Franck Bouysse – Sculpteur d’émotions

Franck Bouysse est photographié près de la ferme où il vit en Corrèze. Certains de ses livres ont pour cadre la région. Photo Ed Alcock / M.Y.O.P.

Rencontre avec Franck Bouysse, invité d’honneur des Rencontres de Montmorillon Littérature & Territoires, du 2 au 4 juin.

Entretien Jean-Luc Terradillos

À l’ouest de la Corrèze, à l’écart d’un petit bourg arrosé par la Vézère, Franck Bouysse vit dans les paysages de son enfance que l’on retrouve dans ses romans, notamment Né d’aucune femme et Buveurs de vent (Albin Michel). Il a ouvert une nouvelle voie dans le roman, saluée par de nombreux prix littéraires et un succès populaire.

«J’ai fait l’expérience de transposer Grossir le ciel dans le Montana sans presque rien changer. Ça fonctionnait. Les grands espaces font partie de la mythologie des États-Unis, mais le plus important ce sont les personnages, parce qu’ils vous amènent vers le mythe et vers l’espace. C’est le lecteur qui déploie l’espace, c’est-à-dire du temps, pas des kilomètres», nous disait-il en 2021 lors de cet entretien publié dans L’Actualité Nouvelle-Aquitaine (n° 132 spécial «Faits divers»). Justement, son dernier roman paru, Pur sang (Phébus, 2023), commence dans le Montana, dans la tribu des Rêveurs, des Nez-Percés qui ont fui sous les balles des soldats de l’armée de États-Unis… On ne sort pas indemne d’un roman de Franck Bouysse.

L’Actualité. – Un écrivain invente sa langue. Comment la vôtre s’est-elle forgée ?

Franck Bouysse. – D’abord par la lecture. Je suis un autodidacte total, il n’y avait pas beaucoup de livres chez moi. Je me suis fait ma propre culture dans les bibliothèques, dans les librairies, je lisais de tout. Gamin, j’étais très feuilletoniste du xixe siècle, embarqué par l’histoire, pas vraiment par le style, mais, rapidement, cela ne m’a pas suffi. J’avais besoin d’histoires mais aussi d’un grain de voix particulier. J’ai bifurqué vers la poésie pour chercher une autre musicalité. Puis je suis revenu au roman : Hugo, Dumas, Jules Verne, Homère, Virgile, Stevenson, Conan Doyle, à 14 ans, Bob Morane, Tintin mais aussi Poe, Maupassant, Mallarmé… Et Baudelaire, degré ultime de la poésie. Aucune cohérence donc, juste une soif, une boulimie de découvrir quelque chose de singulier et, assez vite, une musique. J’aurais rêvé d’être musicien. La transmission de l’émotion est directe. Cette pâte était la matière. Après, il a fallu que je domestique mes émotions. La littérature c’est quoi ? Sculpter cette matière littéraire avec ses émotions. Si on n’a que la matière on n’a que l’histoire, si on n’a que l’émotion on n’a parfois que le style. À un moment donné, mon ambition a été d’amalgamer tout ça et d’essayer d’en faire quelque chose qui me ressemble sans être moi, au sens de Franck Bouysse. «Je est un autre» : j’ai toujours pensé que c’est fondamentalement vrai. Écrire c’est disparaître devant ce qui n’existe pas encore. C’est la faculté de disparaître, de s’absenter. Cela m’a pris une trentaine d’années. J’avais besoin de travailler tout ce temps, faire des gammes, pour arriver à un livre où il s’est passé quelque chose d’évident, comme si ma langue était là. Ce petit livre s’appelle Vagabond. C’est ma profession de foi. J’avais écrit quelques policiers, des romans d’aventure, comme des exercices de styles, mais je ne parlais pas de mes racines. À partir de Vagabond, publié par Écorce en 2013, j’ai trouvé ce que je voulais faire même si je pensais que ça n’intéresserait personne.

Comment sait-on qu’un livre peut intéresser des lecteurs ?

