Naissance prodigieuse
Par Anne Bouscharain et Violaine Giacomotto-Charra
À l’occasion de la conférence donnée par Anne Bouscharain et Violaine Giacomotto-Charra, nous publions la chronique humanistes en Nouvelle-Aquitaine parue dans le numéro 132 de L’Actualité Nouvelle-Aquitaine. Il s’agit d’un récit de cas daté de 1595 dans lequel le médecin Étienne Maniald est appelé à Gradignan pour deux grossesses particulières. La conférence a lieu à l’Espace Mendès France, jeudi 14 avril à 18h : Un médecin lettré au temps de Montaigne, Étienne Maniald.
Le fonds de la bibliothèque municipale de Bordeaux conserve, parmi les œuvres publiées à la fin de la Renaissance par l’imprimeur-libraire bordelais Simon Millanges (aujourd’hui numérisées), une petite plaquette intitulée De partu prodigioso qui visus est in agro Gradiniano iuxta Burdigalam anno MCXCV mense augusto, Stephani Manialdi medici Burdigalensis in eandem historiam observatio (1616), dans lequel le médecin bordelais Étienne Maniald consigna minutieusement ses observations sur ce qu’il serait plus juste de nommer une, ou plutôt deux grossesses prodigieuses survenues à Gradignan, aux portes de Bordeaux, entre 1591 et 1595.
De Maniald, on sait qu’il naquit à Clairac vers 1535. Arrivé à Bordeaux vers 1555–1560, il devint membre du collège des médecins de la ville, avant d’y être nommé professeur en 1573. Figure typique de la médecine humaniste, il lisait et écrivait grec et latin et donna une traduction latine commentée de la Chirurgie d’Hippocrate. Il possédait une maison rue Neuve, non loin de la demeure familiale de Montaigne (rue de la Rousselle), où il mourut en 1599, et hantait donc les rues d’un quartier que fréquentaient aussi son ami Élie Vinet, principal du Collège de Guyenne, et leur imprimeur commun Millanges, installé rue Saint James.
Outre ses travaux médicaux, il laissa plusieurs pièces poétiques de circonstances, offertes aux amis qui composaient avec lui le cercle des lettrés bordelais de cette seconde moitié du xvie siècle. Ces contributions diverses, en grec et en latin (pièces d’escorte, poèmes d’hommage, jeux érudits, adoptant le plus souvent la forme épigrammatique) témoignent de la faveur et de la reconnaissance dont il jouissait.
L’impossible mise au monde
La « naissance prodigieuse » de Gradignan nous montre le médecin dans l’exercice de sa pratique, un exercice qui paraîtra sans doute surprenant à ceux qui voient la médecine des siècles passés avec les yeux de Molière. Le texte de Maniald rapporte en effet l’histoire de Guiraude Delafond, épouse d’un fermier de Gradignan (retrouvée dans les archives paroissiales de Saint-Pierre de Gradignan), qui entame, vers l’âge de trente ans, en 1591, sa huitième grossesse. Elle la mène à terme, sent les douleurs de l’accouchement, mais malgré une sage-femme appelée en renfort, ne parvient pas à mettre l’enfant au monde. Le fœtus cesse de bouger, les douleurs prennent fin et Guiraude reprend le cours de sa vie, conservant néanmoins un important gonflement au côté droit de l’abdomen. Deux ans après, la chose se reproduit ; les sages-femmes pensent qu’elle fabule ou simule, et l’abandonnent à son sort, alors qu’elle est, d’après ses calculs, au huitième mois. À nouveau, le fœtus meurt et reste dans l’abdomen de la mère. Durant trois mois, Guiraude perd un liquide malodorant, puis un abcès se forme près du nombril et finit par percer. Dans un flot de pus sort… un os. On appelle un chirurgien ambulant, qui, dépassé, appelle Maniald :
« Il m’informe alors de cette merveille d’un caractère rare et inouï. Je jugeai opportun d’aller sans délai observer ce cas admirable. C’est pourquoi nous nous mîmes en route sur le champ pour aller auprès de cette femme, le 16 août » [1595].
Extraire les fœtus
C’est alors que commence un remarquable récit de cas : Maniald, arrivé après les événements, reconstitue et consigne pas-à-pas la chronologie des quatre années écoulées et des deux grossesses, interroge les sages-femmes, les voisins, la patiente. Il comprend, sans pouvoir expliquer le phénomène, que cette femme a bien mené deux grossesses à terme, mais que les fœtus, morts, sont restés dans l’abdomen et que l’abcès n’est autre que les restes du second. Il ouvre l’abcès, le cure, le referme en laissant un drain. Il tente de convaincre la femme de le laisser intervenir sur le second renflement, elle refuse, il discute, elle accepte. Il extrait le premier fœtus, calcifié, non sans avoir administré à Guiraude un « cordial destiné à éviter que ses forces ne l’abandonnent ». Le médecin conclut : « Par la suite, après que nous eûmes appliqué de quoi assainir la plaie de l’incision, la femme guérit en peu de temps. Une fois débarrassée du pesant fardeau de ce double cadavre, elle recouvra sa vigueur première, vigueur dont elle jouit encore aujourd’hui totalement, au-delà de ce que tous pouvaient espérer ». Les archives attestent que Guiraude Delafond vécut encore dix ans (mais n’eut pas d’autre enfant).
Ce cas « prodigieux », que Maniald ne parvient pas à expliquer et dont il cherche les précédents dans la littérature médicale, peut être expliqué par la médecine moderne. Il s’agit d’une grossesse abdominale, forme particulière de grossesse extra-utérine où le fœtus se développe directement dans la cavité péritonéale. L’accouchement ne peut évidemment pas avoir lieu par voie naturelle. Les grossesses abdominales sont aujourd’hui parfaitement documentées et des cas encore rapportés dans des pays où l’imagerie médicale n’est pas systématiquement utilisée.
Récit de cas
Il ne s’agit donc ni d’une invention de Maniald, ni d’un prodige, si ce n’est qu’il est rarissime qu’une seconde grossesse de ce type puisse survenir et, surtout, que la mère survive à l’infection, particulièrement dans les conditions d’asepsie de l’époque. Au-delà du rapport de ce cas étonnant, mais pas impossible, le texte de Maniald est surtout remarquable en ce qu’il révèle une extraordinaire habileté clinique : ce qu’il appelle l’histoire , qui signifie aussi bien enquête que récit, en latin, devient un outil clinique essentiel, pas seulement pour consigner un cas, mais aussi pour le reconstituer et le comprendre ; on y lit une attention singulière portée à la patiente, à sa douleur et à son état psychologique : si le premier « accouchement » est raconté de l’extérieur, le second est vu en partie par les yeux de la parturiente. Le court texte d’Étienne Maniald révèle ainsi un excellent clinicien, attentif à son patient, très humain et remarquablement compétent.
Anne Bouscharain, docteure et spécialiste du latin de la Renaissance, est professeur de classes préparatoires au lycée Camille Jullian de Bordeaux. Elle a traduit et annoté, avec ses étudiants, le texte d’Étienne Maniald, publié en ligne.
Violaine Giacomotto-Charra est professeure de littérature de la Renaissance à l’université Bordeaux Montaigne et directrice du Centre Montaigne.
Leave a comment