Dans les méandres de la quête de Dieu
Par Élise Vernerey
Créé par Dédale pour accueillir le Minotaure, le labyrinthe de Crète est l’une des constructions mythologiques les mieux connues. Mais que viennent faire les représentations de ce motif au sein de la cathédrale médiévale ?
«Nous étions tout à fait risibles. Comme les enfants qui courent après les alouettes, nous pensions toujours mettre immédiatement la main sur telle ou telle science, et chaque fois elles nous échappaient. […] Mais étant arrivés à l’art royal et recherchant si c’était celui-là qui produit le bonheur nous tombâmes alors dans une espèce de labyrinthe, et au moment où nous croyions enfin toucher le but, ayant fait le tour du labyrinthe, nous nous retrouvâmes pour ainsi dire au début de notre recherche, aussi en peine que nous l’étions en commençant notre enquête.»
C’est en ces mots que Platon, dans son Euthydème, décrit la quête de toute connaissance. La figure du labyrinthe lui permet de mettre en lumière le paradoxe sur lequel elle repose : la science acquise ne mène jamais qu’à la prise de conscience de l’ignorance, qui en cercle partout les contours. Loin d’être amer cependant, ce constat laisse entrevoir de quelle manière l’insuffisance est le puissant moteur de la recherche. Parce que l’ambition de la connaissance ne connaît pas de satiété, l’ignorance est apte à nourrir le désir sans fin du savoir et à entraîner l’homme dans son cheminement labyrinthique.
L’entrelacs éternel du chercheur
Image de la démarche aporique, le motif du labyrinthe sera repris en ce sens par les théologiens. Quel objet, en effet, se dérobe à la connaissance humaine plus que Dieu lui-même, qui est invisible et ineffable par essence ? Le labyrinthe devient, dans leurs discours, le motif d’une quête de Dieu impossible et sans dénouement. Il sert à exprimer toute la difficulté pour l’homme, seul et pourvu de capacités réduites, de comprendre la divinité, qui lui est en tout point supérieure. C’est, en somme, un trajet labyrinthique que de vouloir parvenir à Dieu avec pour seule arme sa modeste nature humaine et pour objet de perception la multiplicité du monde. Toutefois, selon ces derniers, si Dieu se soustrait à l’homme, ce n’est jamais que pour mieux l’attirer à lui et susciter le désir par le manque. Le divin que cherche l’homme est à l’image du bien aimé du Cantique des cantiques, à la poursuite duquel s’élance éperdument la fiancée. Comme l’écrit Grégoire de Nysse, Dieu, face à l’âme avide de l’homme, «l’attire vers lui dans un entrelacs éternel du chercher et du trouver, d’absence et de présence».
La présence de labyrinthes dans les édifices sacrés médiévaux questionne l’homme moderne. Leur caractère ludique et leur inspiration païenne assumée ont valu à ces motifs une incompréhension expliquant leur destruction moderne, presque systématique : ils furent jugés incompatibles avec l’espace ecclésial et sa vocation spirituelle. Pourtant, leur lien est explicite avec les constructions dans lesquelles ils se déployaient notamment lorsque les figures des architectes et des maîtres d’œuvres étaient représentées en leur sein comme à Amiens — où le labyrinthe était qualifié de «maison de Dédale» — ou encore à Reims.
La cathédrale : un labyrinthe
Au regard de l’usage du motif dans les sources littéraires, il semble possible de voir dans ces dédales — constituant le pavement de la cathédrale comme à Chartres ou simplement gravé sur les murs comme c’est le cas à Poitiers ou à Lucques — une métaphore de la démarche théologique elle-même, dans son acmé. Le labyrinthe est le signe du moment où l’homme prend conscience de son impuissance à connaître la divinité. Au terme d’un parcours fait d’impasses et de conversion, au sens spirituel comme à celui physique de changement de direction, la découverte par l’homme de l’incapacité à comprendre ce qui le dépasse constitue paradoxalement une réelle et profonde connaissance et l’aboutissement de l’itinéraire aporique. Le motif vient de la sorte définir la valeur même des formes offertes au regard au sein de l’édifice qui en constitue le support. Métaphore de la complexité de l’église et du parcours spirituel qu’elle induit chez l’homme gravitant en son sein, le labyrinthe fait probablement écho à l’hétérogénéité des formes qui caractérise la construction, formes particulièrement denses dans les cathédrales monumentales du xiiie siècle. Il sert à penser l’espace de l’édifice et se fait le modèle réduit du cheminement du fidèle. Il définit probablement le pouvoir spirituel du lieu et la performance qu’il accomplit. Les formes de la cathédrale sont le reflet de la multiplicité du monde sensible, qui est la base de la compréhension de son Créateur ; à l’instar des voies dédaléennes, c’est cependant à un point central, l’Un de la divinité, que le réseau tissé par la diversité architecturale et figurée renvoie.
Accepter le mystère
Ainsi, le caractère inextricable de la figure du labyrinthe illustre peut-être le paroxysme spirituel atteint par l’homme à la recherche du divin dont, plus globalement, l’édifice entier est l’objet de pensée. Ce dernier engage une perte de signification induite par un trop plein de significations, un excès suscité par une surabondance des formes architecturales et narratives. La saturation ornementale rend impossible l’appréhension complète du discours des images de la cathédrale par l’homme. Labyrinthique, la relation de l’homme à l’édifice vient possiblement provoquer la reconnaissance du caractère inatteignable de Dieu. Dans le même temps, elle déclenche une union étroite avec le divin, en ce qu’elle permet au fidèle d’outrepasser la démarche intellectuelle pour, in fine, reconnaître tout le mystère de l’essence divine. Il s’agit dès lors d’accepter de s’en émerveiller, comme l’on peut être fasciné par la beauté de l’église sans pour autant comprendre le sens de son propos. À cet égard, le caractère ludique du labyrinthe, loin d’être anecdotique, signifie de quelle manière la poursuite de la connaissance est un jeu par lequel l’homme, tel un enfant espiègle, se laisse guider par un Dieu pédagogue qui se cache pour le captiver.
Devenu le signe qui vient aujourd’hui signaler les monuments historiques, le labyrinthe renvoie de manière intemporelle au cheminement de la connaissance, un cheminement dans lequel on se perd pour mieux se retrouver, car finalement, comme l’écrit Grégoire de Nysse, «le gain de la recherche, c’est la recherche elle-même». Or, il semble bien que toute la fortune du labyrinthe tienne en une seule formule : un savoir capable de reconnaître sa propre ignorance n’est plus seulement un savoir, mais s’apparente à de la sagesse.
Élise Vernerey est doctorante au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de l’université de Poitiers. Ses recherches portent sur l’image monumentale et la théologie apophatique au xiie siècle, sous la direction de Cécile Voyer et de Marcello Angheben.
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Cet article a été écrit dans le cadre d’une formation à l’écriture journalistique avec l’École doctorale Humanités des universités de Poitiers et Limoges.
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