Sanfourche – Ces yeux qui nous regardent…
Par François-Jean Authier
Photos Maurice Melliet
On croit voir une œuvre d’art, accrochée bien solidement à sa cimaise, offerte au regard, exposée. Et si c’était le contraire ? C’est le tableau qui me regarde. Il ouvre sa fenêtre et les personnages qui tapent au carreau n’en reviennent pas. Voyant, je suis vu – sollicité, abordé, fixé. Vous ne me croyez pas ? Prenez toute forme de création, elle nous dévisage, nous interpelle, parfois même nous dérange car elle nous questionne. Sanfourche raconte dans la préface à l’album Doisneau en Limousin (publié par Culture & Patrimoine en Limousin en 1999) qu’une photo de son vieil ami l’a marqué à jamais. Photo atroce et monstrueuse – parce qu’elle montre l’impudeur elle fait naître un monstre. Qu’a‑t-elle saisi ? Une scène sur le vif, un instantané tragique, un être vivant qui peut-être nous accuse, mais qui en tout cas ne baisse pas les yeux : «Un gentil petit singe est exhibé dans une fête foraine. Il est au bord d’un ring en réduction, construit à sa taille. Il regarde l’objectif, toute la misère du monde dans ses yeux. Autour du ring, une foule d’hommes hilares. Le personnage dont j’aimerais être l’ami, c’est le singe.» Grotesques, tous ceux qui se rient d’un être sans défense. Le petit singe a dû mimer tant de fois la boxe des hommes, faire des moulinets pour amuser la galerie. Animal de foire perdu à plus d’un titre. La bouffonnerie devient métaphysique. Tous ces rictus rieurs, plus simiesques que le personnage dont ils s’esclaffent, l’appareil photo les a immobilisés, dans leur crampe elle-même risible. Et nous sommes là, saisis d’effroi par le regard du singe qui nous transperce. Il n’a pas les yeux dans le vague mais en nous. Sanfourche l’a bien compris, qui nous assaille aussi de ses petits personnages au yeux globuleux. Jamais de profil. De face. En tête à tête avec nous-mêmes. Goguenards ou étranges, espiègles et oniriques. Parfaitement circulaires, géométriques comme des billes ou des balles, ces yeux-là observent, là où nous sommes, le caravansérail humain, au pire le grand cirque de notre réel. Parfois ces visages nous font un signe de la main. Réduits à l’essentiel d’un trait ferme et sans bavure, sans sfumato de clair obscur, dans des mosaïques de très vives couleurs, les yeux de Sanfourche disent l’obsession ophtalmique du peintre, de cet artiste sans équivalent, inclassable, OVNI de l’art contemporain, hérétique et iconoclaste, profondément réfractaire, et qui, à chaque œuvre, réinvente l’art. Alain Pauzié, dans le catalogue Sanfourche Bonjour de l’exposition réalisée par le Conseil général de la Haute-Vienne à l’Espace Noriac en mars 1999 voit en lui une sorte de fossile prophétique, de grand primitif qui nous ouvre le chemin : «Sanfourche existe, souffre, peint, sculpte, refuse les moules, les compressions, les idées reçues, […] réside le plus souvent en Limousin, dinosaure survivant à toutes les modes, les séismes économiques et culturels.» La liberté a son prix.
Dissident de l’artistique
Jean-Joseph Sanfourche (né à Bordeaux en 1929 et mort à Saint-Léonard-de-Noblat en 2010) est un être bien rare. Les habitants de Saint-Léonard-de-Noblat, près de qui il a vécu les dernières années de sa vie, ne l’ont pas oublié. Charmant, charmeur, urbain mais colérique, l’homme rue dans les brancards, fidèle mais ombrageux, intransigeant, affabulateur, en état permanent d’insurrection intérieure. Dans Le Cas Sanfourche (enquête nourrie de nombreux témoignages qu’il a dirigée pour le «Site de la Création franche», à Bègles, en 1994), Gérard Sendrey le décrit comme un épicurien gourmand et fantaisiste, «doux, paisible, avenant, chaleureux, gentil, très délicat en amitié. Mais capable de rages subites, d’agacements spectaculaires, face à quelqu’un qui soudain ne lui convient pas.» Cette réactivité qui affolerait un sismographe est un moyen de se préserver, car en permanence il privilégie «sa liberté, son état de méditation intérieure, sa paix profonde et difficilement acquise, au fil des années, contre le malheur, la souffrance, la maladie».
