Thérèse Desqueyroux, incomprise ?
Par Natacha Vas-Deyres.
Au début du xxe siècle, l’intérêt des écrivains pour les grandes affaires criminelles ne cesse de se développer. Certains, comme Colette ou plus tard François Mauriac et Joseph Kessel, partagent leurs activités d’écriture entre littérature et journalisme, parfois même, ils peuvent tenir «une chronique d’allure judiciaire», comme la qualifie Josette Rico, spécialiste de Colette. L’enjeu pour les écrivains-journalistes est donc de re-présenter de manière exacte et vivante ce qui se passe dans le prétoire. L’un des moments-clés de ces écrits est par exemple le portrait de l’accusé : naturellement les lecteurs ont déjà entendu parler du criminel, grâce aux faits divers qui font connaître une affaire et précèdent le procès. Ainsi, dans la longue carrière de journaliste de Colette, les affaires criminelles tiennent une place marginale, irrégulière, mais néanmoins constante, depuis le procès de la bande à Bonnot (en 1912 dans Le Matin) jusqu’au procès de Weidmann (couvert en 1939 pour Paris-Soir), en passant par les procès célèbres de Landru [en 1921, Le Matin), ou encore de Violette Nozière (en 1933 dans L’Intransigeant). Colette a tendance à écrire des articles qui tiennent à distance l’événement, en négligeant parfois le cadre «judiciaire» par un constant décalage, poétique, éthique et stylistique, véritable parti pris de porter un regard, non stéréotypé, sur le meurtrier. Cette vision du criminel transformé par l’écriture de l’écrivain apparaît comme une des caractéristiques principales de l’affaire Canaby, un fait divers et un procès spectaculaire «transposés» en fiction par François Mauriac. Dans le milieu du négoce de vins, au cœur du quartier des Chartrons, le couple formé par Émile et Henriette Canaby est apprécié et respecté. Mais en mai 1905, l’époux est atteint d’un mal étrange diagnostiqué comme une fièvre infectieuse et que le médecin appelé à son chevet ne parvient pas à soigner. Le comportement peu conventionnel de sa femme Henriette-Blanche, intrigue et des rumeurs alertent la justice. En effet, le «bruit qui court» accuse l’épouse de «faux et d’usage de faux» et surtout affirme qu’elle a voulu se débarrasser de son mari en l’empoisonnant. Bien qu’affaibli, ce dernier survit et répond aux diverses questions du magistrat instructeur. La presse a contribué par ses titres, ses articles et ses effets d’annonce au «succès» du procès, comme s’il s’agissait de la première d’une pièce de théâtre. L’Avenir de la Dordogne a évoqué le mystère qui entoure cette affaire tandis que La Petite Gironde évoque «un drame de famille aussi émouvant par le caractère tragique des faits allégués, que douloureux par la situation des personnes impliquées dans cette affaire». Le procès devient un feuilleton dont on s’empresse de suivre les développements et les rebondissements attendus.
D’Henriette à Thérèse
Mauriac, qui envisage en 1925 l’écriture de ce qui deviendra son plus célèbre récit, assista du 26 au 28 mai 1906 au procès d’Henriette Canaby, dite «l’empoisonneuse des Chartrons». Durablement marqué par cette affaire, il confirma dans son essai Le Romancier et ses personnages, que cette dernière fut bien la source principale de son récit grâce à cette vision qu’il eut «à 18 ans, d’une salle d’assises, d’une maigre empoisonneuse entre deux gendarmes. Je me suis souvenu des dépositions des témoins ; j’ai utilisé une histoire de fausses ordonnances dont l’accusée s’était servie pour se procurer les poisons. Et là s’arrête mon emprunt direct à la réalité.» Mauriac occulte tout de même dans son essai plusieurs données essentielles pour mieux comprendre ce rapport réalité/fiction opéré dans Thérèse Desqueyroux. En premier lieu son propre Journal, daté du 26 mai 1906, révélant l’émotion de François Mauriac vivant par procuration cette tragédie :
«Aussi coupable que vous dussiez dû être, de quel droit vos frères vous torturaient-ils ? […] Est-ce qu’il ne fallait pas que l’idée germe en vous de tuer votre mari ? Et n’était-ce pas là une conséquence irréductible, inévitable de causes profondes qui ne dépendent pas de vous ?»
D’autre part, Mauriac a conservé dans son roman tous les détails de l’instruction : l’ordonnance falsifiée, la liqueur de Fowler, l’attitude du mari et même le nom de l’avocat, maître Peyrecave. Le roman débute par l’annonce du non-lieu de Thérèse puis se poursuit par son passage devant la justice officieuse et familiale, qui la fait disparaître aux yeux du monde en l’enfermant dans la maison d’Argelouse. Or, Henriette Canaby, acquittée du crime d’empoisonnement mais reconnue coupable de faux et d’usage de faux, devait subir une terrible expiation qui dura jusqu’à sa mort en 1952 : jusqu’en 1930, elle ne reparut plus à Bordeaux, ses filles furent tenues à l’écart de leur mère : le mari et sa faille exigèrent une séparation définitive des époux. Henriette-Blanche Canaby était chassée, répudiée et bannie de son propre milieu social. Le jeune homme qui l’observait au moment de la sentence prononcée par le président Pradet-Ballade, ne devait jamais oublier cette femme blême, fière et hautaine, qui savait répondre aux experts et aux juges. À Mauriac désormais, écrivain en devenir, d’inventer le cheminement d’un acte criminel dans l’esprit et la conscience d’une femme trop intelligente, emmurée dans un milieu et une famille qui ne la comprendrait jamais.
Natacha Vas-Deyres est présidente des amis de François Mauriac, enseignante et chercheuse de l’Université Bordeaux Montaigne.
Il s’agit de la version longue d’un article paru dans le n° 132 de L’Actualité Nouvelle-Aquitaine qui s’intéresse aux faits divers, faits d’histoire.
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