Je ne me suis jamais posé la question. J’ai toujours fait ce que j’avais envie de faire. Je me suis promis de ne jamais penser au lecteur, la meilleure façon de le respecter. Le livre qui m’a lancé, Grossir le ciel, dormait dans un tiroir. Deux paysans dans les Cévennes, un chien, la neige… S’il n’y avait pas eu mon meilleur ami pour le lire et me dire  que c’était bien, il serait peut-être encore dans son tiroir.

On ne parlait pas encore de ce qui est devenu le «polar rural» ou le «roman noir rural». Balzac a écrit des romans ruraux et noirs, de même que Zola, Giono, Steinbeck, etc. Cette classification m’horripile, elle ne signifie rien, même si j’imagine ce qu’elle peut avoir de rassurant…

Que s’est-il passé lors de l’écriture de Vagabond ?

Depuis Vagabond, chaque livre part d’une émotion, d’une image mentale très forte qui vient toujours de l’enfance. Je ne la décide pas, elle me vient, avec une première phrase, qui se déploie. Avant, je n’étais peut-être pas prêt à faire confiance à mes doutes.

Je regardais un documentaire de Raymond Depardon, La vie moderne. Un paysan avec des cheveux jusque sur les épaules regarde à la télé l’enterrement de l’abbé Pierre. Il vit seul, sort de chez lui dans la neige, va au village faire ses courses en tracteur. Ce n’était pas Paul Argaud que je voyais mais mon oncle, mon père, mon grand-père. Grossir le ciel provient de cette image. Mon plus grand bonheur d’écriture, je ne pensais qu’à ça, tout le temps.

Pour Buveurs de vent, j’étais à la pêche avec mon fils, dans un endroit où je n’étais pas retourné depuis quarante ans. Mon père m’y emmenait à la pêche. Face au viaduc, j’ai vu quatre gamins suspendus à des cordes, par jeu. Mon enfance représentée par quatre facettes. Je suis aussitôt rentré et j’ai écrit ce premier paragraphe : «Quatre ils étaient, un ils formaient, forment, et formeront à jamais. Une phrase lisible faite de quatre brins de chair torsadés, soudés, galvanisés. Quatre gamins, quatre vies tressées, liées entre elles dans la même phrase en train de s’écrire. Trois frères et une soeur nés du Gour Noir.»

Grossir le ciel a eu un immense succès mais pourquoi en catégorie «polar» ?

Contrairement à ce que l’on croit, le succès n’est pas venu si vite. Le livre a paru en 2014 chez un petit éditeur, La Manufacture de livres. Personne ne m’attendait. Les blogueurs ont parlé du livre dans le domaine du polar, ce qui m’a surpris. Un tirage de 5 000 exemplaires en grand format, ce n’est pas un best-seller, mais les éditeurs de poche l’ont repéré, il y a eu des enchères, emportées par Le Livre de Poche qui l’a réédité en 2015. Le succès a démarré à ce moment-là. Puis il y eut le prix polar SNCF en 2017, le prix Michel Lebrun, et quelques autres. Tout le monde m’a classé dans le polar. Finalement, Grossir le ciel a été vendu à plus de 100 000 exemplaires. D’autres auteurs se sont mis à écrire sur ces milieux, sur les derniers Indiens… plutôt une bonne chose quand c’est sincère.

Il faut faire confiance à l’intelligence du lecteur.

Chaque nouveau livre gagne en intensité.

Je considère chaque livre comme une passerelle ou comme la branche d’un arbre que je laisse pousser, sans savoir où elle ira. Chaque livre est nécessaire pour passer à un autre. Il n’est jamais complètement clos. On ne doit pas tout révéler au lecteur, à mon sens.

Le livre continue à vivre dans l’esprit du lecteur. On peut parler de personnages comme s’ils existaient vraiment.

