Le Chat Noir : entre ombres et cinéma
Le cinématographe, créé par Auguste et Louis Lumière en 1895, peut être considéré comme le dernier jalon d’une multiplicité d’innovations sur l’image et le mouvement. Parmi elles, le théâtre d’ombres du Chat Noir.
Par Mélissa Jarrousse
Le Chat Noir est un cabaret montmartrois créé en 1881 par le peintre châtelleraudais Rodolphe Salis. Aménagé dans le local exigu d’un ancien hôtel des Postes, boulevard Rochechouart, le Chat Noir est à ses débuts un petit débit de boisson. Cependant, l’établissement attire vite les artistes. Le groupe littéraire des Hydropathes, fondé par le journaliste Émile Goudeau, fait rapidement du Chat Noir son point de ralliement. Poètes et écrivains se rejoignent chaque vendredi dans le cabaret pour présenter leurs dernières créations. Ce petit monde est très vite rejoint par des musiciens et des chansonniers, puis par des connaissances de Salis, des peintres, dessinateurs et sculpteurs. En 1885, faute de place, le Chat Noir déménage dans un nouveau local, rue Laval. Dans ce nouveau bâtiment, bien plus vaste, Salis inaugure une salle de spectacle, où un théâtre d’ombres est aménagé. Des pièces y sont jouées, tout d’abord de manière ponctuelle, puis hebdomadaire et enfin quotidienne.
Des ombres artistiques
Les premières pièces d’ombres du Chat Noir sont écrites, dessinées et jouées par l’aquafortiste Henry Somm, fin 1885. Bien qu’originales, les créations proposées par l’artiste sont encore empreintes de la tradition séraphine : Dominique Séraphin est un homme de spectacle qui popularise les ombres à la fin xviiie siècle, en proposant des adaptations de contes et des légendes dans des pièces courtes et techniquement simples, à destination des enfants.
C’est le peintre, graveur et photographe Henri Rivière qui voit en premier le potentiel des ombres. Nommé directeur du théâtre d’ombres du Chat Noir en 1886 par Salis, Rivière travaille sans relâche pour transformer ce divertissement en un spectacle sinon en un art admiré et respecté. Le 27 décembre 1886, il présente sa première pièce, créée en collaboration avec le caricaturiste Caran d’Ache, L’Épopée. Cette œuvre ambitieuse conte en trente tableaux les campagnes napoléoniennes. La pièce est imprégnée d’humour mais aussi, chose inédite jusqu’alors, d’un souffle épique tout à fait remarquable. Ce «petit spectacle aux puissants effets» marque ainsi le début de la brillante carrière de Rivière (Edmond Deschaumes, «Le cabaret du Chat Noir», La Revue encyclopédique Larousse, 16 janvier 1897). Un an seulement après L’Épopée, il se met en tête d’adapter La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Composée également de trente tableaux, cette féerie mélange cette fois-ci le registre comique et lyrique à la perfection. Plus d’une trentaine de pièces, seront alors jouées.
Henri Rivière, un homme de caméra
La création du théâtre d’ombres du Chat Noir précède de quelques années celle du cinématographe. On peut aussi noter que le théâtre disparaît en 1897, seulement deux ans après l’avènement du cinéma, comme supplanté par ce dernier. Qu’en est-il réellement ?
Outre les questions de chronologie, la question de la parentalité entre théâtre d’ombres et cinéma se pose dans la mesure où ce sont deux arts visuels qui partagent une même source (lumière) et un même support (écran). Ensuite, Rivière, dans son théâtre, semble utiliser de manière anticipée le «langage cinématographique», c’est-à-dire un ensemble de codes qui permettent de créer à travers des images un discours. Parmi eux, on retrouve le cadrage, un fort véhiculeur de sens, ce que Rivière avait déjà bien compris. En 1886, par exemple, il a recours au hors-champ dans la mise en scène de La Potiche d’Henry Somm. Il est vraisemblable que Rivière ait puisé ce vocabulaire pré-cinématographique dans sa pratique photographique, par ailleurs novatrice : hors-champ, sujet débordant du cadre, vues en plongée et contre-plongée, tout y est.
