Une léproserie au Moyen Âge
Par Alexandre Noguera
Maladie spectaculaire, la lèpre a marqué les sociétés contemporaines des xxe et xxie siècles dans leur vision de l’époque médiévale. Cette pathologie originaire de l’Ouest européen concerne l’ensemble de la population, sans tenir compte de la place sociale qu’occupe l’individu au sein de la société.
La lèpre, maladie transmise par le Micobacterium leprae, bacille qui est apparenté à celui de la tuberculose, se répand plus ou moins vite dans l’organisme de l’individu selon l’état du système immunitaire de celui-ci.
La pathologie se caractérise par les symptômes suivants : l’apparition d’écailles puis de tubercules et de pustules sur la peau, une insensibilisation locale, qui évolue en lésions nécrosantes et mutilantes, détruisant de manière progressive les tissus et les organes de la personne touchée par la maladie. Cette pathologie touche ainsi tout le corps (totum corporum).
Elle possède de nombreux noms. Les différents termes servant à la qualifier peuvent manquer de précision comme le remarque Carole Rawcliffe. Gérard de Crémone dans sa traduction latine du Liber canonis d’Avicenne – rédigé en arabe – emploie le mot lepra. La désignation de la pathologie permet d’identifier clairement ce que les Anciens nommaient elephantiasis.
Le lépreux, davantage reclus qu’exclu
Cependant, au Moyen Âge, les termes d’elephantiasis et d’elephantia sont pensés comme synonymes de lepra, ce qui permet d’identifier un aspect humoral spécifique.
C’est au regard de cette monstruosité visible que la thèse d’une « exclusion » du lépreux fut développée dans l’historiographie traditionnelle. Toutefois, cette vision est à nuancer. En effet, les travaux menés par François-Olivier Touati et Luke Demaitre ont montrés que le lépreux occupe davantage une place de reclus que d’exclu.
L’historiographie relative à la lèpre, très abondante, est toujours un sujet d’actualité, comme en témoignent les travaux récents d’Elma Brenner et de Carole Rawcliffe. Ces différentes études portant sur l’histoire d’une maladie particulière se doivent d’être liées à ceux ayant trait à l’histoire de l’assistance. En effet, la prise en charge d’une pathologie correspond à une réponse à un problème de société. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que l’histoire de l’assistance soit principalement inscrite dans les vastes domaines de l’histoire sociale, urbaine et de la santé. Cette historiographie est également très riche. En ce qui concerne la ville de Narbonne, il faut signaler les travaux de Jacqueline Caille. Elle y souligne le lien existant entre la place géographique qu’occupent les différents établissements hospitaliers et le réseau routier antique. De plus, elle y montre la place croissante qu’occupe l’autorité municipale dans la prise en charge de l’assistance publique, ce qui participe à la création d’une politique de communalisation de l’assistance. Celle-ci intervient à la suite des crises des xive et xve siècles et est principalement visible dans les villes du Midi dont celle de Narbonne.
Deux inventaires de patrimoine en 1219 et 1321
Les sources employées, de nature juridique, sont issues des archives municipales de Narbonne (AMN). La série S4858 contient les testaments, actes de donation et d’acquisition qui ont servi à la réalisation du présent article.
Composé de biens meubles et immeubles, le patrimoine de l’établissement hospitalier s’est constitué par le biais de donations qui sont réalisées du vivant du donateur (donations entre-vifs), mais qui sont aussi effectuées après le décès de celui-ci (donations post mortem). Les archives conservent deux inventaires des biens meubles de la léproserie. Le premier est daté de 1219 et le second de 1321.
Ces documents délivrent de précieuses informations sur l’agencement de la léproserie. Le notaire y fait la liste des biens qui se trouvent dans chacune des pièces qu’il visite. Il n’est pas surprenant d’y voir figurer le nom des différents objets de la vie quotidienne (jarres, lits, oreillers, linceuls). Toutefois, il est intéressant de souligner la richesse de l’établissement. Celle-ci est visible par le nombre relativement important de livres présents dans la bibliothèque du commandeur, objet qui est à cette époque précieux et coûteux. Composée de neuf livres en 1219 (elle compte un exemplaire de l’Ordre Sacerdotal, deux grands livres, un psautier et un bréviaire), celle-ci s’agrandit en 1321 puisqu’elle en compte treize, dont deux grands livres, un bréviaire, l’Ordre Sacerdotal, un psautier et quatre livres de raison.