Le lecteur joue un rôle dans l’évolution de la littérature. Il se doit de faire des pas de côté, de progresser lui aussi. Son devoir d’exigence est très important. Dans les années 1980, Marguerite Yourcenar déplorait la fainéantise de certains lecteurs. Si le degré d’exigence baisse, la littérature s’en ressent.

Le lecteur écrit aussi une partie du livre. Il ne faut pas tout lui raconter. Il faut des zones où il puisse poser ses propres émotions. Comme dans une chanson de Bashung ou de Christophe.

Il y a une différence entre la réalité et la vérité. Beaucoup d’écrivains imposent une réalité formelle en la décrivant de A à Z. Pour moi, l’écrivain n’a rien à faire avec la réalité. S’il se passe quelque chose de l’autre côté de la rue et que l’on se retrouve une semaine après, on n’aura pas vu la même chose. Les souvenirs que j’aurais mis sur ma feuille auront été passés au filtre de ma mémoire. C’est ma vérité en même temps que ma liberté, n’en déplaise à Robbe-Grillet. La littérature, pour moi, c’est cela.

Pourquoi cette vogue du Nature Writing américain ?

Par pur exotisme. J’ai fait l’expérience de transposer Grossir le ciel dans le Montana sans presque rien changer. Ça fonctionnait. Les grands espaces font partie de la mythologie des États-Unis, mais le plus important ce sont les personnages, parce qu’ils vous amènent vers le mythe et vers l’espace. C’est le lecteur qui déploie l’espace, c’est-à-dire du temps, pas des kilomètres.

Vous avez préfacé Une terre d’ombre de Ron Rash. Y a‑t-il d’autres écrivains américains dans votre généalogie littéraire ?

Cormac McCarthy est un écrivain extraordinaire. Il n’a pas le prix Nobel alors que c’est l’un des plus grands écrivains vivants. Grâce à McCarthy, j’ai découvert Faulkner. À 18 ans, puis à 25 ans, j’avais essayé. Comme Pierre Bergounioux. Quand il avait lu Le Bruit et la Fureur, il était tellement scandalisé par les tournures comme «j’va» et les fautes de français qu’il avait écrit à Antoine Gallimard. Ce n’était pas la bonne porte d’entrée. À plus de 30 ans, je tombe sur Lumière d’août et je découvre le grand génie de la littérature mondiale, à l’égal d’Homère et de Shakespeare.

Quand d’autres écrivains parlaient du petit peuple, ils le faisaient en surplomb. Comme le dit Pierre Bergounioux, Faulkner est le premier à avoir rétrocédé la parole à ceux qui vivaient les événements, en l’occurrence le petit peuple du sud des États-Unis. Il était ceux qui parlaient.

À quel moment un livre est-il terminé ?

Chaque livre a cinq ou six versions, jusqu’à neuf pour Grossir le ciel. Je réécris le livre et, en général, je n’ai la fin qu’à la cinquième version. J’ai retenu la leçon d’Harry Crews, dans sa magnifique autobiographie Des mules et des hommes : un livre ne se bidouille pas, il se reprend du début.

Au départ, j’écris à la main sur des cahiers, puis je tape à l’ordinateur et j’imprime toutes les versions. Je pose la page imprimée à droite, la page blanche à gauche, et je réécris. Parfois j’y touche très peu, quelques ajustements à faire, parfois des scènes entières manquent. Je lis les dialogues à voix haute, je les resserre pour qu’il ne reste que l’essentiel. Les dialogues sont très compliqués à écrire. Chez mes personnages, on parle en gestes plutôt qu’en mots.

À 7 h 30, je suis à ma table d’écriture, tous les jours. Je m’arrête en fin de matinée. J’y reviens dans l’après-midi. Même si je vais couper du bois ou pratiquer d’autres activités, les personnages sont présents, l’histoire continue de travailler. Et le soir je retourne à l’atelier. L’inspiration, je ne sais pas ce que c’est. À un moment donné, je suis vidé, complètement, et je crois que la fin du roman s’impose d’elle-même. Cela prend un an ou un an et demi, à plein temps.

