Françoise Valéry & Franck Pruja – Les éditions de l’Attente

Franck Pruja et Françoise Valéry. Photo Eugénie Baccot.

Entretien Laurine Rousselet

Photo Eugénie Baccot

En 1992, Françoise Valéry et Franck Pruja créent les éditions de l’Attente à Bordeaux qui s’apparentent au départ à un atelier de micro-édition et d’impression artisanale dont l’orientation demeurera la littérature de création contemporaine. Débordant d’une curiosité insatiable, ils ont su s’entourer d’auteurs, traducteurs, poètes, plasticiens, participant à leur grande aventure d’abord humaine. Après la collection « Week-end » : le livre apparaissant tel l’interface entre plusieurs pratiques créatrices, l’association Cuisines de l’immédiat où des moyens artistiques originaux étaient alloués autour de la gastronomie, c’est en 2011, date à laquelle l’atelier de sérigraphie disparaît, le choix de l’impression offset se fait, que l’Attente se métamorphose. Aujourd’hui, la maison incarne vingt-six ans de littérature dans « tous ses états ».

L’Actualité. – Certains textes ont-ils été sources d’hésitation dans l’identification d’une collection ?
En grande majorité ce sont les textes, par leur singularité, qui déclenchent les collections dont chacune possède une unité de format. Depuis 2012, nous en entretenons cinq : la collection « Philox » ayant pour axe principal la pensée et la réflexion critique, la collection « Alimage » s’attachant à la connivence entre l’écriture et les arts picturaux, la collection « Propos poche » exposant un sujet ou un propos particulier, la collection « Au trait » qui allie le graphisme et l’écriture, la collection « Ré/velles », la plus récente, qui accueille des textes proches du récit et de la nouvelle avec des onces de poésie.

Existe-t-il des rencontres que le temps a rendues capitales ?
Il est évident que sans notre rencontre avec Emmanuel Hocquard et ses multiples approches de la poésie et de l’objet livre au début des années 1990, notre maison n’aurait peut-être pas existé, en tout cas dans sa structure actuelle. Il y a eu aussi ce moment important où nous avons rendu visite à Rosmarie et Keith Waldrop (poètes, éditeurs, enseignants et traducteurs américains) à Providence dans le Rhode Island. La rencontre fut un choc à la fois intellectuel, esthétique et humain, un réel déclencheur. Nous résidions toujours à New York, immergés dans le milieu des poètes et performeurs, lorsque nous avons été saisis par la facilité de « faire un livre tout de suite », composé sur le traitement de texte, photocopié en série au drugstore du coin de la rue, puis lu en soirée publique et distribué à qui voulait bien l’échanger contre quelques dollars.

Françoise Valéry, vous avez été la programmatrice, un temps, de la galerie du Triangle à Bordeaux où vous mettiez en lumière le travail de certains auteurs telle Tracy Mackenna. Aujourd’hui, si cette expérience se renouvelait, comment envisageriez-vous l’invitation d’une forme d’expression artistique dans un espace clos ?

F. V. – Si j’en avais l’occasion je poursuivrais ce que je faisais déjà à l’époque, le temps de l’exposition se confondrait avec un temps de résidence de création pour l’artiste-auteur(e) invité(e), une exposition in progress avec une dimension d’écriture et la production d’objets imprimés, des moments de rencontre, de traduction, etc. Projeter la cimaise dans le livre comme véhicule de l’art : un véhicule léger et plein d’ouvertures, un objet culturel transmissible, moins limité dans le temps que la durée d’une exposition. Bien entendu, il faudrait que le lieu soit approprié, compartimenté en logement/atelier-bureau/salon/lieu d’exposition. Une bibliothèque artistique, technique & littéraire serait indispensable. On s’y met ?

 

L’on connaît votre attrait pour la littérature américaine. D’autres littératures, à travers la question des langues, ont-elles fait preuve depuis de soulèvement ?
F. V. – Dès 1995, j’ai travaillé avec l’association Promofemmes dans le quartier Saint‑Michel à Bordeaux, et cela pendant dix-huit ans. J’ai pu accéder à l’expression directe d’une multitude de langues du monde, faisant à cette occasion de très riches expériences de traduction. Une série de livres et de CD de chants en témoigne sur des sujets aussi divers que des recettes de cuisine, des contes de tradition orale, des réflexions sur l’habitat, etc.

