Le vent nous portera. Grâce au plasma ?
Par Yoann Frontout
Un ionocraft réalisé par le Major Alexander de Seversky en 1964. Crédit : British Pathé.
Dans les années 1960, d’étranges OVNI s’invitent dans les laboratoires américains. De forme géométrique, plane et creuse, parfois complexe mais le plus souvent triangulaire, ils sont plus proches de l’avion en papier que du faucon millénium… Les ionocrafts – c’est leur nom – ne tirent en fait, de l’imaginaire SF, que leur surprenante façon de voler. Sans moteur, ils peuvent en effet s’élever comme par magie au-dessus du sol, à condition qu’ils soient traversés par un courant électrique, dû à une haute-tension. Début 2000, un expérimentateur français nommé Jean-Paul Naudin en réalise plusieurs modèles sous le nom de «lifter». Il popularise ainsi quelque peu ces engins et aujourd’hui les vidéos d’amateurs présentant leurs propres prototypes sont légion. Pas étonnant : pour créer son super vaisseau, il suffit d’un fil tendu en haut de trois petits mâts en bois, de bandes d’aluminium tout le tour du triangle et… voilà tout. Il ne reste qu’à diffuser le courant à l’aide d’une haute tension d’une dizaine de milliers de volts dans le lifter pour le voir s’envoler. Attention toutefois : le décollage est brusque. Mieux vaut avoir attaché son prototype pour ne pas le voir se cogner violemment au plafond…
Un lifter sur le modèle des prototypes de Jean-Paul Naudin. Crédit : Alpha‑X.
Soyons réaliste : ces caisses à savons volantes ne semblent pas être les aéronefs du futur. La physique qui les anime, en revanche, pourrait nous aider à voler. Mais quelle est-elle ? Pour certains scientifiques, pas de doute : c’est une force encore inconnue, «l’anti-gravité». L’existence de cette dernière est aujourd’hui totalement écartée, le phénomène principal est tout autre. Un «souffle», appelé vent ionique, est généré par l’engin vers le bas, provoquant une bourrasque propulsive. On peut le voir dans les deux vidéos : les jets de fumée sont projetés vers le bas en passant sous le ionocraft ; les billes de polystyrène sont, quant à elles, plaquées contre la table. Un jet d’air dont l’origine est tout simplement invisible. Mais pas incompréhensible, si l’on ose faire un pas de plus vers l’étrange et s’intéresser… au quatrième état de la matière !
Slow motion d’un vent ionique généré entre une pointe et une plaque. Crédit : Éric Moreau
Mieux qu’un fusil plasma : le mistral ionique
Solide, liquide, gaz : vous connaissez, c’est le B.A.-BA. Mais plasma ? Ce dernier état est proche d’un gaz, mais les molécules – et mêmes leurs atomes ! – voient leur constituant se séparer en ions positifs, négatifs, et électron. On parle d’ionisation d’un gaz. Pour mettre un tel désordre, il faut apporter de l’énergie au gaz. En le chauffant, à plus de 3000°C, par exemple. C’est le cas des étoiles, qui ne sont rien d’autre que des boules géantes de plasma, faisant de cet état le plus commun dans l’univers. Autre solution, plus pratique pour nos scientifiques : utiliser une haute tension. C’est en créant ainsi un plasma que l’on va provoquer un vent ionique. Imaginez une pointe en face d’une plaque, comme dans la vidéo présentée ci-dessus. Entre les deux éléments, un gaz comme de l’air. Initialement celui-ci est, par définition, isolant et neutre. Il y traîne toutefois toujours quelques électrons, chargés (-), perdus au milieu des molécules. On applique alors une haute tension entre la pointe et la plaque, devenant respectivement les bornes positive et négative. Selon le principe même d’un courant électrique, les charges (-) se dirigent alors vers le (+). Deux ou trois électrons à proximité de la pointe se précipitent donc vers celle-ci. Patatras : en chauffards empressés, ils se cognent contre des molécules, et arrachent de celles-ci d’autres électrons qui se joignent à leur course folle… La troupe grossit ainsi très, très rapidement : on parle d’avalanche électronique. Les molécules bousculées, ayant perdus des électrons, sont dorénavant chargées positivement. Le gaz est donc devenu, autour de la pointe, un mélange de charges positives et négatives : un plasma.