Le patrimoine de la léproserie se caractérise aussi par aussi par les habits liturgiques et les nombreuses terres qui lui sont offertes, léguées à la ladrerie, ou qu’elle acquiert dans le cadre d’un investissement. À titre d’exemple, en 1298, Sanche Refue donne une vigne à l’hôpital du bourg de Narbonne. La vigne permet à la léproserie de produire son propre vin qui lui est nécessaire à l’accompagnement des plats et à la désinfection des plaies. Le patrimoine rural hospitalier est très important, car c’est par lui que l’établissement de soin peut subvenir à ses propres besoins tout en lui permettant de réaliser sa mission, à savoir celle de porter assistance à ceux qui en ont besoin. La terre est, pour la civilisation médiévale, source de richesse. C’est la raison pour laquelle la très grande majorité des actes de donations touchent cet élément matériel. Toutefois, la terre n’est pas l’unique source de richesse de l’hôpital.
Acheter son salut en numéraire
Les actes de la pratique mettent en avant les donations en numéraire. Ainsi, en 1297, Pierre de Armentaire dans le cadre de son testament désigne comme héritier universel la léproserie, et lui lègue ainsi après son décès de l’argent dans le but de célébrer « l’office divin ». La somme léguée, de « Cent sole tournois » est relativement importante puisque le testateur prévoit que « soyent perpetuelleman assignés lecdit cent soles Tournois annuels et perpetüels avec Les autres revenus ». Ce testament permet de voir une forme d’achat du salut, à savoir réaliser une donation en argent en échange de messes anniversaires, ce qui a pour objectif de faire gagner plus rapidement le Paradis au défunt. Il est également possible de convoquer la quittance de Guillaume Arnald, qui lègue à léproserie « cent mille sols melgoriens » en 1220 afin que soit célébrer « les offices divins ». La somme allouée doit en principe être attribuée aux cérémonies liturgiques.
Pour pouvoir fonctionner, l’hôpital médiéval a besoin de ressources humaines. Bien qu’il serait exagéré de parler de « patrimoine humain », il est vrai que de nombreux individus se donnent comme « frère » ou « sœur » pour servir les pauvres. Cependant l’entrée en léproserie n’est pas gratuite et se fait en échange d’un paiement en nature (par exemple cinquante vestes de laine) ou en numéraire, qui se réalise au moment de leur réception par le commandeur. Ces donas vont s’occuper des patients et peuvent être amenés à réaliser les différentes tâches quotidiennes (par exemple la préparation des repas) ou à s’occuper de l’entretien des terres de l’hôpital.
La vie en léproserie
Vivre en léproserie revient à mener une vie monacale, puisque se donner à la ladrerie s’inscrit dans le cadre d’une discipline moralo-religieuse, traduite par une volonté individuelle de mener une existence pénitentielle, méditative et charitable. Ce mode de vie se caractérise notamment par le fait que les personnes qui se donnent intestat à l’établissement renoncent à leurs biens, font vœu de chasteté et d’y servir les pauvres, puisque l’existence au sein de la léproserie est organisée par une « règle » qui astreint les malades comme dans toute communauté religieuse à une vie ascétique et dédiée à la prière. Il est logique de considérer l’abandon au monde comme étant l’abandon de sa vie d’avant, laïque et séculière où l’individu garde sa bonne santé, et ce, pour aller vers celle de la réclusion et de la pénitence dont l’objectif consiste à préparer sa mort en chrétien exemplaire.
