Jean-Luc Chapin – Saisir l’attente

Belval, Ardennes, 2012.

Entretien Aline Chambras

Jeudi 12 mars 2020, galerie Arrêt sur l’image dans le quartier des Chartrons à Bordeaux. Depuis le 27 février s’y tient l’exposition Braconnage, photographies de Jean-Luc Chapin et textes de Serge Sanchez. En tout, une vingtaine de clichés : paysage, nature morte, noir et blanc, couleur. Tous convoquent références picturales et littéraires. Comme pour offrir au regard des visiteurs un «braconnage culturel» tantôt sérieux, souvent malicieux et toujours onirique.

L’écrivain Allain Glykos est venu les découvrir. Il connaît Jean-Luc Chapin depuis plus de vingt ans. En 1994, ils ont publié ensemble Montesquieu, Hôte fugitif de La Brède (éd. Christian Pirot), l’un à la plume, l’autre aux photos. Entre l’auteur et le photographe, la conversation s’engage, glisse et parfois dérive, comme aspirée par la force de suggestion des œuvres qui les entourent.
Le 17 mars, la Galerie a été fermée, confinement oblige. Les photos loin des regards restent muettes.

Aline Chambras. Ces images racontent-elles des histoires ?

Jean-Luc Chapin. Je ne sais pas si elles racontent des histoires mais elles sont issues de rencontres au sens très large du terme, de raisonnements ou de sensations plus spontanées au moment de la prise de vue. Donc, oui tout cela dit quelque chose, quelque chose qui n’est pas forcément l’histoire qui s’installera ensuite dans l’esprit du regardeur.

Allain Glykos. Moi, je ne dirais pas que ça raconte des histoires. Quand je regarde des images, quand j’écoute de la musique, ça ne me donne pas envie de raconter une histoire.

J.-L. C. Tu parles de musique et j’ai en tête cette phrase de Moussorgski qui, déambulant devant les toiles de son ami peintre défunt, note dans son carnet : «des sons et des idées sont suspendus en l’air», il composera ses Tableaux d’une exposition sur cette intuition. «Des idées sont suspendues en l’air», cela définit assez bien mon état d’esprit lorsque je circule dans les bois, dans la nature ou n’importe où ailleurs. On traîne avec soi sa culture, ses envies d’images, ses intuitions, elles s’accrochent à des éléments de paysage, à une lumière, à des signes. Quand tout se passe bien, des propositions d’images s’offrent à toi et des mots, des phrases les confirment ou les rejettent. J’imagine que c’est ma manière de faire une sélection. Je fais une expérience récurrente : quand je travaille avec un assistant, je pars sur le terrain avec une idée ou des intentions que je partage avec lui. Souvent il me suggère des prises de vue, c’est quand je ne fais pas l’image que cela devient intéressant. Je lui donne mes raisons et cela finit par devenir extrêmement consistant. À cet instant, seuls les mots et leur capacité de suggestion sont disponibles. C’est une expérience que j’ai souvent vécue. Tout cela pour dire que ma décision de l’image passe le plus souvent par les mots.

Hêtre Lepère, forêt de Lyons, 2003.

A. C. Cela renvoie à la notion de temps.

J.-L. C. Bien sûr, il y a ce terme d’image latente attaché à la pratique argentique et qui définit l’espace de temps entre la prise de vue et l’obtention concrète du négatif qui est de fait la première visualisation de l’image. Je pense que c’est un exercice de l’attente, l’attente en tant qu’espérance parfois teintée d’impatience et l’attente purement temporelle pendant laquelle l’image travaille. Elle existe et n’existe pas, elle attend, piégée dans l’espace actif de la mémoire.

A. G. Dans tes photos, on ressent que le figé est inscrit dans une temporalité. Je ne sais pas à quoi cela est dû : l’argentique, la nature des photos, le jeu de l’ombre et de la lumière, la profondeur, je ne sais pas. Quelque chose que je traduirais, quand je les regarde, par la conscience du temps vécu. Est-ce la temporalité de mon regard qui circule sur la photo ? Est-ce la temporalité de tout ton travail depuis le début de l’idée, du cheminement qui te conduit physiquement sur le lieu de l’action, ? Quand je regarde tes photos, (peut-être parce que je suis allé avec toi sur le «terrain de chasse» à trois reprises), je vois se dérouler sous mes yeux l’écoulement des minutes et des heures qui ont conduit à leur réalisation.