Outre le cadrage, le langage cinématographique se compose aussi de mouvements de caméra, en germe chez Rivière qui réalise ce qui pourrait être considéré comme les premiers travellings. Ces derniers voient le jour grâce à la complexe machinerie qu’il met au point à partir de 1886 et qu’il n’aura de cesse d’améliorer. Son dispositif permet de faire glisser contre l’écran des décors encastrés dans des châssis. Leur déplacement horizontal ou vertical associé à celui des silhouettes, parfois articulées, donnent une impression de mouvement total. Enfin, l’idée de montage existe au théâtre : le changement de décor signale le passage d’une scène à l’autre. En outre, la rapidité et la fluidité de l’action permise par la machinerie, a tout du cut. Pour ce qui est des fondus au noir, ils sont de leur côté réalisés en diminuant tout simplement l’éclairage.
Boniment, bruitage et musique
Plus qu’un langage, cinéma et ombres partagent des composantes communes, qui font d’eux des divertissements très similaires, c’est-à-dire des spectacles «audio-visuels». En effet, il faut s’imaginer que ni les pièces d’ombres de Rivière, ni les premières projections cinématographiques n’étaient faites dans le silence, bien au contraire. Tout d’abord, au Chat Noir les pièces à tendances humoristiques sont accompagnées de boniments, des discours humoristiques improvisés. C’est Salis lui-même qui assure cette tâche complexe. Si de par leur nature fugace, aucun de ses textes ne nous soient parvenus, sa méthode de travail nous est connue. Le cabaretier n’écrit jamais ses discours en avance : il improvise sur le moment. Cependant, Salis s’appuie sur le scénario des pièces : son discours doit être cohérent avec l’histoire jouée. Il n’hésite cependant pas à ajouter des commentaires sur les événements politiques contemporains, afin d’inscrire les pièces dans l’actualité et ainsi faire en sorte que le public ne se lasse pas des pièces d’ombres. En effet, certaines d’entre elles sont jouées de leur création à la fermeture du cabaret, soit plus de 4 000 fois pour L’Éléphant d’Henry Somm. Salis est connu pour son mordant. Lors de ses boniments, il n’épargne personne. Maurice Donnay affirme alors que le cabaretier «[…] avait la parade agressive, flétrissait la haute banque et le monde, le demi-monde, tout le monde» (Maurice Donnay Autour du Chat Noir, Grasset, 1926). La tradition du boniment se retrouve dans le cinéma, mais de manière plus assagie. Dans les foires, où le divertissement se développe en premier, les projectionnistes décrivent de manière formelle les images projetées sur l’écran. C’est dans les music-halls où les projections cinématographiques s’implantent par la suite, au début du siècle, qu’on retrouve l’esprit des boniments «chatnoiresques», avec les personnages de Compère et Commère.
La parole n’accompagne pas seule les spectacles d’ombres au Chat Noir. Des bruitages ponctuent également les pièces. Dans les coulisses, des bruitistes imitent le son de la pluie à l’aide de sable, le tonnerre avec un timbale ou de la tôle, etc. Au cinéma, le recours au bruit devient courant à partir de 1906 et si certaines salles prestigieuses font appel à des professionnels, à des orchestres et même à des machines à bruits, la majorité des salles réalisent comme au Chat Noir des bruits à la bouche ou avec des objets divers.
