Compositeurs saturationistes et musique amplifiée
Par Augustin Braud
Au début des années 2000, trois compositeurs français se dévoilent peu à peu sur la scène musicale européenne. Franck Bedrossian, Raphaël Cendo et Yann Robin (nés entre 1971 et 1975), tous trois passés par des institutions prestigieuses telles que le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, l’Ircam ou encore la Villa Médicis, propagent une musique issue d’héritages hybrides, mêlant les sonorités de leurs ainés spectraux à la musique concrète instrumentale d’Helmut Lachenmann, tout en valorisant l’excès et la perte de contrôle, autant lors de l’acte d’écriture que pendant l’interprétation. Cet excès s’incarne par une négation du «beau son» romantique, et privilégie les zones d’incertitude générées par les actions physiques des instrumentistes, que les compositeurs canalisent par l’écriture.
Au-delà de ces références issues de la musique écrite, ils puisent également leur inspiration dans la musique amplifiée et en particulier ses courants les plus extrêmes. En effet, Bedrossian, Cendo et Robin cherchent à «émuler» la saturation électrique, qui est la conséquence d’un volume trop élevé capturé par des micros n’étant pas à même de reproduire cet excès d’intensité. Pour obtenir des sons saturés par des moyens purement instrumentaux et vocaux, les procédés sont complexes et multiples, propres à chaque instrument. Par exemple, les instruments à cordes comme le violoncelle produisent un son extrêmement granuleux lorsque leurs cordes sont écrasées par une pression hors-norme de l’archet. En ce qui concerne les vents, un souffle exagéré fera ressortir des harmoniques stridentes. Dans tous les cas, l’excès est générateur de son.
Sons saturés
Les musiques amplifiées servent de support de l’imaginaire à nos compositeurs, qui, tel Franck Bedrossian, décrivent ainsi l’excitation que peut leur procurer l’urgence des rythmes saccadés et des guitares rock du Velvet Underground. Ces sonorités explosives découvertes par le biais de disques, en complément d’une formation classique pointue dès le plus jeune âge, les amènent à reconsidérer l’usage du timbre dans leurs œuvres, et à l’amener vers des extrêmes sur-saturés. La musique des trois compositeurs est, pour moi, particulièrement réminiscence des poly-rythmes extrêmes graves des suédois de Meshuggah. Ce groupe de metal progressif et avant-gardiste fait usage de guitares à huit cordes sonnant une octave en dessous d’un accordage standard, une batterie à la grosse caisse véloce et syncopée et des ambiances pesantes établissent un climat où les fréquences telluriques règnent. Bedrossian, Cendo, et Robin en particulier éprouvent justement une affection toute particulière pour les sons les plus graves ; deux opus phares de la production de Yann Robin sont des cycles dédiés à des instruments graves, Symétriades (2013–2020) pour la contrebasse et Art of Metal (2006–2008), nommé d’après l’instrument soliste, la clarinette contrebasse metal. Celui-ci exprime d’ailleurs sa fascination, relayée par Pierre Rigaudière dans son article «La saturation, métaphore pour la composition», pour cette matière sonore sombre, en analogie avec le pictural : Yann Robin a confirmé avec Symétriades son goût pour le grave, pour le sombre – il se réfère volontiers à «l’outrenoir» de Soulages –, et pour les débordements énergétiques, inspirés par la démesure des phénomènes telluriques ou cosmiques.
Yann Robin témoigne bel et bien ici d’un attachement au phénomène saturé et aux nouvelles possibilités sonores qu’offre le monde de la distorsion du son en assimilant ses constructions complexes extrêmes-graves avec une matière plus que noire, sur laquelle la lumière offre des contrastes saisissants ; dans sa musique, les éléments saturés émergeant de textures monolithiques jouent ce rôle de révélateur. Ses collègues Raphaël Cendo et Franck Bedrossian se réfèrent également à Jackson Pollock, pour sa poétique de l’excès en tant que geste créateur ou à Mark Rothko, qui exprime l’absolu par un matériau réduit à son essence.
Improvisation et disharmonie
La plasticité du son est ainsi primordiale pour ces trois artistes, tel Yann Robin soulignant le désintérêt total ressenti à l’égard des paroles de groupes de metal et de rock, tandis que les timbres vocaux rocailleux des chanteurs le fascinent… Il pratique également pendant très longtemps le jazz en tant que pianiste et contrebassiste ; l’improvisation est par conséquent entrée dans son vocabulaire, et bien qu’il ne l’applique pas comme principe compositionnel au sein de ses œuvres, il reste ouvert aux possibilités d’excès et au «contrôle de la perte de contrôle» (d’après les mots du compositeur) qu’offre cet outil. En termes de pratique individuelle, Raphaël Cendo franchit un pallier dans la radicalité. Plus jeune, il est membre d’un collectif de rap hardcore, profondément ancré dans une démarche textuelle politisée et anti-système. Par le biais de cette expérience, il prend conscience de la nécessité d’un investissement total dans son écriture. Il décrète ainsi ne pas croire en un art engagé, mais plus en le fait que tout art est politique, et d’autant plus une musique écrite bousculant les conventions d’écoute telles qu’elles furent construites au xxe siècle. La lutte contre le beau son et les habitudes d’écoute issues de l’héritage classique sont ainsi matérialisées par les modes de jeu inhabituels valorisant les sonorités inharmoniques et âpres, manifestes d’une expressivité renouvelée.
Par ces quelques exemples, nous pouvons constater la porosité forte qui existe désormais entre les différents genres musicaux. Lorsque la musique écrite est poussée dans ses retranchements et façonnée par l’excès, il semble normal qu’elle se tourne vers ceux qui depuis des années jouent avec les limites.
Augustin Braud est compositeur et doctorant en musicologie au Centre de recherche interdisciplinaire en histoire, histoire de l’art et musicologie de l’université de Poitiers. Son sujet s’intitule : Interdépendance des paramètres du timbre et du corps de l’interprète dans la musique écrite au xxie siècle.
Cet article a été écrit dans le cadre d’une formation à l’écriture journalistique avec l’École doctorale Humanités des universités de Poitiers et Limoges.
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