C’est un quasi aveugle dont les œuvres nous regardent. Sanfourche a souvent expliqué que l’extrême simplicité des formes, la netteté du trait et la crudité des couleurs correspondaient à ce qu’il pouvait lui-même voir en créant. Justification obligeante et matoise, mais qui ne suffit pas. Son esthétique ne saurait être justifiée par défaut. Elle donne corps à un monde intérieur qui a toujours cherché sa traduction en dehors des chemins battus et rebattus de l’art. Disons de l’art officiel – celui de l’institution culturelle, de l’establishment des conservateurs et des conservatismes. Suprême paradoxe : Sanfourche est devenu une valeur sûre aux quatre coins du monde, des galeries japonaises à celles de l’Italie, de la Suisse ou des États-Unis, une figure essentielle et cotée de l’art contemporain alors qu’il ne cesse de le contester, d’en moquer les tendances, courants et chapelles. Il raille joyeusement les subventionnés de tout poil, enfermés dans une conception fonctionnarisée de la création. D’ailleurs il ne se prend même pas pour un artiste, mais pour un homme qui peint, en diversifiant les supports : toiles, tissus, tapisseries, pierres, cailloux de toutes sortes, polis par les eaux du Déluge et jonchant les chemins creux du Limousin, ossements – ah ! la beauté d’un fémur de récupération, entre matière organique et éternité minérale –, émaux, totems polychromes pour conjurer la mort, comme si Saint-Léonard-de-Noblat devenait un village du Mexique… Sanfourche est du côté des non alignés, des dissidents de la création artistique, des marginaux. Sur lui les étiquettes se décollent. Il en est une qui résiste un peu, mais dont on mesure la relativité, celle de l’art brut.
Singulier Outsider
C’est à Jean Dubuffet (1901–1985) que l’on doit sa promotion dans une définition restée célèbre. Elle s’applique à «des productions de toute espèce – dessins, peintures, broderies, figures modelées ou sculptées, etc. – présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l’art coutumier ou des poncifs culturels, et ayant pour auteurs des personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels». Ne serait-ce pas Arthur Rimbaud le lointain précurseur de l’art brut ? En effet il écrit dans Une saison en enfer («Délires II – Alchimie du verbe») : «J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanque, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fée, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.» Ce capharnaüm obsolète forme une mosaïque de rebuts dévalués, sous-évalués ou non évalués, en tous cas de productions démonétisées ou perçues comme exemptes de valeur fiduciaire aux yeux de la norme sociale et artistique. L’envers de l’art (consacré) en somme. Ou l’enfance de l’art – Rimbaud le suggère –, ou l’art en son enfance, c’est-à-dire à son état naissant, donc «naïf», qui vient de naître. Ses techniques ne sont donc pas celles de l’expert instruit. L’art brut introduit le loup dans la bergerie, légitime en réhabilitant, promeut le sauvage hors du culturel. Au lendemain de la Libération, Jean Dubuffet en fournit l’étayage hétéroclite en rassemblant des créations apparemment saugrenues : dessins d’enfant, œuvres de malades mentaux ou d’autodidactes, mais aussi de médiums, toutes personnes dont le moi profond n’est pas orienté par des structures préméditées. L’art brut ignore par conséquent le circuit économique des biens culturels. Il revient peut-être à des fondamentaux qui animaient à la fois l’art pariétal et tous ceux qui n’ont reçu aucune certification savante, aucune labellisation des professionnels. L’histoire erratique de l’art brut compte quelques figures marquantes, comme Gaston Chaissac (1910–1964), que Sanfourche dit avoir fréquenté. Elle connaît contradictions et impasses (comment échapper à la culture ?), mais aussi des avatars ultérieurs, aux appellations variables : l’Art-hors-les-normes, les Singuliers, l’art outsider (Outsider Art)…
