L’Affaire Pranzini, aventurier, Don Juan et tueur de femmes ?

Pranzini costume Caire Le "costume" de Pranzini, Archives de Paris (D 2U8-223).

Par Lison Gevers

Le 17 mars 1887, un crime est commis rue Montaigne, à Paris. Pour les contemporains, cette affaire est la plus extraordinaire de l’après-guerre de 1870. «Elle ne déchire pas l’opinion en parties ou en coteries, elle la subjugue», explique Frédéric Chauvaud, spécialiste de l’histoire de la justice, de l’expertise criminelle et du corps à l’Université de Poitiers, auteur d’un livre sur cette affaire.

Un triple crime d’une violence remarquable

Trois corps sans vie sont retrouvés dans un appartement : celui d’une fillette, d’une dame de compagnie et d’une demi-mondaine. Elles sont «égorgées avec une véritable science de boucher». Le rapport d’autopsie montre que la tête de chacune des victimes a pratiquement été séparée du tronc et dit l’extrême violence du crime. «La fillette n’a pas été décapitée par un seul coup. L’examen de l’avant-bras montre qu’elle a essayé de se protéger, sans doute dans un réflexe ultime, mais les “sections successives destinées à opérer la décollation ont laissé quatre empreintes sur le poignet”, pendant que le meurtrier lui maintenait la tête sur l’oreiller.» L’assassinat de l’enfant et la manière dont sa mort est intervenue choquent l’opinion publique. Les deux autres victimes ont connu un sort tout aussi effroyable. «L’une a été précipitée au sol au point que le choc lui ait fracturé une incisive, elle est tombée sur les genoux comme l’attestent les taches brunes correspondant à un enduit appliqué sur le parquet. Elle a ensuite reçu plusieurs coups fatals qui ont entaillé deux vertèbres cervicales, tranché la moelle épinière et coupé les carotides. La troisième, Madame de Montille, a été victime soit d’un seul coup qui lui a découpé l’aisselle droite, puis le cou, larynx et vaisseaux compris, soit, plus vraisemblablement, de deux coups, le second étant mortel.» Le légiste ajoute qu’il s’agit de la même arme tenue par la même main. Sûrement un couteau de boucher. Quant à l’heure du crime, elle est estimée, d’après l’examen des estomacs et de la vessie, à la fin de la nuit ou au lever du jour. L’ordre des décès est une question plus difficile à résoudre car la mort des victimes n’a pas été instantanée. Mais Madame de Montille semble avoir été frappée la première, au moment où elle sortait du lit. Elle a eu le temps d’alerter sa femme de chambre qui a été saisie par les cheveux et égorgée. L’assassin a alors aperçu la fillette qui s’était réveillée et l’a décapitée.

 

Dessin reconstitution scène du crime

Détail de la scène du crime, Archives de Paris (D2U8-223).

 

Une enquête laborieuse

Des questions se posent : s’agissait-il d’un tueur de femmes, d’un maraudeur, d’un amant jaloux ? Paul Brouardel, l’expert judiciaire le plus célèbre de son temps, Guillot, le meilleur juge d’instruction de l’époque et Goron, futur chef de la police judiciaire, se lancent sur les traces du criminel. Le voisinage ne se doute de rien : «pas un instant, je n’ai soupçonné, ni pressenti le drame horrible qui se jouait au-dessus de ma tête», explique une gouvernante qui se trouvait au quatrième, alors que le drame a eu lieu un étage plus bas. Le concierge n’a rien vu ni entendu non plus. Si l’assassin a échappé à sa vigilance, c’est qu’il était familier de l’immeuble.

Le délai de réaction est lent et on prend conscience d’une nécessaire modernisation des équipements de la police judiciaire. La presse critique les lenteurs de la police et son incapacité à être mise au courant d’un crime de sang commis en plein Paris. La rumeur du triple meurtre se répand rapidement et attire une foule de curieux, photographes, journalistes et amis des victimes.

Claudine Régine de Montille était une courtisane mais elle avait toujours gardé une certaine réserve. Elle ne fréquentait pas les maisons de rendez-vous et les clients vulgaires. Elle avait trois amants réguliers et un agenda très précis. Pourtant, elle traversait depuis février une crise sentimentale et morale. Elle était devenue taciturne et se réfugiait dans l’absinthe. Alors qu’elle était si prudente, elle multipliait les occasions de rencontre et les amants d’un soir, ce qui lui avait été reproché par Annette Gremeret, à ses côtés depuis 14 ans : «Madame reçoit des individus qu’elle ne connaît pas, il lui arrivera malheur, elle nous fera assassiner»…

Les soupçons se penchent sur l’amant de Madame de Montille, qui lui avait rendu visite le soir du meurtre et avait dissimulé son visage derrière son col remonté. Il n’était pas redescendu. Avait-il un complice ? Et qu’en est-il du mobile ? Crime passionnel, de vengeance, crapuleux ? Des traces sanglantes sont retrouvées sur le coffre-fort qu’il n’a pas réussi à ouvrir, une tirelire en porcelaine est brisée, un portefeuille maculé de sang et des bijoux ont disparu. Une paire de manchettes d’homme et une petite ceinture portant les inscriptions Gaston Geissler sont trouvées. Cet individu est donc activement recherché.

Le déferlement des foules et de la presse

Frédéric Chauvaud cite le philosophe Walter Benjamin : «Nul doute que les crimes, comme d’autres manifestations humaines, entrent en correspondance avec une époque, ses peurs et ses espoirs. Ceux qui survivent au temps et trouvent une place dans la mémoire collective cristallisent une époque et façonnent durablement l’imaginaire de toute une société.»

