Thérèse à Pergame
Par Héloïse Morel
Éliane Laubus se souvient au 63 rue Carnot, été 1968, elle arrive dans la librairie Pergame où trône Thérèse Yakovenko, fille d’émigré ukrainien qui avait traversé l’Europe à pied avant de s’installer dans un village du Perche, La Louche où il était garagiste. Thérèse étudie au lycée à Chartres. Les deux femmes deviennent amantes. Éliane Laubus est professeure de français, elle aide Thérèse à l’installation des rayons, au développement du fonds. «À l’origine la librairie était tenue par Wladimir, un fils de russes blancs, parisiens bohèmes. Il a vécu à la rue, à la débrouille. Il arrive à Poitiers car il se marie avec une fille Deshoulières, les porcelainiers. Il avait récupéré le fonds de l’éditeur Pauvert qui avait de nombreux embêtements avec la justice et qui, ruiné, avait livré ses livres. D’où l’importante présence surréaliste. Nous avions un rayon histoire des religions, surréalisme, les Lettres Nouvelles (Maurice Nadeau), beaucoup de Maspero… de la Vieille Taupe. Et partir de 1974, les éditions Des femmes.»
De la rue Carnot, il ne reste rien… Pourtant tout ceux qui ont connu le lieu se souviennent de la cheminée, des banquettes, du jeu de fléchettes. Une librairie où l’on se pose. «Je me souviens très bien d’avoir découvert en 1971, le journal féministe Le Torchon brûle, assise sur cette banquette. L’émotion était grande, j’ai toujours eu à me battre contre le patriarcat, venant d’un milieu rural.» Et la librairie a été démolie, comme l’ensemble de ces bâtiments de la fin du Moyen Âge au xviiie siècle. Des promoteurs immobiliers avaient le projet de construire un immeuble neuf avec parking… «Ils intimidaient les habitants, principalement des personnes âgées. À certaines périodes, nous nous sommes retrouvées sans eau courante…»
Simone Brunet, avocate féministe, s’en souvient également comme d’une librairie lesbienne, féministe, militante. «Thérèse était une autodidacte. Elle s’est formée avec des lectures, avec les femmes qui ont vécu avec elle. Il y avait des actions de militants de gauche et cela a continué avec l’installation Grand Rue.» C’est à ce moment-là que Wladimir souhaitant devenir ébéniste cède la librairie à Thérèse, qui devient une «vraie librairie» : aux livres d’occasion et aux livres neufs à prix réduit, s’ajoutent un fonds de livres soigneusement choisis, et les indispensables nouveautés.
«Les bijoux perdus de l’Antique Palmyre»
Pergame, c’est une ville de l’actuelle Turquie, mais c’est durant l’Antiquité, une cité qui dispose d’une bibliothèque mythique de milliers d’ouvrages, de papyrus… La deuxième après Alexandrie. Et après avoir passé un été à vendre des livres sur la Place du Marché, la librairie de Thérèse Yakovenko déménage en 1980 Grand Rue, avec l’aide notamment de Jean Verdier, un ami précieux et fidèle qui était professeur à l’IUT et militant discret mais essentiel d’après Françoise Neau. Il l’aide à trouver le local, ce ne sont pas autant d’ouvrages mais des miscellanées. Philippe Pineau, ancien bibliothécaire, décrit la grande table en chêne, d’une douzaine de centimètres d’épaisseur. «C’était un lieu important en termes de culture, de relations amicales. Je venais en voisin, c’était mon autre maison. Je lisais sur place, de longs extraits. C’était un lieu où on nourrissait des réflexions sur les luttes, sur le féminisme. Il y avait des débats organisés, des rencontres avec les auteurs. Quant à Thérèse, elle était une figure des luttes féministes avec Françoise Neau et Éliane Laubus. Elle avait une personnalité fascinante, une présence forte, sans beaucoup parler, elle comptait dans les luttes.»
C’est avec l’aide de Françoise Neau, alors compagne de Thérèse Yakovenko et aujourd’hui professeure en psychologie clinique à l’université Paris Descartes, que le rayon enfants et celui des sciences humaines se développe. La première pièce de la librairie est dédiée aux livres adultes puis après la cour, se trouvent les livres pour enfants dans un autre bâtiment. «Il y avait notamment des livres qui permettaient de lutter contre les stéréotypes», indique Simone Brunet.
Quant aux réunions militantes féministes, rue Carnot, elles se déroulaient dans l’appartement au-dessus de la librairie. Fréquentées notamment par Jacqueline Julien et Brigitte Boucheron, fondatrices de la Maison des Femmes et de Bagdam à Toulouse, qui étaient voisines. Ensuite, c’est notamment au rez-de-chaussée de l’appartement de Thérèse et Françoise, situé au 6 rue des Flageolles, dans un café nommé L’Échappée belle que les femmes se retrouvaient en non-mixité. «Nous discutions au quotidien, cet endroit réunissait autant des militantes de Mouvement pour l’avortement et la contraception (MLAC) que le Planning Familial et d’autres», se souvient Françoise Neau. Pour Éliane Laubus, «Françoise était l’âme, le moteur de la librairie. Et le café a réuni les balbutiements du féminisme, les débats des années 1970. Le lieu a fermé parce qu’une des filles piquait dans la caisse… !»
