1868, traces d’un incendie

incendie de l'impasse Bozier à Poitiers, 1868. Frères Pilotelle. Coll. particulière.

Par Daniel Clauzier

En 1859 un entrepreneur de Chauvigny, Jean Bozier, entame la construction d’un immeuble de rapport dans la nouvelle rue de Magenta, à l’angle de la rue du Petit-Bonneveau et en face du marché Saint-Hilaire. Comprenant des locaux commerciaux et une vingtaine de logements, la grande façade stuquée cache deux pavillons à la construction légère en brique et bois, séparés par un passage vitré. Ce complexe prit le nom d’«impasse Bozier».

Durant la nuit du dimanche au lundi de Pâques 1868, le feu prend dans une poutre qui jouxte le foyer d’une cheminée du rez-de-chaussée. La partie nord de l’immeuble s’embrase rapidement. D’après l’article du Courrier de la Vienne, du 14 avril 1868, ce sont les deux frères Pilotelle, photographes dont l’atelier est voisin à l’immeuble, qui ont été réveillés les premiers par les cris des habitants et qui auraient alerté les sapeurs-pompiers avant de participer activement au sauvetage.

Selon un journaliste : «Un spectacle émouvant fut celui d’un enfant né de la veille, appartenant à la femme Gondon, chez qui le feu avait pris, et le cadavre d’un autre enfant qui devait être inhumé le lendemain : tous deux gisaient sur le trottoir à côté l’un de l’autre.» 

L’incendie est néanmoins vite maîtrisé et on ne déplore aucune victime.
Impressionnante telle que relatée par la presse, la participation héroïque des photographes n’est qu’un détail de plus dans leurs vies romanesques.

Les frères Pilotelle

En mars 1863, après la mort de son père Pierre Eugène Pilotelle, magistrat poitevin et membre de la Société des Antiquaires de l’Ouest, Édouard fonde un atelier de photographie dans ce quartier neuf, un peu par dépit si l’on en croit les témoignages de l’époque. Il y joint son frère Georges, mais celui-ci quitte Poitiers en novembre 1864 pour apprendre la peinture dans l’atelier de Charles Gleyre, grâce à une subvention accordée par la ville.

Les articles mentionnent tous la présence des deux frères à l’incendie. Georges était-il de passage ? Toujours est-il que celui-ci n’est resté que peu de temps en partenariat avec Eugène, et que dans le recensement de 1866 Édouard vit seul avec sa mère et la bonne. À Paris, Georges néglige ses études et, perdant sa bourse, se consacre au dessin humoristique sous le nom de Pilotell pour lequel il est aujourd’hui connu. Durant la Commune, il se fait une renommée discutable en s’autoproclamant délégué en chef aux beaux-arts, au musée du Luxembourg. Forcé à la démission par Courbet, il s’octroie ensuite le poste de commissaire spécial de la Commune, chargé des délégations judiciaires et attaché au cabinet de délégué à l’Intérieur. Sa tête mise à prix, il fuit Paris en 1871 ; condamné à mort par contumace, il finit sa vie exilé en Angleterre. Ses frasques mériteraient un livre à lui tout seul…

L’atelier photo d’Édouard semble avoir du succès mais fonctionne par intermittence, car il souffre de troubles mentaux. Le paroxysme de ces crises de folie survient un an après l’incendie : le soir du 19 mars 1869. Suite à l’expulsion décrétée par sa propriétaire, il se présente à la mercerie tenue par celle-ci et, après lui avoir demandé pour 10 centimes de ganse afin de réparer une chaussure, lui jette au visage un verre d’acide nitrique provenant de son laboratoire de photo. Il se rend de lui-même à la gendarmerie, mais non sans avoir pris une pause au café… L’affaire retentit dans toute la presse française, et son cas est à l’origine d’une étude médico-psychologique fascinante par le docteur Solaville en 1869 (publiée en 1871).

La fabrication du feu

Rare témoignage d’une photo d’incendie au xixe siècle, le cliché a été pris depuis les fenêtres du photographe, montrant une vue inédite de la rue de Magenta dont le percement en direction de la place d’Armes ne semble pas encore totalement terminé. On aperçoit la rue pleine des meubles des locataires, les flous de mouvement, puis la masse de la foule immobile devant le marché dont plusieurs femmes en coiffe. La photo a certainement été prise bien après l’incendie, voire le lendemain, mais ici l’art du photographe consiste à restituer sa vérité de l’événement. En effet, en raison des limites technologiques de la photographie en 1868, le cliché a été totalement retouché : les flammes et étincelles trahissent le pinceau, tout comme les traits de lumière saturée bien dessinés sur les figures qui, de toute évidence, posent pour la prise de vue. Héros certes, mais commerçants ne perdant pas le nord, les Pilotelle voient une aubaine dans l’histoire du drame et son enregistrement photographique. En effet, l’article du Courrier de la Vienne se termine ainsi :

«MM. Pilotelle frères après s’être dépensés en bons voisins pour combattre le fléau ont eu la pensée de la reproduire par le dessin et par la photographie. On peut donc se procurer l’émotion de la vue du bâtiment incendié au moment le plus terrible, en achetant cette photographie à leurs ateliers du Marché Saint-Hilaire.»

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