La vie au sein de la maladrerie n’est pas libre, elle obéit à une hiérarchie. En théorie, l’établissement est placé sous l’autorité de l’archevêque de Narbonne. Or, dans la pratique, il s’avère qu’il se situe sous l’autorité municipale, en l’occurrence celle du consulat – les consuls sont des magistrats municipaux élus des villes italiennes ou du Midi de la France qui gèrent de manière collégiale les affaires municipales (René Fédou, Lexique historique du Moyen Âge, p.46). Ce glissement de juridiction s’effectue au xiiie siècle. C’est dans ce cadre juridique que sont nommés les commandeurs de l’institution hospitalière. Toutefois, ce n’est qu’à partir du xive siècle que la tutelle consulaire s’alourdie. Les consuls ne sont plus uniquement les patrons de la léproserie, ils en deviennent les administrateurs directs. En conséquence, la nomination du commandeur entraîne de facto une délégation de l’autorité municipale vers ces derniers.
La politique d’investissement menée par la ladrerie s’effectue sous la direction du commandeur, et ce, toujours au nom des consuls. C’est dans ce cadre que s’effectue la communalisation de l’assistance.
Communalisation de la santé
Parfaitement intégrée au tissu urbain narbonnais, la léproserie du bourg en devient acteur économique important. Son riche patrimoine foncier lui assure des revenus réguliers auxquels s’ajoutent des ressources alimentaires. Cette assise économique se renforce progressivement durant les xiiie et xive siècles grâce à une politique d’investissement menée par l’institution. Le grand nombre de personnes entrant au service de la léproserie lui permet d’avoir une ressource humaine suffisamment importante pour pouvoir gérer efficacement ce patrimoine tout en effectuant les tâches quotidiennes nécessaire à son bon fonctionnement. La compilation des richesses lui permet de se prémunir d’éventuelles difficultés économiques, tout en s’assurant d’avoir les moyens d’exercer sa mission première, à savoir accueillir les pauvres et soigner les malades. C’est dans ce cadre que le domaine de l’assistance devient un enjeu public important, participant de ce fait au processus de communalisation de la santé.
Alexandre Noguera est doctorant en histoire médiévale à l’université de Poitiers et à l’université de Sherbrooke (Québec, Canada) sous les directions de Geneviève Dumas et de Stéphane Boissellier. Sa thèse s’intitule « Voyage, culture et représentations spatiales chez un militaire sous Charles VII ». Il est membre du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale. Ses recherches portent sur l’histoire des sciences à la fin du Moyen Âge, sur le règne de Charles VII (1422–1461) ainsi que sur les relations internationales au xve siècle.
Quelques références bibliographiques
Lexique historique du Moyen Âge, dir. René Fédou, Armand Colin, 1995 (3e édition).
Leprosy and charity in medieval Rouen, d’Elma Brenner, Boydell et Brewer, 2015.
Hôpitaux et charité publique à Narbonne au Moyen Âge, de Jacqueline Caille, Privat, 1978.
Leprosy In premodern medicine: a malady of the whole body, de Luke Demaitre, The Johns Hopkins University Press, 2007.
Un système de soins à l’échelle urbaine : la communalisation de l’assistance à Montpellier (xiie-xve siècles), de Catherine Dubé, Mémoire de maîtrise sous la direction de Geneviève Dumas, Université de Sherbrooke, janvier 2016.
Santé et société à Montpellier à la fin du Moyen Âge, de Geneviève Dumas, Brill, 2015.
«Les lépreux peuvent-ils vivre en société ? Réflexions sur l’exclusion sociale dans les villes du Midi à la fin du Moyen Âge», de Daniel Le Blévec, dans Vivre en société au Moyen Âge : Occident chrétien (vie-xve siècle), dir. Claude Carozzi, Daniel Le Blévec, Huguette Taviani-Carozzi, PUP, 2008.
Leprosy in Medieval England, de Carole Rawclifffe, The Boydell Press, Woodbridge, 2006.
Maladie et société au Moyen Âge : la lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du xive siècle, de François-Olivier Touati, De Boeck Université, 1998.
Passionnant, instructif.…. J’ai déjà, et je ne me souviens plus où, visité le site d’une ancienne léproserie ( Persee ? ) J’ai bien plus appris en lisant cet article.
Félicitations à l’auteur
où
Thèse de Bruno TABUTEAU pour la Normandie :
Une léproserie normande au Moyen Age : Le prieuré de saint Nicolas d’Evreux du XIIème au XVIème siècle. Histoire et corpus des sources
Thèse doctorat histoire : Université de Rouen, 1996.
http://www.theses.fr/1996ROUEL234