Et Grand Rue, ce sont des expositions, des rencontres, notamment la venue de l’écrivaine féministe Kate Millett (En vol ; Sexual Politics) à Poitiers, notoire ! Mais aussi François Maspero, Anne-Marie Lugan-Dardigna, autrice de Femmes-femmes sur papier glacé – La presse “féminine”, fonction idéologique… Françoise Neau témoigne : «Pergame devient l’un des membres du Groupement des librairies différentes, qui à l’échelle nationale rassemble des libraires indépendants, mus par une même conception de leur métier, ceux qui salueront la loi Lang sur le prix unique du livre en 1981 – les mêmes qui luttent aujourd’hui contre Amazon…» Et puis le cinéma avec Cinématocrac, ciné-club poitevin de contre-culture, organisé par le Centre de recherche et d’actions culturelles, auquel participent Thérèse Yakovenko et la librairie Pergame avec un festival de films de femmes en 1976. Trois journées de films féministes dont Les Filles de Mai Zetterling, Détruire, dit-elle de Marguerite Duras. «C’était important, cette initiative a essaimé à Bourges, à Tours… On organisait ça avec le Crac et les affiches sérigraphiées étaient réalisées dans le grenier de La Taverne, Petite rue Sainte-Catherine», se souvient Françoise Neau.
Philippe Pineau l’évoque également comme un moment important. «Thérèse était partie prenante mais elle ne souhaitait pas se mettre en avant, mais elle imprégnait les actions. Avec le Crac a été organisée une semaine de cinéma africain, il y a eu des débats organisés à Pergame avec l’anthropologue Jean Copans pour l’ouverture et le géographe Yves Lacoste. Ça avait lieu dans l’ancien théâtre, place d’Armes.» Daniel Lhomond complète : «Ce festival des femmes était organisé avec Musidora et le Crac. On avait aussi projeté Histoires d’A (Charles Belmont et Marielle Issartel) en 1973. Il y avait du monde, plein à craquer. La salle était gardée et il y avait des boîtes avec écrits Histoires d’A dessus mais c’était un autre film, au cas où les forces de l’ordre auraient voulu les saisir. On avait des discussions engagées à la période du Crac et ça continuait ensuite à La Taverne. On brassait les idées.»
Et Thérèse ?
Thérèse Yakovenko a marqué les gens qui l’ont côtoyée. Fascinante, autoritaire à l’excès, voire abominable pour d’autres, au caractère fort qui cachait plus ou moins bien ses blessures. «Elle était splendide et drôle», livre Éliane Laubus. Pour elle, c’était une lesbienne avant d’être une féministe. Pour Françoise Neau, «autant que son amour pour les femmes et leurs combats, l’animaient son attachement pour les opprimés et les rebelles en tous genres, des Cathares aux Indiens d’Amérique, de Louise Michel à Charlotte Delbo, et son désir de faire connaître leurs luttes et leurs écrits.» Thérèse arrive en autodidacte, un matin, rue Carnot, elle arrivait de Chartres et travaillait pour une compagnie d’assurance. La librairie est toute sa vie. Après Hélène Coulon, Isabelle Barrouillet a travaillé à ses côtés dans les années 1990. Pergame, c’est sa première expérience. «Thérèse lisait beaucoup, elle était passionnée d’art. Elle m’a beaucoup appris. Elle était venue au culot, c’était une bagarreuse.»
En fin de vie mais jeune encore, souffrant d’une sclérose en plaque, elle lutte, ultime énergie du désespoir, et Isabelle s’occupe de la librairie et de Thérèse. Éliane lui faisait à manger, lui lisait des livres, du Michaux notamment, de la poésie. Françoise également, depuis Paris, répondait la nuit à ses appels de détresse. Et Francine Abdesselam, militante de longue date au Planning Familial, une autre amie fidèle, qui la dernière année lui rendit visite presque chaque jour à l’hôpital. Dans la nuit du 7 juillet 1996, un incendie criminel réduit en cendres Pergame, comme Alexandrie, une fin du livre. Et dans la journée du 8 juillet, Thérèse, s’éteint. Des flammes de la cheminée disparue de la rue Carnot, à l’envahissement Grand Rue des flammes dont restent deux livres gardés par Isabelle Barrouillet : Images de la terre russe par Jean-Loup Trassard et par Baptiste Marrey, Éloge de la librairie avant qu’elle ne meure.
Dans le cadre du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, le Collectif 8 mars de Poitiers organise un parcours samedi 6 mars à 14h au départ du baptistère Saint-Jean à la découverte de femmes qui ont vécu à Poitiers et ont marqué l’histoire à leur manière.
Que de souvenirs ! Que des débats ! J habitais 17 rue St Denis
Au 17 nous avions également des réunions de femmes j ai vécu le MLAC à Poitiers.. Avec Thérèse nous avons créé une rencontre internationale des femmes… Nous avons aussi créé le cinéma des femmes avec Varda entre autre cela se passait au THÉÂTRE en Janvier 1978…librairie Pergame des rencontres qui m ont fait découvrir la psychanalyse le combat pour l égalité la liberté.
J ai lu tous les livres d enfants à mes enfants.. Et ma fille Céline qui préférait les Martine aux éléphantes roses ! Je vous souhaite une belle journée pour le 8 mars 2021 je serais avec vous bien loin à Cannes !