Plaidoyer pour une religion de l’humanité

Pierre Leroux, philosophe. Atelier Nadar Photographe, 1900.

Par Eva Proust

La réflexion religieuse, importante chez Pierre Leroux (1797–1871), a l’originalité de s’articuler directement avec ses conceptions politiques et sociales. Fondateur d’une communauté autonome à Boussac (Creuse), il était le sujet d’une journée d’étude organisée à l’Hôtel Fumé (faculté de sciences humaines et arts) de l’université de Poitiers. Quelques éléments d’explications sur sa «philosophie religieuse du progrès», originale et paradoxalement peu connue.

Chez Pierre Leroux, rien ne s’oppose, tout s’équilibre. Pionnier du socialisme au xixe siècle, il n’est pourtant pas plus utopiste que scientifique. C’est en tout cas ce qui paraît dans ses textes, dès lors qu’il rejette l’adversité entre libéraux et socialistes, ces «deux pistolets dirigés l’un contre l’autre» qui portent en eux les dérives de l’individualisme et du collectivisme. Il appelle à une harmonisation des savoirs et des croyances, ce qu’il conçoit comme une «religion de l’humanité», selon sa triade ontologique censée constituer l’homme : sensation, sentiment, connaissance.

Il est difficile d’appréhender la pensée de Leroux dans tous ses aspects, autant qu’il est simple d’admettre son principe : atteindre l’unité du genre humain, en transcendant les oppositions et les dualités, qu’elles soient politiques, sociales ou bien religieuses. Le seul système viable, à ses yeux, repose sur un socialisme démocratique «qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous». Pour cela, seul un changement profond et progressif, dans les consciences, mènerait vers cette harmonie : «Il faut une religion entre les hommes pour que chacun et tous s’accordent.»

Adapter la religion à l’homme

«Les mots nous trompent, prévient Pierre Leroux. Depuis cinquante ans, dans nos Codes, dans nos Constitutions, nous faisons de la religion sans le savoir.» La sentence peut paraître étrange pour un socialiste républicain. Mais la religion de Leroux n’est pas faite de dogmes, de hiérarchie, ni bâtie dans la crainte d’une toute-puissance divine. C’est avant tout une morale, une conduite, qui doit pousser les hommes à faire le bien pour eux-mêmes et, par extension, pour la société.

Il conçoit l’histoire religieuse selon sa triade ontologique. De la négation du moi prêchée par Saint-Augustin, qui fait écho aux principes de sentiment et de connaissance, l’homme des Lumières a réintroduit l’égocentrisme, soit la sensation. Une passerelle se crée à travers ces évolutions, rapprochant deux aspects traditionnellement opposées, l’égoïsme et l’altruisme. Pour fonctionner sans contraindre, la religion doit accepter la part égocentrique de l’homme. Toutefois, il n’est d’après Leroux «ni égoïsme pur, ni charité pure», mais le mélange qui en résulte : l’amitié, la solidarité, la fraternité. C’est d’ailleurs pour cela qu’il place ce principe au centre de la devise républicaine, en tant que ciment nécessaire à un équilibre entre liberté et égalité.

Leroux n’est pourtant pas anti-religieux. Une foi commune et ancrée dans la réalité terrestre est la seule issue dans la lutte de tous contre tous qui déchire les orléanistes, où s’oppose conservatisme et conception laïque de la monarchie. Il admet que l’homme est «religieux par nature», qu’une vie sans religion serait «le plus douloureux des supplices» et tire d’ailleurs certains de ses principes de l’Évangile, que lui et d’autres socialistes de son temps admirent pour sa morale modèle. «Son combat pour l’égalité des droits est en fait une étape vers un thème qui lui est cher, l’unité religieuse de l’humanité, précise Jérôme Grévy, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers. Cela implique la possibilité de se défaire de la pluralité des croyances et des dogmes existants.» Opposé au principe de la tabula rasa comme le sont Proudhon et d’autres révolutionnaires, Leroux perçoit l’histoire comme une quête vers l’amélioration de l’humanité. En cela, il se déclare partisan d’une refondation de la religion sur des bases «adaptées à l’âge industriel». 

«Dieu est immanent dans chaque homme»

«Il est vrai que l’Église avait organisé sur la terre un épouvantable despotisme. […] Il faut donc en convenir, pour n’être pas le produit de l’erreur, de l’ignorance et du mensonge, le christianisme n’est pas toute vérité.» Pierre Leroux émet cette critique dans l’article Chrétienté de sa Nouvelle Encyclopédie (1836). Sa croyance humanitaire comporte sa propre conception de Dieu, qu’il appelle “Vie universelle”. Refusant le culte de la personnalité dans la religion ‒ qu’il nomme le messianisme, Leroux ne divinise pas les figures bibliques. Il souhaite au contraire les humaniser. Et être humain, c’est être faillible. En refusant aux hommes toutes libertés et tous désirs individuels, Jésus est tombé dans l’erreur «communiste». Dans De l’humanité (1840), Leroux écrit : «Que le christianisme donc, admette que Jésus […] n’est Dieu que parce que tous les hommes sont de Dieu, ou que Dieu est immanent dans chaque homme ; et la longue controverse entre le christianisme et la philosophie sera terminée.»