Quand je regarde ton travail, je ne peux m’empêcher d’y voir aussi l’expression d’une certaine mélancolie, le rapport à l’impossible photo qui nous fait toucher du doigt et de l’esprit ce vers quoi l’on tend, en sachant que jamais on ne l’atteindra. Je me souviens d’une interview de Giacometti qui, à la fin de sa vie, disait avec un sourire profond qu’il n’arriverait jamais à réaliser la sculpture, le dessin qu’il cherchait, mais cet impossible, cette tension, le rendait créatif, sans tristesse aucune. Or tu viens de dire que lorsque tu es avec tes assistants, il y a des tas de photos que tu ne fais pas.

J.-L. C. Il est difficile d’être satisfait, je mets cela pour partie sur le compte de cette difficulté qu’il y a à transformer une idée en objet, l’objet photographie.

A. G. Et je me suis demandé si dans une exposition, il ne devrait pas y avoir entre chaque photo exposée l’espace laissé vide de la photo qui n’a pas été faite.

J.-L. C. Ce que tu dis m’intéresse beaucoup, tu l’imagines. Aujourd’hui cela passe par les mots mais je n’exclus pas d’autres manières. J’ai exploré ce terrain avec des écrivains ou des poètes qui, pour certains, se sont glissés dans ces espaces de l’attente. Mais remplir ce vide soulève une autre question, celle de dire ou pas ce qui occupe ce vide. N’est-ce pas dans ce vide que s’engouffrent toutes les subjectivités, les possibilités d’interprétation ou d’appropriation de ce qui est montré ? Dans le cadre de cette exposition Braconnage, Serge Sanchez s’est glissé en romancier et critique d’art dans les raisons de ces photographies, il en fait des textes qui expriment plus l’esprit de cette collaboration qu’une lecture de l’image.

Hêtre, bois Henri IV, Touffreville, 2003.

A. G. C’est pourquoi, je parlerais volontiers du rapport esprit-matière, parce que l’espace vide serait tout entier empli de l’esprit de la photo invisible. Matérialiser l’absence, ce qui donnerait de la spiritualité à la présence matérielle des photos montrées.

J.-L. C. Oui, à n’en pas douter, je pense sincèrement que plus l’image est chargée de sens plus elle a de chances d’émettre des signes vers celui ou celle qui la regarde. Quant à en livrer les ressorts intérieurs je reste hésitant malgré une grande envie de le faire. Braconnage est une expérience de ce type.

Pour en terminer avec les images invisibles, je te parlerai de ces images non vues qui trouvent tout à coup leur place de manière autonome ou dans un processus particulier. Je pense ici à la construction de Natures pour Gallimard où, à des fins de récit, j’ai retenu un principe d’enchaînement de photographies reliées les unes aux autres. Beaucoup de photographies oubliées ou écrasées par d’autres ont trouvé leur place dans ce livre sous cette contrainte chronologique et dramaturgique. Pour moi, ce phénomène de résurgence est extrêmement troublant et m’incite à plonger de temps à autre dans mes archives. Je ne sais pas si ça te parle.

Fougère scolopendre, Floirac, 2002.

A. G. Oui, bien sûr. J’ai fait plusieurs fois cette expérience. Cherchant quelque chose que je ne trouve pas, je tombe sur un texte écrit à la main sur un bout de papier que j’avais totalement oublié, et qui peut devenir le point de départ d’un livre, ou d’un texte plus long. Jacques Roubaud appelle cela la théorie du bon voisin. Tu cherches dans ta bibliothèque un ouvrage, tu ne le trouves pas à l’endroit où tu pensais l’avoir rangé, mais à cet endroit tu en trouves un autre que tu ne cherchais pas et qui est en définitive celui dont tu avais besoin. C’est aussi ce que Bacon appelle la part de l’accident, du hasard créateur.

J.-L. C. J’ai toujours pris très au sérieux cette notion d’accident au point d’en faire un répertoire, ils ont été et seront nombreux. Des accidents, des erreurs, des maladresses ont parfois été à l’origine de séries ou se sont inscrits durablement dans ma pratique. C’est surtout au tirage qu’ils ont été fructueux, ils se confondent souvent avec une recherche de matière. À la prise de vue j’en ai intégré certains et parfois je les utilise très directement.

