L’antinomie de la politique et de la vertu
Par Juliette Herbaut
La notion de la déviance est mise à l’honneur pour cette dixième édition des Rencontres Michel Foucault. Largement étudiée par l’auteur de Surveiller et punir (1975), elle est abordée par le prisme de la médecine, de la sexualité, de la prison ou encore par celui de la politique. Jean Garrigues retrace l’histoire des plus importants scandales politiques français. Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, directeur du Comité d’histoire parlementaire et politique, il est aussi auteur de nombreux ouvrages sur cette thématique comme La République des hommes d’affaires, 1987–1900 (1997) ou plus récemment Les scandales de la République – De Panama à l’affaire Benalla (2019). Dans sa conférence nommée Les sirènes de la vertu, il prend pour repère le début de la iiiᵉ République. Cette époque constitue un moment charnière dans son historique : Napoléon III étant déchu en 1871, le pouvoir se réorganise autour de partis politiques. Entre 1870 et 1880, de grandes masses d’argent vont circuler en raison de la révolution capitaliste et industrielle. Quant à la presse, elle diffuse largement ces scandales.
Les pots-de-vin sont légion et servent les nationalistes
Les affaires de corruptions vont se multiplier, comme pour «l’affaire du Panama» en 1892. La compagnie chargée de construire le canal est en difficulté financière. Elle distribue des pots-de-vin issus de financements publics pour obtenir des soutiens de personnalités politiques. De nombreux journaux et pas moins de 150 députés et sénateurs ont été soudoyés.
D’autres fraudes sont révélées dans les années qui suivent et permettent l’éclosion de la droite nationaliste – aujourd’hui l’extrême droite. Elle instrumentalise ces déviances politiques pour «dénoncer le système». En 1933, «le scandale des scandales» éclate selon Jean Garrigues : c’est «l’affaire Stavisky». Cet escroc notoire est protégé par le procureur général Pressard, lui-même beau-frère du président du Conseil Camille Chautemps – l’équivalent du Premier ministre aujourd’hui. Celui-ci démissionne face au scandale et Stavisky est retrouvé mort pendant sa cavale. Le doute plane sur ce suicide : Le Canard enchaîné titre «Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant». Peu de temps après, des émeutes éclatent. Elles rassemblent des ligues de droite et d’extrême droite et menacent le Palais Bourbon. Une quinzaine de morts sont à déplorer et on nomme Gaston Doumergue à la présidence du Conseil, qui «savait ménager l’extrême droite». Le pouvoir compose avec le parti, qui se place sur l’échiquier politique. Une tradition de récupération de ces affaires par les extrêmes s’installe.
Un « monarque républicain » à la tête de la vague rose
Jean Garrigues s’attarde alors sur les années 1980. Cette période marque l’avènement des socialistes avec l’élection de François Mitterrand. À la tête de l’État de 1981 à 1995, les affaires s’enchaînent lors de son mandat. En 1985, le Rainbow Warrior, un bateau de Green Peace, est détruit sous l’impulsion du ministre de la Défense de l’époque, Charles Hernu. Il est forcé de démissionner à la suite de cet attentat. Six ans plus tard, le scandale du sang contaminé éclate. Le Centre national de transfusion sanguine a distribué pendant plus d’une année, d’anciens stocks de sang contaminé par le SIDA. Les hémophiles sont les plus durement touchés. Ces dons auraient été laissé en circulation pour des raisons financières et plusieurs ministres sont accusés et poursuivis pour négligence. Enfin, en 1992, l’affaire des écoutes est révélée. François Mitterrand a espionné plusieurs journalistes, syndicalistes et comédiennes pendant plus de trois ans pour cacher l’existence de sa fille illégitime. La vertu socialiste se fissure une nouvelle fois.
« La manie française » des financements occultes
Dès 1990, des affaires de financements de campagnes frauduleux sont révélées. Plusieurs partis sont mis en cause à quelques années d’intervalles, donc le Parti socialiste. Il est accusé d’avoir facturé et encaissé de fausses prestations à des entreprises, en échange d’avantages sous formes de marchés communaux. Ces révélations sont contradictoires avec la «pureté» revendiquée par la gauche, François Mitterrand revendiquant une «détestation de l’argent» :
«L’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes.»
Discours d’Epinay, 1971
À droite, le RPR est attaqué en 2000 pour les mêmes motifs. Jean-Claude Méry, collecteur présumé de cet argent sale, incrimine Jacques Chirac, alors à la tête de l’Etat, dans un témoignage vidéo dévoilé après sa mort. Ces affaires de financements occultes touchent tous les partis : ces pratiques révélées agissent comme une «déflagration» chez les électeurs pour l’historien.
La défiance de l’opinion publique face aux politiques
Les années 2010 marquent un tournant dans le traitement et la réception des scandales politiques : «Nous sommes de plus en plus intolérants à toutes formes de déviance de nos hommes politiques.» Le 14 mai 2011, Dominique Strauss-Kahn est accusé de séquestration, d’agressions sexuelles et de viol par une employée du Sofitel. L’affaire a alors un retentissement «sans précédent», puisqu’il est le directeur du FMI et est pressenti pour être candidat à l’élection présidentielle française. Jean Garrigues met en exergue la «morale puritaine» des États-Unis, qui a amplifié l’indignation dans l’Hexagone. Les affaires de mœurs se rajoutent à l’histoire des scandales politiques français, qui était jusqu’alors jonchée d’actions financières frauduleuses. L’opinion publique se crispe davantage. En 2013, Jérôme Cahuzac est accusé publiquement de fraude fiscale. Au sein de l’Assemblée nationale, le ministre du budget dément. Quelques semaines plus tard, il reconnaît cependant les faits et s’excuse publiquement pour sa «faute inqualifiable». Ainsi, l’affaire Cahuzac semble être un tournant pour «le seuil de tolérance aux scandales» de l’opinion publique : «Deux tiers des Français n’ont pas confiance dans l’exécutif, le législatif et dans les maires.»
Les scandales sont ainsi les révélateurs «d’une société à un moment donné» pour Jean Garrigues. L’abondante «autopsie» des scandales qu’il réalise permet de montrer l’évolution des rapports à la déviance politique. L’apparition des régimes parlementaires et d’une multiplication des acteurs politiques à partir de 1880 favorisent la corruption ; à celle-ci se rajoutent les très médiatisées affaires de mœurs de la Vᵉ République. La réception de ces dérives a évolué en parallèle : après la chute de Napoléon III, l’accroissement des pots-de-vin était considéré comme anodine et «ne prêtait pas à critique». Aujourd’hui, l’accueil des citoyens est beaucoup plus critique : c’est un véritable «divorce» entre les acteurs politiques et les français. Bien que les lois sur l’utilisation des fonds publics, des financements de campagnes ou de déclaration des patrimoines se soient «beaucoup améliorées», l’opinion publique semble désabusée et défiante. Jean Garrigues met en exergue ce paradoxe de cet historique des déviances politiques, qui continuent de peser «sur l’ensemble des acteurs publics alors qu’ils sont de moins en moins suspects».
Retrouver la conférence sur la chaîne YouTube du TAP.
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