Dominique Peysson – L’Image-Matière pour penser les matériaux émergents

Entretien Julien Genitoni

Quel est ce fluide noir qui lorsqu’on approche un aimant, se déforme et s’orne d’épines inoffensives ? Un ferrofluide. C’est ce que Dominique Peysson, artiste plasticienne et physicienne des matériaux, appelle un «matériau émergent». D’autres nouveaux matériaux peuvent s’auto-assembler, réagir à leur environnement ou repousser les ondes de la lumière. Elle vient présenter, le 18 mai 2016 à l’Espace Mendès France, dans le cadre des rencontres du Lieu Multiple, L’Image-matière : Matériaux émergents & Métamorphoses imaginaires, livre qu’elle publie aux éditions Dis Voir.

L’Actualité. – Comment êtes-vous passée de la physique des matériaux à l’art contemporain ?
Dominique Peysson. – Je crois que c’est l’envie de découvrir des choses, d’inventer des systèmes, qui m’a conduite à faire de la recherche scientifique. Étant enfant, j’inventais, je construisais déjà des systèmes, c’est quelque chose qui a toujours dirigé ma vie. Pourtant, il me manquait une dimension… La science est très réglementée, il faut rester dans ce qui est vrai, ce qui universellement acquis. L’erreur peut être mal perçue par la communauté. Puis la recherche scientifique demande des années pour être opérationnelle, si bien qu’on ne développe qu’un nombre restreint d’idées. C’est ce qui a motivé ma volonté de changement. En art contemporain, je prends beaucoup de plaisir à retrouver les sciences, mais d’une autre manière. Étant extérieure au milieu scientifique je m’autorise plus de liberté. Pour chaque œuvre, je peux changer de laboratoire ; les voir, les comparer m’offre une certaine satisfaction. C’est assez récent pour les scientifiques qu’un artiste donne une vision croisée entre laboratoires. Finalement, c’est une sorte de pollinisation, cela permet d’avoir un regard sur d’autres modes de fonctionnement, c’est très riche pour tout le monde.

Pourquoi l’art contemporain ?
Au départ, je me suis dirigée, en autodidacte, vers les arts appliqués pour faire des livres pour les enfants. L’art contemporain m’apparaissait comme quelque chose d’inaccessible. On ne se revendique pas artiste du jour au lendemain, cela demande une connaissance contextuelle des pratiques, de la société et une réflexion. Avec les arts appliqués, il me manquait cette dimension d’analyse et de réflexion, j’avais ce besoin de changer. Alors, j’ai repris des études, avec un master 2 puis une thèse, car je ne m’estimais pas capable de le faire sans cela. Dans l’art contemporain, je suis libre de me fixer mes propres modalités de création.

Page 88 de L'Image-Matière, de Dominique Peysson.

Page 88 de L’Image-Matière, de Dominique Peysson.

Matière animalière
En haut à gauche, un robot capable de marcher sur les murs verticaux, comme le Gekko. Les pattes sont couvertes d’une matière qui adhère grâce à sa microstructure, identique à celle des pattes de l’animal.
En haut à droite, structure en lamelles des pattes du Gekko, lui permettant de mettre à profit les forces de Van der Waals pour adhérer fortement aux parois.
Au milieu, microstructure d’une aile de papillon. La couleur bleue irisée caractéristique est due à la structure particulière en écailles et non à la présence de pigments.
Au milieu à droite, Tape Vienna du Collectif Numen/For use, 2010. La sculpture monumentale de scotch transparent est créée in situ, à la manière des cocons de chenilles ou d’araignées (environ 35 km de bande). Elle est suffisamment solide pour supporter les visiteurs qui peuvent ramper à l’intérieur.
En bas à gauche, une robe couleur or conçue avec le fil de soie produit par plus d’un million d’araignées femelles de l’espèce «golden orb» par Simon Peers et Nicholas Godley. La soie d’araignée est un matériau ultraperformant dont s’inspirent les chercheurs. Photo Adrian Dennis / AFP.
En bas à droite, Labyrinth of Memory de Chiharu Shiota, 2011. Une installation faite de seize robes blanches emprisonnées dans une toile d’araignée d’acrylique noire. Un labyrinthe où s’immergent les visiteurs.

 

Peut-on considérer l’art comme un médiateur de la science ?
Il peut exister des œuvres basées sur des connaissances scientifiques mais elles ne sont pas forcément là pour les expliquer. L’art n’est pas une médiation scientifique. Une œuvre d’art peut utiliser des processus scientifiques sans rien dévoiler des lois physiques qui se cachent derrière pour finalement n’en retirer que la magie. Pour autant, cela ne veut pas dire que l’art n’a rien à dire sur la science, au contraire. C’est là qu’il doit vraiment intervenir, de façons différentes, pour penser autrement les sciences. L’art doit se libérer de toutes nécessités de faire passer une connaissance. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire que l’artiste soit scientifique pour parler de sciences, ceci à condition qu’il prenne le temps de voir le fonctionnement des laboratoires. C’est un processus long dont j’ai bénéficié durant mon parcours scientifique, cela représente plusieurs années où j’ai pensé comme scientifique. Evidemment, c’est un énorme avantage. Pour aller au bout de certaines questions il faut comprendre, c’est important que quelques artistes aient une double formation.

