L’Homme oublié du canal de Panama
Par Lison Gevers
«Jamais on avait creusé autant, jamais on avait on n’avait coulé autant de béton !»
Alors que l’année 1914 est synonyme pour nombreux d’entre nous de champs de bataille, le 15 août 1914 est inauguré un canal aujourd’hui célèbre. Après le chantier le plus long, le plus consommateur de capitaux venant de France puis des États-Unis, mais aussi le plus cher en vies humaines, ternissant la carrière de nombreuses personnalités telles que Ferdinand de Lesseps, Gustave Eiffel ou encore Georges Clémenceau, un navire passe d’un océan à un autre pour la première fois. La Une de la presse française concerne l’avancement de la guerre et les pages suivantes reprennent le cours habituel des nouvelles. Pourtant, ce jour là, un chantier de trente-cinq ans se termine : le canal de Panama. Grâce à lui, «les navires, en évitant le passage du terrible cap Horn, faisaient l’économie d’une dizaine de milliers de kilomètres pour aller de l’Asie à l’Europe».
L’ingénieur des plus célèbres canaux
Adolphe Godin de Lépinay, dont l’histoire parle très peu, a pourtant été à la source de la réussite de ce canal. Né en 1821 à Lissac-sur-Couze, il intègre l’École polytechnique en 1840 à l’âge de 19 ans. Il est ensuite admis à l’École royale des ponts et chaussées, malgré son fort caractère qui lui vaut des commentaires de mauvaise conduite. Il fait rapidement ses preuves dans son travail d’ingénieur. Il est remarqué par Napoléon III qui le fait chevalier de la légion d’honneur le 18 septembre 1860. En décembre 1860, il est nommé ingénieur ordinaire de première classe, à l’époque où Paris se transforme de ville encore médiévale à ville moderne, ce qu’on appellera plus tard le Paris haussmannien. Une politique hygiénique se met en place pour lutter contre les maladies, notamment les épidémies de choléra. «Le tracé des grands boulevards permet la construction d’un vaste réseau souterrain de collecteurs des eaux usées», ceux-ci étant encore utilisés par les réseaux de nos jours. Ses talents le mèneront à prévoir un tunnel sous le Mont-Blanc, à la construction de chemins de fer en Algérie mais aussi au Mexique où la fièvre jaune sévissait et à laquelle il échappe, alors que plusieurs de ses collègues en décèderont. Il occupera par la suite pendant plusieurs années le poste de contrôleur à la compagnie du Paris-Orléans et est nommé ingénieur en chef entre temps. Il participe à un projet d’un canal grand gabarit pour doubler le canal du Midi, celui que nous connaissons, élément essentiel du patrimoine touristique de la région occitane. En plus de ce projet, il est engagé dans le tracé d’un chemin de fer transsaharien dont le but est de rejoindre l’Afrique de l’Ouest au sud algérien avec une voie ferrée de plus de 2 500 kilomètres. Il travaille aussi sur un projet de mer intérieure en Tunisie qui devait amener l’eau de la Méditerranée par un canal de plus de 240 kilomètres.
Parmi les aventures de Godin de Lépinay, Bernard Meunier évoque celle de son rôle pendant la guerre de 1870 avec la Prusse et ses alliés. Godin de Lépinay quitte Paris assiégée en ballon le 20 décembre 1870, au milieu de la nuit. À cause du chargement trop important, du manque d’instrument de navigation et des vents violents, le ballon redescend le matin en Bavière. Il reçoit un coup violent sur les yeux lors de son atterrissage chaotique, blessure qui sera responsable de sa cécité quelques années plus tard. Il reste 52 jours en détention à Munich avec ses compagnons de voyage, jusqu’au 18 février 1871.
La vérité selon Schopenhauer
Ferdinand de Lesseps, connu pour avoir fait construire le canal de Suez, se lance dans le projet du canal de Panama. Il ouvre un congrès international en 1879 à Paris consacré à ce projet interocéanique sur les mots suivants :
«C’est ici que doivent tomber les dernières barrières qui entravent la libre circulation des Océans. Venez, et à votre voix les montagnes s’abîmeront, les vallées ouvriront leurs flancs, deux mers uniront leurs ondes ; des milliers de navires voleront, rapides, vers le plus riche marché du globe, et les nations dépouillées de leurs armures de fer, se donneront le baiser fécond de la paix universelle.»
Godin de Lépinay, quant à lui, a une démonstration quasi mathématique sur la réduction des coûts du canal, une conception rationnelle de celui-ci, en tenant compte au mieux des conditions naturelles, etc. Mais son projet est refusé. Le projet du canal de Panama de Ferdinand de Lesseps est choisi, malheureusement «il n’a jamais été capable de mettre en place une direction efficace […]. En l’absence d’une gestion économe des sommes confiées par les épargnants français, Lesseps, trop marqué par l’âge et son orgueil conforté par le succès de Suez, a laissé le champ libre aux aigrefins de toutes sortes, pour son plus grand malheur et celui des Français», ce qui conduira au scandale de Panama quelques années plus tard.