Il soutient que la démocratie et le christianisme suivent des principes semblables, à partir de l’instant où ces derniers naissent de l’homme. «Leroux considère que les textes religieux ne sont pas issus d’une révélation divine, mais le fruit d’une interprétation et d’une compréhension par les hommes, ajoute Jérôme Grévy. L’origine démocratique du christianisme s’inscrit selon lui dans les conciles, ces assemblées de “députés du peuple” qu’étaient les évêques et qui ont décrété les lois religieuses. Il appelle à distinguer les révélateurs de leurs révélations et en ce sens, considère que la religion est perfectible. Le fond est immuable, mais la forme est adaptable en fonction du contexte évolutif de l’humanité. En outre, il pointe la responsabilité du christianisme dans la subalternisation de la femme, née du culte de Marie, et rejette les principes de résignation, de dévouement et d’abnégation que cette religion impose aux femmes.» 

En 1825, Saint-Simon publiait son Nouveau christianisme et remettait en doute les bienfaits du modèle industriel. Son but était d’améliorer «le plus promptement et le plus complètement possible l’existence morale et physique de la classe la plus nombreuse». Leroux puise largement sa réflexion dans le sainsimonisme. Il critique les conceptions religieuses de son temps qui dérivent sur l’individualisme, ainsi que l’ancien clergé prêchant «l’obéissance la plus passive avec les puissants de la terre». Si pour lui, «le christianisme n’est qu’une secte particulière de la véritable religion», il nuance toutefois sa critique, en admettant qu’il faut sauvegarder «la portion de vérité que renfermait le christianisme, et conserver fidèlement la portion de vérité que défendirent ses adversaires, voilà ce qui doit faire notre époque.»

De l’humanité. De son principe, et de son avenir, Pierre Leroux, 1840.

Orientalisme et métempsychose

«Vous êtes chrétiens, je suis humanitaire !» scandait Pierre Leroux lors d’une conférence sur la religion en 1867. Pour lui, l’homme n’est «ni exclusivement âme, ni seulement corps». Il rejette le dualisme métaphysique entretenu par la chrétienté, comme il rejette les absolus du libéralisme et du socialisme entretenus par les débats politiques de son temps. Une dualité implique un conflit, or Leroux souhaite aller au-delà en édifiant un modèle original, universel. «Il syncrétise les croyances, articule sciences religieuses et sciences naturelles selon une même finalité, souligne Quentin Schwanck, doctorant en science politique à l’ENS de Lyon. Enthousiaste de la philosophie orientale, il appelle à ouvrir la culture judéo-chrétienne aux religions d’Inde et de Chine pour tirer de chacune les meilleurs enseignements.»

Selon Leroux, la religion hindoue est celle d’où «toutes les religions et toutes les philosophies semblent avoir leurs racines» et s’en inspire, par exemple, dans son interprétation de l’existence post-mortem. À ce titre, il défend le principe de métempsychose, le déplacement de l’âme d’un corps à un autre après la mort. Une conception grandement influencée par le récit et le corpus de textes orientaux d’Edgar Quinet dans De la renaissance orientale (1841). L’ouvrage a connu un grand retentissement en Europe, notamment avec l’expansion intellectuelle qu’il a provoqué dans l’interprétation biblique occidentale. 

C’est d’ailleurs une divergence sur la question de la métempsychose qui amorce la rupture, en 1840, de Leroux avec son acolyte Jean Reynaud. «Les deux hommes ont des conceptions très différentes du devenir du corps après la mort, poursuit Quentin Schwanck. Dans De l’humanité, Leroux décrit sa vision de la métempsychose comme une dissolution totale de l’âme individuelle et une réincarnation sur terre sans souvenirs des précédentes vies. Il pense qu’il s’agit de l’aboutissement du modèle religieux de l’avenir, au cœur de la notion de fraternité. Jean Reynaud soutien, au contraire, la “transmigration interstellaire” de l’âme après la mort. Cette conception plus conservatrice supporte l’idée d’une félicité individuelle, ce qui déplaît fortement à Leroux. Reynaud considère que l’âme se réincarne dans un corps neuf, quelque part dans l’univers, dans un monde éloigné ou sur une autre planète, soit, sans contribuer au perfectionnement du genre humain sur terre.»

En somme, la pensée leroussienne s’articule autour d’un fort apparentement du socialisme et du christianisme, mais elle a l’originalité de s’exprimer au-delà de l’époque et des cultures. «La Bible nous fait sortir tous d’un même père, écrit Pierre Leroux à la fin de sa vie. La société, c’est la famille humaine. […] une vertu particulière naît de cette reconnaissance, et nous rend propres à nous aimer, à nous unir, à corriger les maux de notre état social, à nous perfectionner.»

La journée d’étude consacrée à «Pierre Leroux, sentinelle humaniste» s’est tenue le 17 octobre 2019, organisée par le Centre de recherches en histoire, histoire de l’art et musicologie (Criham) de l’université de Poitiers et le Service commun de documentation (SCD) de l’université de Poitiers. Le Fonds ancien du SCD de l’université a numérisé une dizaine de ses textes dans la Bibliothèque virtuelle des premiers socialismes (BVPS). Né du souci de réactualiser sa pensée, ce fonds documentaire met à disposition ses écrits les plus notables pour l’époque, avec la volonté de faire écho aux questionnements de l’homme du xxie siècle.

La maison d’édition L’Escampette travaille à la parution d’ouvrages sélectifs consacrés à Pierre Leroux, dans la collection “Du social et du solidaire” qui s’inaugure en 2020 sous la direction de Thierry Quinqueton. Partant des meilleurs citations du philosophe, plusieurs auteurs apporteront leur éclairage sur la modernité de sa pensée et de ses engagements ; sa vision particulière du socialisme, son combat pour l’émancipation des femmes, ou encore son souci écologique qui transparaît dans sa théorie du circulus.

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