La presse se saisit de l’affaire à sa manière, concurrence la police, tient les lecteurs en haleine. L’opinion publique s’empare de ce triple meurtre et très vite, une inquiétude s’élève. «Paris reste cependant, dans l’imaginaire collectif, la capitale du xixe siècle de tous les possibles, y compris dans le domaine criminel», explique Frédéric Chauvaud. Plusieurs périodiques alimentent la vague et consacrent, par exemple, un long passage à la photographie publiée du cadavre de la fillette. Les foules se déchaînent et on dit que l’arrestation de l’assassin ne suffira pas et qu’il faudrait le supplicier. Le Figaro, Le Gaulois, Le Petit Parisien, La Gazette des tribunaux, Le Journal illustré, La Lanterne s’emparent de l’affaire. Une suite paraît dans Le Petit Parisien, donnant aux lecteurs l’impression de suivre l’enquête en direct, elle est baptisée «Une heure trente du matin».

Un individu blond sous le nom d’Henri Pranzini avec un accent étranger est arrêté à Marseille, il aurait vendu des bijoux de grande valeur correspondant à la description faite par la presse. Mais ses caractéristiques physiques ne correspondent pas au suspect. Peut-être s’agirait-il d’un complice ou d’un receleur ? Son amante, Antoinette Sabatier, est interrogée et prône l’innocence d’Henri, qui a passé la nuit avec elle et qui serait incapable de commettre pareil crime. L’interpellé nie le triple crime de la rue Montaigne. Plus tard, elle avouera qu’Henri Pranzini n’était pas avec elle le soir des meurtres et qu’elle souhaitait le protéger en avouant le contraire. Mais Henri Pranzini persiste, il aurait dormi dans le canapé ce soir là pour ne pas la réveiller, mais il était bel et bien chez elle.

 

Pranzini costume Caire

Le “costume” de Pranzini, Archives de Paris (D 2U8-223).

 

La presse continue de railler l’affaire, en disant que les meilleurs enquêteurs de la police sont en fait des prostituées qui ont donné des éléments indispensables à l’arrestation de Pranzini.

«Des journalistes se livrent ainsi à un lynchage médiatique. Ce n’est pas un couteau de boucher qu’ils manient mais la plume, le crayon ou le stylo à plume dernier modèle, […] instruments d’écriture, ils sont tout autant acérés et effilés que des armes blanches redoutables et dirigés vers la même cible.»

La figure mystérieuse d’Henri Pranzini

Pranzini est un Don Juan voleur, accro aux jeux de hasard et désargenté, mais il se justifie en disant qu’il ne l’est pas au point de commettre l’irréparable. Il parle plusieurs langues : anglais, français, italien, grec, turc, arabe, russe et indou. Il se mettra au service des militaires russes, puis de la première puissance coloniale du monde. Il sera aussi interprète dans l’armée anglaise. Il est un personnage mystérieux, séducteur aux multiples conquêtes de femmes du monde. De nombreuses lettres de ses amantes sont retrouvées. Mais le mystère du deuxième homme persiste, celui du gringalet brun qui a été aperçu le soir du meurtre dans l’appartement.

Les boutons de manchette ne mènent pas plus loin, ils pourraient appartenir à Georges Guttentag. C’est un retour à la case départ mais à la fois une fausse piste écartée. Pranzini et lui ne peuvent pas être complices mais ne peuvent être qu’une seule et même personne.

Le procès s’ouvre le 9 juillet 1887 et la foule est nombreuse. L’avocat d’Henri Pranzini le défend : son silence ne prouve pas qu’il soit un assassin. Les preuves ne sont pas suffisantes pour lui. Certains éléments peuvent même peser en sa faveur : Madame Sabatier reste persuadée de son innocence, il était en possession des bijoux provenant de la rue Montaigne mais il n’en était que le receleur. En apprenant leur provenance, il aurait pu s’affoler et tenter de s’en débarrasser. Une accusation de triple meurtre serait exagérée, Henri Pranzini ne pourrait être qu’un voleur accusé à tort. «Prenez garde… la mort s’il est l’assassin… la liberté s’il est innocent ! Mais s’il est voleur, on n’envoie pas les voleurs à l’échafaud !» La démonstration de l’avocat subjugue le public et des applaudissements se font entendre. Pourtant, les jurés délibèrent et il est condamné à mort. «Henri Pranzini entre dans la famille des criminels de sang. Il devient un héros du crime dont les visions enténébrées et rouges ne cessent de peupler l’imaginaire collectif», explique Frédéric Chauvaud.

 

Acte accusation Pranzini

L’acte d’accusation, Archives de Paris (D2U8-223).

 

L’affaire a marqué les esprits et impressionné l’opinion publique à cause de l’horreur du crime, des péripéties de l’enquête et de la personnalité du condamné. Le fait que Pranzini ait toujours nié laisse «une porte entrebâillée au doute»…

couverture livre

L’Affaire Pranzini, Frédéric Chauvaud, Georg éditeur, 232 p – 15 €

Frédéric Chauvaud a été l’invité de Jacques Pradel pour son émission “l’heure du crime” sur RTL.

Il donne également une conférence le jeudi 18 juin 2018 à 15 h 30 à l’université du Québec à Montréal.

 

Cet article fait partie du dossier Le crime parfait n’existe pas.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.