«Je ne suis pas pessimiste»
Finalement, Sanfourche n’en avait cure. Il était en marge des marginaux, ne retenant que l’apologie d’une liberté absolue, et cette esthétique de la surprise toujours effervescente qui déplace du connu vers l’inconnu le pole majeur de la création. Ce qui apparaît sous le pinceau de Sanfourche défie les historiens et les spécialistes de l’art, avides de classifications et d’identifications. En tout cas il se fait l’apôtre, lui que traversent bien des élans mystiques et christiques, dans son ermitage de Saint-Léonard-de-Noblat, d’une Révélation, dont chaque œuvre dévoile une parcelle. De Dubuffet il s’est fait un ami, qui tous les mois, à une certaine époque, lui envoyait par la poste des matériaux pour peindre. Avec cet interlocuteur privilégié, bienfaiteur désintéressé, Sanfourche échange de nombreuses lettres. Reprises notamment dans Cher Monsieur Dubuffet. 50 lettres de Jean-Joseph Sanfourche à Jean Dubuffet 1971–1985 (Coulounieix, Jean-Luc Thuillier, 2009), elles tracent au fil des ans un passionnant autoportrait. L’épistolier s’y confie sans fard ni pose, avec un naturel souvent gouailleur, s’ausculte sans pitié. Il ronchonne, bougonne, ergote et chicane, médite sur ses travaux et ses jours, ses «bricolobizarreries», l’argent qui s’évapore, la vue qui baisse, la carcasse qui donne des signes d’usure, le ciboulot qui bien souvent extravague dans l’autodérision. La solitude. La mélancolie. Fin novembre 1978 : «Je ne suis pas pessimiste, mais assez empêtré dans des idées noirâtres qui, par un effet du Saint-Esprit, se transforment en choses pseudo-artistiques très gaies.» Sanfourche parle aux enfants et à tous ceux qui le sont restés. Ils aiment ses bonshommes facétieux qui ont vaincu la gravitation et flottent dans un univers dépouillé, presque géométrique, où tout demeure possible. Ce qui est représenté s’allège par miracle, réduit à l’essentiel, consommant les noces de l’humour et de l’amour. Sanfourche, opérateur malicieux de merveilleux poétique. Dans sa biographie démystificatrice, Jean-Joseph Sanfourche. De l’homme à l’œuvre (Coulounieix, Jean-Luc Thuillier, 2012), le légataire et fils spirituel de l’artiste, Jean-Luc Thuillier, écrit que Sanfourche «ouvre une brèche dans le désenchantement», et nous offre «une perspective de ré-appropriation de soi, un pont vers l’autre rive, une main tendue vers qui regarde au-delà des apparences». Que lui reste-t-il à faire, le soir, quand ses pinceaux sèchent ? Sa «prière cucul», parodique et tendre comme du Prévert :
Seigneur je suis pas digne de vous recevoir mais dites une parole et je serai consolé. Oui Seigneur, ouvrez-la. Jactez. Pourquoi la boucler alors que depuis tant d’années je fais les simagrées que vous avez commandées. Je veux être consolé, choyé, bercé. Voici l’hiver venu. Je suis presque à poil, mes jambes flageolent sous le poids des fatigues, ma cervelle déraille.
Pourquoi Seigneur ? Parlez ! Ça urge. Je suis de plus en plus laid.
Ai-je mérité cela ? Seigneur je suis digne de vous recevoir. Venez donc à la maison ce soir. Vous direz une parole et je serai consolé.
Une verve de galopin fraternel et joyeusement iconoclaste. De l’impertinence considérée comme le premier des beaux arts. Tout petit, Sanfourche rêvait de devenir danseur de claquettes. Nous aurions dû nous en douter. Le petit singe de Doineau se retient de pleurer.
Collection Sanfourche au Frac Limousin.
Jean-Luc Thuillier, Jean-Joseph Sanfourche : catalogue raisonné de l’œuvre peint, chez l’auteur, 2016.
Disponible à la librairie Page et Plume à Limoges, à la Galerie Pécaud à Limoges, la librairie La Mandragore à Périgueux et chez l’auteur à Coulounieix.
Très bel hommage rendu à cet artiste singulier qu’eta it Jean-Joseph Sanfourche
Merci