Devinette : que s’empressent de faire les molécules chargées positivement ? Elles migrent à l’opposé des électrons, vers la plaque (-) en mettant une belle pagaille ! Comme une multitude de boules blanches tirées à toute vitesse dans un billard géant, elles entraînent avec elle les boules colorées, les molécules du gaz environnant. Conséquence : la migration de tout ce petit monde provoque un jet d’air vers la plaque, un souffle : c’est le vent ionique.
L’aventure de la propulsion plasma avec les ionocrafts n’a jamais décollée : les supers vaisseaux sont restés les rases-moquettes du milieu aérien. En revanche, des moteurs fonctionnant par ionisation d’un gaz se sont envolés pour des épopées extra-terrestres. La Nasa a en effet lancé en 1998 une sonde dans l’espace, équipée – entre autre – d’un moteur ionique. D’autres sondes et satellites munis de moteurs similaires lui ont succédé et aujourd’hui on projette d’employer la propulsion ionique pour réaliser de grands trajets… Inutile toutefois d’aller aussi loin pour découvrir le potentiel du plasma : en aéronautique, il pourrait faire des merveilles. Non pas en place des moteurs actuels mais sur les ailes ! Éric Moreau, enseignant chercheur au laboratoire Pprime à Poitiers, est l’un des premiers scientifiques à s’être intéressé aux applications possibles du vent ionique. «Le phénomène était connu, observé, entre une pointe et une plaque par exemple, mais il n’y avait pas d’application industrielle, explique le chercheur. C’était une chance pour moi de partir sur une thématique aussi vierge, il y avait tout un chemin à découvrir, à débroussailler.» Avec Gérard Touchard et Guillermo Artana, un collègue argentin, ils partent de l’idée que le vent ionique provoqué par une décharge électrique peut modifier le contact du gaz à une paroi – comme celle d’une aile d’avion – et, par conséquent, contrôler la totalité de l’écoulement de l’air. «Les gens ont ri au début, et dans notre laboratoire certains se demandaient bien ce que nous pouvions faire» se souvient Éric Moreau. Aujourd’hui de très nombreux chercheurs travaillent pourtant sur cette thématique dans le monde entier.
Jeux de mains, jeux de physiciens
Contrôler un écoulement ? Pour saisir ce que signifie cet objectif, il suffit de tendre la main par la fenêtre d’une voiture, si possible à vive allure. Avec un peu d’imagination notre menotte singe alors une aile d’avion fendant l’air. Placée horizontalement, elle ne rencontre quasiment aucune résistance. Si maintenant on l’incline un peu vers le haut, l’air pousse la main en arrière et la soulève en même temps. C’est l’action, respectivement, de la traînée et de la portance. Et lorsque l’on braque trop la main ? La traînée augmente tandis que la portance disparaît ; elle semble se faire emporter. On parle de décrochage : l’écoulement de l’air ne suit plus la surface de notre peau.
On peut en conclure intuitivement que les ailes d’un avion doivent être inclinées, plus ou moins selon la situation. «On peut vouloir améliorer la pénétration dans l’air pour réduire la trainée [main horizontale] mais on peut aussi vouloir, à l’opposé, augmenter la portance sur une phase de freinage [main inclinée]» explique ainsi Éric Moreau. Il est donc nécessaire de contrôler l’écoulement. Une problématique qui n’est pas toute jeune et pour laquelle les ingénieurs en aéronautique ont déjà apporté une solution : les volets. Ce sont ces pièces mobiles, placées le long des ailes qui s’abattent ou se rabattent, permettant de changer la forme de l’aile. Mais elles ont des désavantages : lourdes, elles augmentent le poids de l’appareil et donc la consommation de kérosène. Sans compter que leur mécanique est sujette à l’usure.