La musique et le chant sont aussi au programme. Les prestations musicales ont tout d’abord pour fonction d’encadrer les spectacles, que ce soit d’ombres ou cinématographiques. La musique comme accompagnement existe cependant dès les débuts du théâtre du Chat Noir. Des musiques sont arrangées ou composées par des musiciens pour accompagner au mieux les scènes : la synchronisation son/image est au cœur des préoccupations de Rivière. Au cinéma, cette question apparaît plus tardivement : c’est à partir de 1907 que la musique se fait entendre lors des projections, mais de façon ni systématique ni continue.
Des limites techniques
Les analogies entre cinéma et théâtres d’ombres du Chat Noir peuvent encore se décliner. Cependant, il serait problématique de passer sous silence les limites de cette analyse. La première réserve est de taille et concerne les aspects techniques. Le cinéma est le fruit d’une machine, le cinématographe, dont la source ou même l’essence est la photographie, ce qui fait dire à ses contemporains : «Le cinématographe. Une merveille photographique. […] Il s’agit de la reproduction, par projections, de scènes vécues et photographiées […]» (Le Radical, 30 décembre 1895). Ce n’est pas le cas des ombres, qui sont plutôt picturales. En effet, les silhouettes sont dessinées, avant d’être découpées dans le zinc. Pour ce qui est des décors colorés de Rivière, qui font son succès, ces derniers sont conçus à l’aide de verres peints. Au-delà de ces considérations, il est important de rappeler que les ombres de Rivière sont conçues sans aucun appareil d’optique. L’artiste a une conception presque traditionnelle de ce spectacle : sa machinerie est unique et artisanale. Il rejette complètement l’utilisation de lanternes de projection, dites aussi lanternes magiques et donc de la projection. Le théâtre d’ombres c’est le fruit de jeux transparences (l’écran) et d’opacité (les silhouettes), l’inverse opposé du cinéma. Le cinématographe est en effet un appareil de prises de vues et de projection, un appareil qui imprime sur une pellicule des photogrammes avant de les projeter.
La technique n’est cependant pas la seule différence séparant les ombres du cinématographe : l’essence des deux spectacles diffère. Pour ses contemporains, le cinéma est appréhendé comme une reproduction exacte du réel, qui vient alors se confronter à la puissance évocatrice des ombres. Ce sont des symboles, des signes et non des miroirs de la réalité ; c’est une «lucarne ouverte sur le monde surnaturel» (Jules Lemaître, cité par Paul Jeanne, Les Théâtres d’ombres à Montmartre, Les presses modernes, 1937.), «[…] une lucarne ouverte sur le Rêve et l’Infini» (Georges Montorgueil, «Rodolphe Salis» in Catalogue de la Collection du Chat Noir, 1898).
Il est aussi intéressant de noter queRivière, l’artiste qui a modelé les ombres du Chat Noir, ne s’intéresse pas au cinéma et abandonne même sa pratique photographique en 1900. Son intérêt se porte davantage sur le théâtre. Durant ses années au Chat Noir, Rivière se lie d’amitié avec le fondateur du Théâtre-Libre, André Antoine. Les deux hommes collaborent à plusieurs reprises et Rivière met notamment à disposition de son ami ses talents de metteur en scène. Si Rivière apporte son expérience à Antoine, l’inverse semble fonctionner également. En 1889, ce dernier cherche à cacher au mieux la machinerie théâtrale, sans que cela entache le décor ou la mise en scène : ses solutions seront reprises par Rivière, au Chat Noir. Finalement, cette étude des relations entre Rivière et le monde du théâtre nous amène à réfléchir autrement : bien que les études pré-cinématographiques soient passionnantes, ne serait-ce pas parfois plus intéressant d’en sortir pour s’intéresser au sujet pour lui-même ? Et si au lieu d’inscrire les ombres «chatnoiresques» dans une perspective cinématographique, on ne reviendrait pas à l’essence même du divertissement : un art du spectacle, un art théâtral, un art vivant ?
Cet article a été réalisé lors d’un séminaire de médiation et d’écriture journalistique dans le cadre du master histoire de l’art, patrimoine et musées de l’université de Poitiers.
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