Brochet d’Aquitaine, Sore, 2017.

A. C. Vous photographiez souvent poissons et pêcheurs. Pourquoi cette activité est pour vous un objet photographique aussi présent ?

A. G. Je pense qu’il y a un lien entre le travail photographique de Jean-Luc et la pêche. Ce qui est magique dans une rivière, c’est que bien souvent, on ne voit que la surface. La rivière pour moi c’est à la fois l’invisible et l’irréversible. Il y a au fond de l’eau tout une vie qui grouille et que le pêcheur tente de saisir par des techniques et des stratégies très sophistiquées. Et puis il y a aussi la métaphore du temps qui passe et qui ne revient jamais. Or, je me demande si, lorsque tu photographies, tu n’es pas confronté aux deux dimensions de la rivière. Photographier l’invisible (ce que tu appelais tout à l’heure l’idée) et saisir l’instant qui ne se présentera pas deux fois. Et au point de jonction de ces deux dimensions, m’apparaît une troisième, l’imprédictible. Je ne peux prévoir ce qui va se passer, et d’autant moins lorsque ce qui va se passer échappe à la rationalité de ma démarche et fait un pas de côté, comme une tentation de liberté par rapport au créateur. 

J.-L. C. Pourquoi la pêche ? Parce que j’aime ça sans restriction aucune. J’ai eu la chance, enfant, d’avoir à ma disposition de nombreux “schémas de rivière” qu’il a bien fallu comprendre dans l’unique but de capturer des poissons, le plus possible de poissons. Comprendre c’est lire l’eau, pêcher c’est se projeter dans un monde imaginé, c’est se lancer dans des hypothèses incessantes dans l’espoir d’une confirmation. Je me plais à penser qu’il y a un lien étroit entre la pratique de la pêche et ma pratique de la photographie dans cette projection d’images accrochées à des signes, des indications, des sensations à travers lesquels l’imagination ou une pensée peut s’engouffrer.

La Loire, 1999.

A. G. Oui, on est dans l’interprétation, une sorte de sémiologie de la rivière. J’ai vu Jean-Luc à l’œuvre dans trois situations : à La Brède (lorsque qu’on a commis le livre sur Montesquieu), en Turquie et en Crète. Et chaque fois ce qui m’a frappé, c’est qu’il photographie comme il pêche. Il fait des repérages, prépare son coup, lit les signes qui vont lui permettre de rendre visible ce qui se dérobe objectivement et subjectivement à sa pensée et à son regard. Et ensuite, il attend. L’attente est quelque chose de fondamental. Elle traduit le rapport au temps, au surgissement aussi. Elle est au cœur des activités comme la chasse, la pêche, la photographie. Attendre c’est un peu suspendre le temps, il y a dans ce mot «tendre».

Canard appelant, bassin d’Arcachon, 1996.

A. C. Vous faites aussi beaucoup de photos de chasse et de chasseurs. C’est aussi une activité que vous pratiquez ?

J.-L. C. Non, je ne chasse pas. J’accompagne les chasseurs. Ils me permettent d’entrer dans les endroits très particuliers, de procéder à une sorte d’enfoncement dans la nature qui est très difficile quand on est dans la contemplation ou dans une simple promenade. En fait, je ne me promène pas dans la nature, j’arpente, j’enquête en quelque sorte, un peu comme un chien de chasse en quête d’indices qui le mèneront au gibier. Je préfère pénétrer dans la nature accompagné de quelqu’un qui en sait souvent beaucoup plus que moi sur un territoire précis, je profite de son expérience, de son savoir qui, le plus souvent, se prolonge d’appréciations esthétiques, c’est une chose qui m’a frappé.

Bibliographie sélective

Natures, texte de Jean-Marie Laclavetine et Muriel Barbery, Gallimard, 2018.

Pêcheur, texte d’Éric Audinet, Confluences, 2013.

La table des chiens, catalogue, textes de Claude d’Anthenaise (entretien), Éric Audinet, Alain Borer, Christian Caujolle, Jean-Marie Laclavetine, Musée de la chasse, 2013.

La ville élargie, texte de Didier Arnaudet, Confluences, 2012.

Descente au paradis, texte de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2011.

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