Adjugé ! 7,2 Millions d’euros pour un artiste oublié
Par Soizic Perrussel
Au matin du 27 janvier 2018, la salle des ventes de Vannes, Morbihan, fourmille déjà de curieux et d’impatients venus admirer le lot phare de la vente : une toile de Raden Saleh, Chasse au taureau sauvage (Banteng), alors estimée entre 150 000 et 300 000 euros. La vente est prévue pour 14h30 et l’on compte bien faire salle comble.
Il faut dire que l’affaire tient presque du conte de fée. Pendant près de deux décennies, le tableau patiente dans une cave, oublié là, sous un drap, depuis que ses propriétaires en ont hérité. Finissant par le trouver encombrant – avec sa toile de 110 sur 180 cm – ces derniers décident finalement de s’en débarrasser. Avant d’organiser un vide-grenier, ils contactent le commissaire-priseur le plus proche, Me Jack-Philippe Ruellan. Intrigué, celui-ci décide de se déplacer en personne pour examiner l’œuvre. Le tableau est signé, le nom lui est familier, une première recherche rapide confirme ses doutes : cette toile pourrait être une découverte exceptionnelle. Avec l’accord des propriétaires, et la signature d’un mandat de vente, l’œuvre part se faire expertiser par le cabinet Turquin, à Paris.
Un artiste méconnu
Raden Saleh est le premier peintre indonésien à avoir suivi une formation européenne, sous la coupe du portraitiste Cornelis Kruseman et du paysagiste Andreas Schelfhout. En 1845, il arrive à Paris, côtoie les plus grands artistes de l’époque, notamment Horace Vernet, il peint également pour Louis-Philippe Ier et expose au Salon en 1847 une Chasse au cerf dans l’île de Java qui, selon le critique Étienne-Jean Delécluze, attire l’attention du public. Son passage en France est de courte durée, il quitte définitivement l’Europe en 1851, pour un retour en Indonésie couronné de commandes officielles. Son œuvre est éclectique : portraits, marines, paysages mais c’est bien par ses chasses qu’il se démarque.
Raden Saleh n’est pas un artiste que l’on croise habituellement sur le marché de l’art européen, et Me Ruellan s’est donné tous les moyens pour faire de la vente le succès de sa carrière. Le timing coïncide ainsi parfaitement avec une rétrospective de l’artiste au musée de Singapour (Between Worlds : Raden Saleh and Juan Luna, National Gallery Singapore, 16 novembre 2017-11 mars 2018), Me Ruellan s’y rend et rencontre les commissaires d’exposition et collectionneurs propriétaires des œuvres exposées. S’ajoute à cela une double page dans la Gazette Drouot et une promotion continue sur les réseaux sociaux. Lorsque le tableau revient à Vannes pour l’exposition précédant la vente, la salle est placée sous la surveillance de deux vigiles, et durant la pause du midi, l’équipe entière reste déjeuner sur place, devant la toile.
« Cette œuvre est une œuvre exceptionnelle, c’est la synthèse de tout ce que Raden Saleh a appris en Europe » – Me Jack-Philippe Ruellan
En coulisses, Me Ruellan se confie : l’œuvre est estimée à la baisse pour attirer un maximum d’intéressés, sans qu’ils puissent être intimidés par une estimation à sept chiffres. Mais le maître en est sûr : l’œuvre ne vaut pas moins d’un million. La stratégie paie, les ordres sont nombreux et l’on compte une dizaine d’intermédiaires téléphoniques. Les enchères commencent 200 000 euros et, immédiatement, elles s’envolent. Le million est dépassé en moins de trente secondes dans une véritable cacophonie de surenchères. Puis deux, puis trois… Rapidement la bataille se transforme en un duel entre deux téléphones, jusqu’à ce que l’un des deux abandonne alors que l’enchère est à 6,9 millions. L’anticipation est à son comble, quand, à la surprise générale, une nouvelle voix se fait entendre. Jusqu’ici, les enchères étaient exclusivement téléphoniques, les gens présents en salle profitant du spectacle, sans intention d’y participer. C’était sans compter sur un couple de collectionneurs indonésiens, ayant fait le voyage pour assister à la vente en personne. Ils ont attendu le dernier moment pour enchérir s’assurant par là-même un minimum d’opposition. Le tableau leur est adjugé pour 7,2 millions d’euros. Un record pour la maison de ventes et un record pour l’artiste.
7,2 millions au marteau, 8,6 millions frais compris, la vente d’une vie nous dira Me Ruellan.
Sous les applaudissements, le tableau quitte la salle. Après quelques photographies et rapides interviews, Me Ruellan retrouve son estrade et la vente reprend son cours. Le Raden Saleh n’était que le premier lot de l’après-midi et il est suivi d’un tableau vendu 186 euros, frais compris !
Étienne-Jean Delécluze, « Salon de 1847 », Supplément au Journal des débats politiques et littéraires, s.n,Paris, 24 avril 1847, p. 2. De son côté, Théophile Gautier écrit que Raden Saleh « dessine très exactement, et connaît à fond l’anatomie des animaux qu’il représente » ; Théophile Gautier, Salon de 1847, s.n, Paris, 1847, p. 163.
Cet article a été réalisé lors d’un séminaire de médiation et d’écriture journalistique dans le cadre du master histoire de l’art, patrimoine et musées de l’université de Poitiers.
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