L’auteur cite le philosophe allemand Schopenhauer dans son épilogue. «Toute vérité franchit trois étapes. D’abord elle est ridiculisée. Ensuite elle subit une forte opposition. Puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence». Le refus du projet de Godin de Lépinay se poursuit jusqu’en 1906 avant qu’il s’impose finalement comme une évidence, en 1914, trente-cinq ans après le congrès de Paris et seize ans après sa mort.
Finalement, l’auteur du livre explique que le projet du canal de Panama a été permis grâce à quatre éléments principaux : la compréhension du mode de transmission des maladies tropicales qui a permis de réduire considérablement les pertes humaines, le financement du chantier par le Trésor américain, un tel mode de financement n’étant pas envisageable par les Français, l’organisation militaire du gouvernement américain, confiée à de brillants officiers-ingénieurs et une chaîne de commandement particulièrement courte.
Bernard Meunier : «Nous avons tous un peu oublié le formidable travail des ingénieurs de cette époque»
L’Actualité. – Pourquoi avoir choisi d’écrire un livre sur ce sujet qu’est le canal de Panama ?
Bernard Meunier. – Adolphe Godin de Lépinay, ingénieur des ponts et chaussées, a légué une grande propriété située sur la commune de Journet à proximité de Montmorillon à l’Académie des sciences en 1898. Célibataire, sans enfant, ce Corrézien par sa naissance ne souhaitait pas que son domaine poitevin soit morcelé après son décès. Impliqué depuis quelques années dans la gestion de ce domaine, j’ai souhaité faire connaître ce brillant ingénieur de la seconde moitié du xixe siècle. Nous avons tous un peu oublié le formidable travail des ingénieurs de cette époque, celle de la création du réseau de chemin de fer en France. Il a non seulement participé à la création de nombreuses lignes dans le Limousin, mais aussi en Algérie et au Mexique. Moins connue de la grande histoire, sa conception du canal de Panama, avec la construction d’un barrage et d’écluses et la création d’un grand lac artificiel, reste sa plus grande contribution à ce qui a été le plus grand chantier du monde sur la période 1880–1914. Après l’échec de Ferdinand de Lesseps, la réalisation du canal par les Américains entre 1906 et 1914 s’est faite en utilisant le projet de Godin de Lépinay. Quelques livres américains, non traduits en français, rendent un hommage discret à cet ingénieur de talent. Il était temps de nous remettre en mémoire cette carrière exceptionnelle.
Comment s’est déroulé votre travail de recherche pour aboutir à l’écriture d’un tel livre ? Les références sont abondantes et très précises concernant la biographie de Godin de Lépinay, vous utilisez des lettres, des détails historiques précis et citez même les journaux de l’époque.
Le dossier d’ingénieur des ponts et chaussées de Godin de Lépinay est accessible aux Archives nationales. Il contient ses échanges de courrier avec sa hiérarchie et permet de suivre les péripéties de sa carrière. Par ailleurs, le compte-rendu du congrès international sur le projet de canal à Panama ayant eu lieu à Paris en 1879 est consultable à la bibliothèque de l’École des Mines de Paris. Les archives de l’Académie des sciences permettent de compléter cette documentation. Quant aux journaux français de l’époque, ils sont consultables en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale.
Tout le travail sur le choix des tracés des chemins de fer ou des canaux se faisait à partir de cartes à deux dimensions avec mention du relief à l’aide des courbes de niveau et des calculs très simples, inspirés de la géométrie telle que Monge l’enseignait à l’École polytechnique au début du xixe siècle. Tout cela se faisait sans ordinateurs !
Bernard Meunier est né en 1947 à Poitiers où il a commencé ses études de sciences. Il est membre de l’Académie des sciences et président de la fondation qui a en charge le domaine de Ry-Chazerat légué par Adolphe Godin de Lépinay à l’Académie des sciences.
L’homme oublié du canal de Panama, Adolphe Godin de Lépinay, de Bernard Meunier, CNRS éditions, 256 pages, 24 €
Godin de Lépinay aurait eu également une propriété à Montmorillon même?
Si oui, savez vous l’adresse.
Merci
Bonjour Madame,
Nous vous conseillons de contacter directement Bernard Meunier à l’adresse suivante : bmeunier@lcc-toulouse.fr
Bien à vous,
La rédaction
Toujours surprenant de constater que des hommes qui ont changer la cartographie du monde par le biais de chantier titanesque reste peu connu dans leur pays. Merci à ceux qui pérennisent leur mémoire.