Simenon pouvait écrire un roman en une semaine et ensuite il écrémait beaucoup…

Pour moi, Simenon est un mystère. Dès la première phrase, on entre dans une atmosphère, on est pris et mis en orbite autour de la planète Simenon. Fascinant ! Très peu d’écrivains y parviennent. Mais Simenon reste toujours sur la crête de la vague. Parfois, je ne le rejoins pas car j’aime beaucoup les flux de conscience, comme chez McCarthy qui laisse monter la vague très haut jusqu’à ce qu’elle retombe.

Comment vient le titre d’un livre ?

Il arrive très vite, dès le premier chapitre, parfois même à la première phrase. Je ne sais pas forcément pourquoi le livre va s’appeler ainsi (Né d’aucune femme par exemple), le titre aussi peut guider l’écriture et je découvre a posteriori sa signification.

Vos rêves entrent-ils dans les romans ?

Je n’en sais rien, je ne me souviens pas de mes rêves. Les souvenirs ne sont-ils pas des instants plus ou moins rêvés, passés au filtre de notre mémoire, qu’elle soit diurne ou nocturne. Il en va de la vérité de l’auteur.

Écrivez-vous à hauteur d’homme ?

À hauteur de la nature, de la nature humaine si on veut. Le minéral peut devenir organique et l’organique devenir minéral, tout est à hauteur, tout court. L’arbre a une utilité tout autant que le voisin ou le rocher qu’on doit enlever dans le champ. Dans le milieu dont je parle – la ferme familiale est à 4 km d’ici – il n’y a pas de notion de beauté. Qui peut s’extasier devant un vol de papillon ? En tout cas pas mon grand-père, mon père ou mon oncle. Chez eux, il y a/avait toujours ce rapport à l’utilité, ce qu’on est capable de faire avec ses mains, de fabriquer, de montrer et de laisser derrière soit en manière de survie. C’estla seule valeur d’ajustement. On peut pleurer pour une vache qui meurt et pas pour un ancêtre qui disparaît. Certains événements sont dans l’ordre des choses, pas d’autres.

Dans Né d’aucune femme, le meurtre du père par ce hobereau est d’une rare violence. Puis tout ce qu’il fait subir à la fille vendue par son père. Comment faites-vous pour en arriver là ?

Beaucoup de gens m’en ont parlé. Ce n’est pas plus éprouvant que d’écrire la scène plus tendre où Edmond fait monter Rose sur le cheval, cela procède de la même énergie, c’est le même engagement intellectuel et physique. Malraux disait : «Ne pas avoir le projet de devenir un personnage mais lui laisser la place.»

Je suis surpris de la violence quand je relis la scène, quand je suis revenu dans ma peau de Franck Bouysse. Ce personnage, une espèce d’ogre, est pourtant bien humain. Mais il a été fabriqué par une mère qui en a fait une arme, dans un but précis : la continuité biologique, tout simplement. Cette ambition de créer un peu plus que soi. Le pire vient de la mère.

Quand un personnage apparaît, où qu’il m’amène, je le suivrai. Peu importe l’extrémité vers laquelle il entrainera mon écriture. Les lecteurs ont le droit d’abandonner le livre, moi, je n’ai pas le droit d’abandonner un personnage, quel qu’il soit, ni de faire la moindre concession.

Rencontres de Montmorillon avec Franck Bouysse
Samedi 3 juin à 14h30 : «Le Limousin, territoire d’écrivains», avec Franck Bouysse, Cyril Herry, Christian Vigué, rencontre animée par Sophie Quetteville.
Dimanche 4 juin à 11h : «Les territoires romanesques de Franck Bouysse», entretien animé par Sophie Quetteville,
à 15h30 : «Portrait d’auteur en lecteur», Franck Bouysse par ses lectures,
à 17 h, lecture de Né d’aucune femme, par Sarah Auvray, musicienne, et Stéphanie Noël, comédienne.

https://lesrencontresdemontmorillon.com/

A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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