Des artistes et scientifiques vous inspirent-ils ?
Pierre Gilles de Gennes, de l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI), m’a beaucoup marquée. Il a développé une nouvelle manière de faire de la physique. D’abord, en mettant la transdisciplinarité comme point très important pour les chercheurs, ce qui me touche puisque je suis dans la transdisciplinarité. Aujourd’hui, les étudiants de l’ESPCI font de la physique, de la chimie et de la biologie, c’est assez unique en France. D’après lui, on peut prouver des choses très fines, très complexes en faisant des expériences très simples. C’était un chercheur passionnant, un grand communicant, qui savait raconter les histoires. Par exemple, quand on rentrait à l’école il nous expliquait qu’on pouvait déduire le nombre d’accordeurs de piano à New York. Il suffit d’estimer un certain nombre de valeurs comme, le pourcentage de familles qui ont un piano, le nombre de familles, etc. Et, à partir de là, on pouvait en déduire l’ordre de grandeur et on allait vérifier dans l’annuaire si c’était bon. Dans la lignée de Pierre Gilles de Gennes, il y a un scientifique français, David Quéré à l’ESPCI, qui travaille beaucoup sur l’eau. Il fait des choses extraordinaires en s’inspirant des processus de la nature, avec des expériences très simples mais très astucieuses.
En art contemporain, c’est davantage des œuvres qui m’inspirent, notamment avec cette performance des années 1970, I am sitting in a room, que je trouve très forte. L’artiste, Alvin Lucier, est assis dans une salle, il enregistre un texte au magnétophone, son manifeste. Il passe ensuite cet enregistrement dans la pièce où il réenregistre et répète ce processus plusieurs fois. À chaque étape, le son va être déformé par le magnétophone et par la réverbération de la salle. Petit à petit, les paroles se transforment en nappes sonores incompréhensibles qui sont extrêmement agréables à écouter, c’est très zen, on a l’impression d’un son cosmique.

Quels matériaux émergents vous fascinent le plus ?
C’est une classe de matériaux : les méta-matériaux. La structure interne de la matière va créer des propriétés qui n’existent pas dans la nature. Ce qui est particulièrement intéressant c’est qu’en fonction de l’échelle de taille à laquelle on construit cette structure particulière, le matériau va pouvoir détourner les ondes. Si ces structures sont assez petites, elles vont pouvoir détourner les ondes de la lumière et créer comme une cape d’invisibilité. À d’autres échelles de taille, ces structures peuvent détourner les ondes sismiques. Je trouve cela incroyable qu’on fasse encore des découvertes qui nous paraissaient impossible. Ce qui était de la pure fiction prend sens aujourd’hui. Or, cela veut dire que notre monde futur va devoir gérer des matériaux de ce type. Bien sûr, c’est fascinant mais les personnes qui vont les utiliser sont en majeure partie des militaires… Comme pour toutes grandes découvertes scientifiques, il y a le pour et le contre, et c’est aussi pour cela qu’il faut en parler.

Page 39 de L'Image-Matière, de Dominique Peysson.

Page 39 de L’Image-Matière, de Dominique Peysson.

Supra-alliance
En haut, Ou, pièce en lévitation, installation-performance de Marie-Julie Bourgeois, 2014. Une pièce en lévitation grâce aux pouvoirs d’un matériau supraconducteur hésite de longues minutes en oscillant entre ses positions pile et face avant de chuter.
En bas à gauche, la MagnétoEncéphaloGraphie (MEG) permet de dresser des cartes du cerveau avec une précision temporelle d’un millionième de seconde, grâce à des capteurs supraconducteurs. Cela permet d’étudier les problèmes liés à des anomalies de synchronisation du cerveau.
Au milieu à droite, des entreprises, comme Umitomo Electric Industries Ltd, ont mis sur le marché des câbles supraconducteurs haute température qui ont la propriété de conduire le courant sans aucune déperdition par effet joule, à condition d’être maintenus à la température de l’azote liquide (-196°C).
En bas à droite, le MAGLEV est un train en lévitation et propulsé à très haute vitesse (près de 600 km/h) par des bobines supraconductrices, maintenues à très basse température. Une ligne opérationnelle est prévue au Japon pour 2027 entre Tokyo et Nagoya (286 km).