Un actionneur aspirateur
Des chercheurs travaillent donc sur des alternatives, comme celles que développent Éric Moreau et ses deux collègues, Nicolas Bénard et Jean-Paul Bonnet : les actionneurs plasma. Ces petits objets offriraient la possibilité de modifier l’écoulement de l’air en ne jouant pas sur la forme de l’avion mais directement sur le fluide. Le principe du modèle le plus étudié (l’actionneur plasma DBD) est très simple : deux électrodes, séparées par une plaque isolante. L’ensemble va agir comme un convertisseur électro-mécanique : il transforme de la haute tension en un vent ionique qui peut atteindre 5 à 10 m/s (environ 30km/h). Même principe qu’avec la pointe positionnée au-dessus d’une plaque, mais cette fois à l’horizontal. Pour visualiser les mouvements d’air provoqué par un actionneur plasma, l’équipe d’Éric Moreau a mis de la fumée ainsi qu’une nappe laser dans une soufflerie. Lorsque l’actionneur est activé, le petit déplacement de molécules généré, le vent ionique, crée du vide, une dépression. L’air environnant vient alors combler ce vide, il est aspiré, ce qui le met en mouvement, comme on peut le voir dans la vidéo ci-dessous.
Visualisation du vent ionique généré par un actionneur plasma sans écoulement initial. Crédit : Éric Moreau.
Un actionneur plasma est placé cette fois sur un profil de type aile d’avion et un écoulement d’air est généré contre le modèle. Initialement, l’actionneur est éteint. L’angle étant important, on observe un décrochage : la fumée ne suit pas la surface de l’aile. Lorsqu’on active (à 9s) l’actionneur, l’écoulement est maintenant aspiré : sa trajectoire est modifiée, il vient se recoller à la paroi tout en étant accéléré dans le même temps. Un mouvement d’air sur quelques millimètres, placé au bon endroit, peut donc bien modifier tout un écoulement. Éric Moreau et ses collègues avaient vu juste.
Recollement d’un écoulement à la paroi par l’effet d’un actionneur plasma sur une modélisation d’aile d’avion. Crédit : Éric Moreau.
Un vent de changement ?
L’actionneur plasma fascine et de nombreux projets internationaux voient le jour. Actuellement Éric Moreau et son équipe – EFD pour Electro Fluido Dynamique – participent ainsi à un projet Union Européenne / Chine visant à réduire les frottements de l’air sur les ailes des avions. En parallèle, le physicien travaille sur le développement de matrices d’actionneurs. «L’objectif serait d’avoir non pas un actionneur mais des milliers, miniaturisés et alimentés indépendamment les uns des autres, décrit Éric Moreau. On pourrait les allumer ou les éteindre comme on le désire, afin de modifier l’écoulement de l’air à un endroit précis et à un moment donné.» L’intérêt de tels systèmes va même bien au-delà des problématiques liées aux ailes d’avion. Ces matrices pourraient être employées partout où l’on cherche à optimiser des écoulements : aérospatial, automobile, écoulement internes dans des moteurs… Ou même devenir un outil de recherche en mécanique des fluides. Il existe en effet de nombreux phénomènes en proche paroi, entre un solide et l’air, que l’on ne sait pas encore expliquer. Or l’actionneur plasma est le seul système de contrôle d’écoulement agissant dans cette zone de quelques millimètres, voir quelques dizaines de µm si on réduit l’actionneur plasma.
«On est pour le moment dans de la recherche fondamentale, très en amont d’une quelconque utilisation» précise toutefois Éric Moreau. Pour le moment, ils ont réalisé une matrice avec huit actionneurs que l’on peut commander indépendamment : on est en effet loin des milliers d’actionneurs miniaturisés. Sans compter qu’en aéronautique il faudrait savoir quand, où et comment les utiliser, des questions encore en suspens. Ces connaissances permettraient, en collaborant avec des informaticiens, de créer des algorithmes contrôlant de façon automatique les actionneurs selon l’écoulement. «Le jour où on aura des matrices d’actionneurs, avec les bons algorithmes, il suffira d’appuyer sur un bouton pour que cela se fasse tout seul» laisse imaginer Éric Moreau. «Est-ce que ce sera, au bout du compte, utilisé dans l’aéronautique ?» s’interroge le physicien. «Je suis incapable de le dire. La recherche en physique suit souvent le même schéma : des chercheurs travaillent sur un phénomène en pensant à une application, mais souvent cela n’aboutit pas. Dix, vingt ans après, quelqu’un reprend alors les résultats et des innovations voient le jour.» Cela ne vous rappelle rien ? Sans les ionocrafts des années 1960, le vent ionique aurait-il aujourd’hui le vent en poupe ? S’il faut garder les pieds sur Terre, rien ne nous empêche de rêver aux avions du futur.
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