La supercherie de la Terre Plate
Par Juliette Herbaut
Dans La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse, Violaine Giacomotto-Charra, professeur de littérature et langue de la Renaissance à l’université Bordeaux Montaigne et directrice du Centre Montaigne (« Jacquette de Montbron, ” Dame des vicomtés de Bourdeilles de d’Aunay ” », L’Actualité Nouvelle-Aquitaine, n°131, 2021) et Sylvie Nony, chercheuse en Histoire et Philosophie des Sciences au laboratoire Sphère à l’université Paris 1, s’intéressent à un préjugé assez répandu : le Moyen Âge était une époque où la connaissance scientifique était parasitée par l’Eglise et où personne ne se représentait la Terre comme ronde.
Cet essai concis, qui fait le point sur les manuels antiques, les écrits théologiques et les encyclopédies médiévales, nous prouve le contraire. Grâce à leur analyse historique, les autrices démontrent que les Grecs avaient déjà la certitude que la planète n’était pas plate : dès le iiiᵉ siècle av. J.-C. Platon pensait le système solaire comme constitué de sphères. Quelques décennies plus tard, c’est Aristote qui étayait cette hypothèse grâce à l’observation de la Lune et de ses éclipses. Eratosthène avait même réussi à mesurer la circonférence de la Terre. Contrairement aux idées reçues, ces savoirs antiques ne disparaissent pas à l’aube du haut Moyen Âge. Au contraire, de nombreux passeurs, même ecclésiastiques, transmettent ces idées (comme Isidore de Séville, évêque au viiᵉ siècle ap. J.-C. ; ou encore Jean de Sacrobosco, moine qui a vécu six siècles plus tard) en produisant des essais, cartes ou illustrations qui représentent la Terre comme une sphère. Ainsi « il ne fait pas de doute que la sphéricité était non seulement connue, mais n’était pas discutée. »
Partant donc de cette « généalogie » des théories des formes de notre planète, elles s’interrogent sur les raisons de la création du mythe de la Terre plate. Il a contribué à assoir historiquement l’affrontement entre science et religion, qui organisait alors les sociétés médiévales. Le Moyen Âge est dépeint comme une période sombre, opposée naturellement au siècle des Lumières, où la connaissance rayonne grâce à la perte de pouvoir de l’Eglise. Voltaire a largement participé à ce rapprochement idéologique, avec ses pamphlets ironiques sur certains ecclésiastiques. Il tourne en dérision Saint Augustin, mais s’attaque plus particulièrement à Lactance, rhéteur au iiiᵉ siècle :
« C’est une chose curieuse de voir avec quel dédain, avec quelle pitié, Lactance regarde tous les philosophes qui depuis quatre cents ans commençaient à connaître […] la rondeur de la Terre. »
Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), p.272
La propagation de ce mythe a aussi été accompagné d’autres mystifications de grands noms de l’histoire, qui font l’objet d’un chapitre dans l’ouvrage. Ainsi, bon nombre d’historiens américains du xixᵉ siècle, comme Washington Irving ou John William Draper, ont instrumentalisé la figure de Christophe Colomb. Ils lui attribuent la découverte de la sphéricité de la Terre ; ainsi, ils tentent de faire du navigateur un « héros de la science […] triomphant à lui seul du Moyen Âge replié sur lui-même. » Galilée a connu une mystification similaire. Diderot l’érige en « martyr de la Terre ronde » après qu’il est été condamné par le pape Urban VIII. Devenu le symbole d’une « résistance aux forces obscures », il n’y a cependant aucun lien connu entre son procès et des recherches sur la forme de la planète.
Le mythe de la Terre plate a falsifié l’histoire et a été instrumentalisé par de nombreux penseurs anticléricaux. Le voile idéologique apposé sur le Moyen Âge est tenace, encore aujourd’hui ; il reflète au mieux une ignorance, au pire un mépris de cette période. Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony mettent en lumière les mécanismes qui entourent cette inexactitude historique et démontrent que l’histoire des sciences nous permet alors de penser « nos propres constructions. »
La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse de Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, Les Belles Lettres éditions, 280 p., 17,50€
Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony donnent une conférence le vendredi 4 mars à 18h30 à l’Espace Mendès France au sujet de ce travail commun.
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