Tendance, les historiens des technosciences
Par Martin Galilée
«Comment l’histoire des sciences s’empare-t-elle des thématiques contemporaines ?» est la question posée à trois historiens des sciences et des techniques à l’Espace Mendès France réunis en table ronde le 25 janvier 2019 pour les trente ans de l’établissement et la journée spéciale «L’histoire des sciences aujourd’hui».
Pour Bernadette Bensaude-Vincent, professeure émérite de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, les technosciences constituent un nouveau régime de production des savoirs. Dans ce régime, les identités disciplinaires s’estompent non seulement entre sciences et techniques mais aussi entre disciplines traditionnelles : «Il est actuellement difficile de trouver le moindre projet qui ne mobilise pas à la fois des physiciens, des chimistes, des géologues, des climatologues, etc.» Pierre Lamard, professeur en histoire des techniques à l’université de technologie de Belfort-Montbéliard, peut en fournir un parfait exemple avec l’implantation de capteurs pour pompiers en intervention : «Le technologue crée un objet parce qu’il a besoin d’informations en direct à la fois sur les conditions techniques de l’intervention (température ambiante, nature des fumées…) pour prendre les bonnes décisions face au feu et sur les réactions physiques du pompier lui-même (rythme cardiaque, température du corps…) pour sa protection. L’objectif est de placer des capteurs au cœur de l’action, donc sur le pompier. Mais donner des informations sur son corps et sur ses propres réactions physiques provoque de grandes réticences. Il faut donc faire comprendre au technologue qu’il travaille peut-être pour rien.» Ici, les sociologues mettent en relation les attentes et les craintes de l’usager puis font le lien avec le technologue, dans une construction horizontale entre sciences techniques et sciences humaines.
Le régime des technosciences change également le rapport aux objets de recherche, qui sont instrumentalisés. «Les atomes et les molécules ne sont plus des témoins de la structure de la matière, ils sont des nanomachines pouvant être mises au travail sous certaines conditions, explique Bernadette Bensaude-Vincent. Le gène n’est plus le secret de la vie, c’est un instrument qu’on met au travail pour fabriquer des machines.» Ce changement se retrouve en histoire des sciences depuis qu’elle s’est ouverte aux matériaux et aux objets, permettant d’écrire l’histoire des sciences à partir de celle de ses instruments. «Aujourd’hui on peut faire une histoire de notre civilisation à partir de l’histoire du carbone ou du silicium», ajoute Bernadette Bensaude-Vincent. Histoire des sciences et histoire des techniques se confondent.
L’influence du maintenant
Cette focalisation sur les objets change également la temporalité de la recherche. Sous sa forme technique, la connaissance quitte dorénavant très vite les laboratoires. «Avant l’émergence de théories ont lieu des confrontations internes qui ne sortent pas du labo. La technologie, par contre, en sort immédiatement dès la conception de l’objet et est confrontée à la société, aux coûts et aux usages», stipule Pierre Lamard. Bernadette Bensaude-Vincent relève également l’extrême porosité entre sciences et société qui implique des sujets de recherche imposés par l’actualité. La recherche fonctionne en effet par projets, influencés par les politiques scientifiques et le marché. Pour Thierry Hoquet, professeur de philosophie des sciences à l’université de Paris Nanterre, les inflexions du maintenant et des modes théoriques sur les objets de recherche et d’enseignement ne sont néanmoins pas à rejeter en bloc : «Il ne s’agit pas, pour le chercheur, de se laisser ballotter par les tendances mais peut-être de se laisser assouplir dans le choix de ses thématiques.» Le maintenant l’a lui-même invité à répondre à des questions qu’il avait ignorées durant vingt ans de recherche dans les sciences de la nature, travaillant entre autres sur la théorie de la reproduction : «Un jour on m’a demandé de faire un cours de philosophie de l’environnement, et je me suis rendu compte que je ne savais pas ce que c’était que la nature !» L’influence de la société s’est manifestée à lui notamment par l’urgence écologique et l’interrogation féministe, qui l’ont fait revisiter des corpus qu’il pensait connaître. Il a ainsi procédé à une relecture aidée d’une vision critique de la bicatégorisation sexuelle. «Si ce qu’on appelle la différence des sexes constitue une succession de discours et de modèles historiquement situés, on ne parle plus de nature mais de différentes manières de naturaliser. La nature n’est alors plus un concept physique mais moral.»
L’histoire des sciences et des techniques trouve donc sa place au milieu des problématiques actuelles dans la construction pluridisciplinaire des savoirs. Ainsi, les débats sur l’origine du changement climatique, qui mobilisent des données climatiques historiques, donnent un prodigieux élan à l’histoire environnementale. «Beaucoup d’argent est alloué pour faire l’histoire du climat de l’Anjou ou de l’Île-de-France, alors que pendant plusieurs décennies seul Emmanuel Le Roy Ladurie étudiait l’histoire climatique. Il y a une vraie co-construction de l’objet climat», témoigne Bernadette Bensaude-Vincent. Les historiens sont même convoqués dans l’innovation technologique, par exemple pour percer le secret de la durabilité des ciments romains. Pierre Lamard raconte d’autres cas : «Deux thèses récemment soutenues montrent qu’au Danemark au début du xxe siècle des éoliennes étaient déjà capables de fournir localement de l’électricité en réseau et de manière autonome. L’histoire des techniques montre ainsi que des connaissances passées ont une valeur contemporaine» et prouve son utilité appliquée, chère au régime des technosciences.
L’urgence d’un pas de côté
L’utilité de l’histoire des sciences face aux problématiques actuelles peut également se trouver dans la prise de recul. Thierry Hoquet rappelle ainsi l’inévitable caducité des théories scientifiques dont témoigne leur histoire, et la remise en question de toute glorification des sciences que cela doit impliquer. «Pour ne pas se nier en tant qu’historien, il y a parfois l’urgence d’un pas de côté, d’une analyse qui va, plutôt que répondre à la question, toujours la dissoudre, la reformuler, et tenter d’en préciser les termes.» Ce pas de côté se retrouve en recherche comme en enseignement. «J’ai fait un cours sur l’histoire de la métaphysique de l’animal, continue Thierry Hoquet, et on ne me posait que des questions sur le végétarisme, alors j’ai arrêté de le faire. Ce qui m’intéressait ce n’était pas uniquement de savoir si on avait le droit d’en manger ou pas.» Pierre Lamard le rejoint sur un enseignement critique et indépendant des tendances de la société : «Il ne faut pas former les élèves ingénieurs à répondre [benoîtement] aux attentes de l’environnement socio-économique mais veiller à ce qu’ils soient capables, dotés d’outils conceptuels et méthodologiques, d’être acteurs du devenir de la société. C’est fondamentalement différent.» Pour lui, c’est là le rôle, notamment, de l’histoire des sciences et des techniques dans leur formation.
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