux arbres en fleurs. À la fois comme à une matière vivante et vibrante et à la fois comme symbole d’une sorte de renouveau. Le pommier a une fleur blanche à bords rouges, parfumée, épaisse, presque cireuse, qui résiste bien à la pluie, contrairement à celle du cerisier ou du prunier qui est fragile, éphémère et se fane rapidement.
Ces arbres en fleurs sont photographiés en couleur et non plus en noir et blanc…
La couleur est un peu au noir et blanc ce que la télévision est à la radio. Moins de mystère, moins d’imaginaire dans la couleur mais plus d’informations, plus de «réalité». J’utilise toujours les deux procédés en alternance en évaluant au mieux la pertinence du choix par rapport au type d’image ou d’atmosphère souhaité.
Depuis que j’utilise la couleur, je regarde davantage encore les fleurs, les différentes teintes des feuillages, les gammes de vert au printemps, les jaunes, les rouges de l’automne… Comme souvent – y compris pour les photographies de paysages – la réalité d’un arbre ou d’un paysage est bien plus éloquente que les photographies que je peux en rapporter. À la découverte des premières images sur l’écran je suis souvent déçu de ne pas avoir pu capter «plus» de ce que j’avais devant moi au moment de la prise de vue.
En automne, les paysages ont quelque chose d’impressionniste.
Dans les paysages d’automne, les feuilles sont de petites touches de couleur très proches les unes des autres qui s’harmonisent parfaitement. Un peu comme les milliers de fleurs d’arbres fruitiers photographiées auparavant. Au printemps, les cerisiers amorcent leur renaissance par les fleurs. Les fleurs blanches (ou roses s’il s’agit de cerisiers ornementaux) sont rapidement suivies de leurs feuilles vertes, avec toutes sortes de dégradés. Il y a effectivement quelque chose d’impressionniste dans la juxtaposition par petite touche de couleurs infiniment variées et dans la façon dont la lumière les modifie au cours de la journée.
J’adore les primitifs flamands et je suis toujours aussi séduit par les impressionnistes. Si je devais peindre, je commencerais comme ça. Je suis toujours stupéfait quand je vois un tableau de Monet, de Sisley, de Seurat et bien d’autres, et la manière dont ils ont su transformer et les impressions lumineuses et les formes pour nous livrer cette autre réalité – là aussi «perfectionnée» par l’homme – qu’est le tableau.
Par quel processus en êtes-vous arrivé à faire des photogrammes de fleurs ? Le goût de l’expérience, l’envie de s’affranchir du négatif, de traverser le vivant ?
Il y a plusieurs raisons effectivement. La première c’est certainement la découverte, l’expérimentation, l’envie de modifier, de simplifier, de raccourcir le processus permettant d’obtenir des images dont l’apparence serait inévitablement être sujette à interrogation. C’est aussi l’idée d’utiliser directement le végétal – en l’occurrence des fleurs – sans l’intermédiaire d’un appareil photographique. Dans les travaux ultérieurs (je pense par exemple à la série sur les torrents) on retrouve cette dimension de l’expérimentation poussée jusqu’à l’abstraction mais toujours basée sur des formes, des courants, des rythmes naturels.
Dans la série sur les herbes du jardin, photographiées à ras du sol et en noir et blanc, on croirait voir des arbres…
Il y a forcément un rapport mais ce n’est pas ce que je recherchais a priori. Au départ, ce n’était pas la différence d’échelle qui m’attirait mais plutôt l’envie de créer une texture que seule nous permet la photographie : le flou. En effet le flou est bien une texture purement photographique et la confrontation net/flou m’intéressait énormément. Bien sûr le changement d’échelle était très évident avec ses brins d’herbes qui peuvent sembler avoir la taille d’un arbre. Je n’oublie pas non plus la dimension de l’émerveillement, de «voyage de Gulliver», de la redécouverte de ces bas-côtés de chemins de campagne que je côtoie chaque jour. Par leur graphisme, leur format, les matières qui se confrontent cette série de photographies sur les herbes (comme celle sur les torrents) traduit également un rapport au dessin, à l’estampe, à la gravure… Y aurait-il là quelque regret ?
Pour en savoir plus : https://www.marcdeneyer.com/
Aux éditions le temps qu’il fait, deux livres de Marc Deneyer : Illulisat, textes et photographies, 2001, Kujoyama, textes et photographies, 2005.
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