Une autre littérature, que nous avons effleurée avec Cartographie Cherokee de Diane Glancy, est la poésie des Indiens d’Amérique du Nord. Il y a une dimension particulière dans cette langue, qui émane tout à fait dans la traduction, que je retrouve à la lecture de l’anthologie Partition rouge – Poèmes et chants des Indiens d’Amérique du Nord de Florence Delay et Jacques Roubaud. Une dimension qui réunit l’humain et l’animal, une sorte d’accent résonnant à un endroit inhabituel dans mon oreille interne. Je serais curieuse d’en connaître d’avantage.

Pour l’année en cours, quels sont les titres à paraître ?
Huit titres sont attendus. Nous ne sommes pas des héros de Rémi Checchetto (collection « Alimage ») est un livre post-résidence de l’auteur, rassemblant notamment des portraits (écrits + 1 cahier de 26 photographies) de personnes rencontrées dans la région de la Sarthe. Les enveloppes transparentes de Dominique Fabre (collection « Ré/velles ») peint une sorte de rêve éveillé en forme de récit poétique, dessinant à travers le personnage d’un postier Antillais une posture sociale et affective dans un monde du travail décadent. Va te faire foutre – Aloha – Je t’aime de Juliana Spahr (collection « Philox ») matérialise des textes documentaires-poétiques sur Hawaï et la culture locale hawaïenne, à la fois conceptuellement provocateurs et émouvants. Œuvres presque accomplies (collection « Propos poche ») représente le troisième volet d’un triptyque de Guy Bennett qui explore la notion d’œuvre littéraire et la manière dont elle se forme. La connaissance et l’extase d’Éric Pessan (collection « Ré/velles ») évoque son engagement d’écrivain et d’animateur d’atelier d’écriture aux prises avec un quotidien bien réel. Enfin, les deux derniers titres dans la collection « Alimage » : Le pas-comme-si des choses de Virginie Poitrasson qui relate ces territoires peu explorés où les ambiguïtés entre le corps et ses propres perceptions touchent à l’indicible, et La revanche des personnes secondaires d’Isabelle Zribi qui propose la trajectoire de treize personnes secondaires de la vie ; de Boston à Fontenay-sous-Bois, en passant par le Mexique, des années 1950 au futur proche, déterminés à sortir de l’ombre.

 

Les désordres du monde vous inspirent-ils ?
Dans le chaos social mondialisé, la littérature a son mot à dire pour replacer les choses en perspective, pour mettre au jour des manières de voir singulières et critiques qui peuvent accompagner et soutenir tout un chacun dans l’invention de son chemin. Décor Daguerre d’Anne Savelli tisse une sorte de cartographie autour du film Daguerréotypes d’Agnès Varda, en laissant apparaître dans les décors les coutures de la construction du récit. Le désordre y révèle une forme de rangement structuré, un travail littéraire en train de se faire, restitué au quotidien. D’une autre manière, Parfois je dessine dans mon carnet d’Éric Pessan décline dans près de cinq cents dessins surtitrés la vie au quotidien d’un écrivain vue de l’intérieur : ses déboires, ses frustrations, ses joies, ses références.

Pensez-vous que votre activité éditoriale relève d’un héritage ?
S’il n’est pas financier, il est certainement culturel. Il pourrait s’agir d’un compromis entre la littéralité ou la concision, le jeu littéraire (héritage OuLiPo) ou gastronomique érudit, le tout mêlé à une curiosité artistique sans limite (héritage d’éditeurs qui sont nos modèles, tels P.O.L, Fourbis). Héritage historique aussi, car on se place dans la lignée des explorateurs de terra incognita, une terra transposée à la langue, que l’on découvre chaque fois avec un infini respect pour l’univers de chacun des auteurs. Si l’on poursuit la métaphore de l’explorateur, ce n’est pas dans l’esprit conquérant qui a fait tant de dégâts dans le monde, mais au contraire pour mettre en valeur les singularités.

 

Éditions de l’Attente
49, rue Sainte-Catherine
33000 Bordeaux Tél. 05 56 92 30 89
www.editionsdelattente.com

 

1 Comments

  1. Superbe interview. Bravo !

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