 

Faut-il encadrer les artistes dans leur utilisation des nouvelles technologies ?
C’est à l’artiste de définir ses propres limites. Le principe même de l’art contemporain est de dénoncer les aberrations et ce qui risque de faire danger. Si on réglemente, on ôte du même coup toute la puissance de l’artiste. Bien sûr, cela ne nous accorde pas tous les droits, mais que certains aillent voir sous le tapis, c’est très important. L’artiste est le fou du roi et si un jour des réglementations existent, elles seront faites pour être dépassées. L’artiste n’est pas là pour dire ce qu’il faut penser, nous pouvons être choqués et en total désaccord avec l’artiste mais c’est important qu’il le fasse. Ces dérives doivent apparaître par le biais de l’art, et donc d’une certaine manière, en confrontation avec la société. L’artiste le fait en tant qu’artiste, on peut donc avoir un regard critique sur sa pratique. Par exemple, est-il ennuyeux qu’un artiste se trompe en parlant de science ? Pour moi non, ce n’est pas un problème. Il peut se tromper en croyant qu’il a raison, ce qui est important c’est le tissu social autour, qui va créer la discussion, le débat. Cela permet à la société et aux intellectuels de s’emparer des enjeux, des nouvelles technologies, pour en faire image. Dans le livre, il y a cette volonté de montrer aux artistes tout ce qu’on peut faire avec ces nouveaux matériaux. Certains ont été mis au point il y a longtemps, ils sont donc plus faciles d’emploi, plus accessibles, il suffit juste de les connaître, de se les approprier et d’imaginer des situations dans lesquelles on va les utiliser.

Que représente la couverture de votre livre ?
C’est une photographie à la fois œuvre d’art et performance. L’artiste, Berndnaut Smilde, crée des nuages en suspension, dans différents lieux. Le nuage flotte dans un espace clos avant de se dissiper. Je l’ai choisie avec Danièle Rivière, l’éditrice. Trouver la bonne image a été un processus long, mais celle-ci a fait consensus pour plusieurs raisons. D’abord, au niveau poétique, elle est assez forte. Elle prend sens avec ce qui est dit dans le livre, notamment vis-à-vis de mon travail sur l’humidité, la buée, la création des nuages, la condensation… L’image a aussi un sens avec la théorie développée dans le livre à propos de l’imaginaire matériel de Gaston Bachelard, puisque pour lui c’est l’imagination liée à l’élément «eau». Puis derrière le nuage, il y a l’idée d’une concrétisation matérielle de l’imaginaire. Le nuage a été mis dans un lieu d’habitation fermé, c’est comme une sorte d’évaporation de la pensée, c’est une métaphore de notre imaginaire.

L’image-matière, pourquoi ce titre ?
Il y a un lien évident avec les ouvrages de Gilles Deleuze, L’image-temps et L’image-mouvement qui viennent ouvrir le champ théorique du livre. L’image-matière c’est aussi un mot composé et j’aime ce qui va recréer du sens à partir de ce qui existe déjà. Les mots composés ont cette particularité d’avoir un sens distinct de celui des deux mots pris séparément. Ni image, ni matière. Cela me semble primordial que les artistes s’approprient les matériaux émergents et qu’ils puissent faire image avec eux. Je suis très attachée à la compréhension de notre processus mental, comment l’Homme pense. L’image est à la base de notre manière de penser les choses. Pour moi, c’est vraiment important que l’image soit liée à la matière puisque la matière est au contraire plus profonde dans notre être originel, c’est notre ressenti, notre être au monde, c’est le sensible. Que l’on puisse allier les deux, c’est un passage de la pensée du ressenti à l’image, qui est celui de la poésie.

 

Dominique Peysson

Dominique Peysson

Dominique Peysson est chercheuse scientifique et artiste plasticienne, a deux doctorats, un en physique des matériaux et un second en arts et sciences de l’art. Promouvant la rencontre fertile entre les arts contemporains et les sciences, elle mène ses recherches depuis plusieurs années à EnsadLab, laboratoire de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs, Paris (PSL – Research University) en lien avec de nombreux laboratoires de sciences exactes. Alliant étroitement pratique et théorie, elle expose régulièrement ses œuvres et est aussi l’auteure de nombreuses publications aussi bien dans le domaine scientifique qu’artistique.

 

 

image matiereL’Image-matière. Matériaux émergents et métamorphoses imaginaires, de Dominique Peysson (128 p., 25 €), éd. Dis Voir.

À l’occasion de la sortie de l’ouvrage L’Image-Matière, le Lieu Multiple propose le mercredi 18 mai 2016 à 18h30, au planétarium de l’Espace Mendès France à Poitiers, une rencontre avec l’auteure et le programme suivant :
Water power, performance réalisée par Dominique Peysson. Une table triangulaire sur la question de la métamorphose comme le passage de la matière inerte à la matière vivante avec Dominique Peysson, Danièle Rivière (éditions Dis Voir), Perig Pitrou et de Thierry Ferreira enseignant-chercheur en biologie cellulaire et génétique à l’université de Poitiers.
À l’ombre de l’eau, écoute dans le noir au planétarium.

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