Médire pour détruire
Par Amina Tachefine
Péché capital qui engendre une attitude détestable, cette passion de l’esprit bouleverse autant les uns qu’elle vise, que les autres qu’elle habite. « L’envie est plus irréconciliable que la haine » a écrit François de La Rochefoucauld.
Professeur émérite des universités, André Rauch est spécialiste d’histoire culturelle. Après avoir publié deux essais sur la luxure et la paresse, il parcourt l’histoire d’un autre péché capital : L’envie, une passion tourmentée, publié par les éditions Champs Vallons, 2021.
« L’histoire au long cours de l’envie raconte celle de l’Ennemi des idéaux d’une époque : divinités, valeurs, autorités, libertés, investissements affectifs. Elle est aussi l’histoire des représentations et des imaginaires qui traversent les œuvres culturelles, textes sacrés, littéraires, politiques, artistiques », explique l’historien.
L’histoire d’une passion
En s’appuyant sur les enseignements des Pères du Désert, André Rauch retrace l’histoire de l’envie comme passion dont les fondements sont à rechercher dans le mythe du péché originel. Le diable, jugeant les humains inférieurs à lui-même, les trouve indignes de l’amour du divin. Il suffit d’un reptile pour condamner une espèce toute entière à la vie d’un pécheur en quête de miséricorde. L’envie devient source de tous les maux.
La Bible et ses acteurs y voient une passion conquérante, qui aveugle et assourdit le bon croyant, et utilise sa langue afin de propager les mauvaises paroles. La jalousie s’inquiète de l’objet possédé, alors que l’envieux déteste celui qui possède plus que lui. Évagre le Pontique, ermite du ɪᴠe siècle, auteur du traité les Vices opposés aux Vertus, alerte son confrère Euloge du démon qui manipule les hommes, guidé par une rancœur sans fin. Il explique qu’il transforme le bien en mal, et que les qualités telles que la générosité, la bienveillance ou l’humilité que certains peuvent exprimer envers l’envieux ne feront qu’exciter son désir destructeur.
Cependant, tous les Pères du Désert ne la considèrent pas comme un péché capital, et l’associent à d’autre passions. Pour Cassien, l’envie découle de l’orgueil. N’aimer que soi empêche d’admirer les autres. Grégoire le Grand, 64e Pape de l’Église, hiérarchise les péchés dans Morales sur Job : la vaine-gloire, l’envie, la colère, l’acédie, l’avarice, la gourmandise et la luxure.
« Ce septénaire fait front à celui que composent les trois vertus théologales (foi, espérance, charité) et les quatre vertus morales (prudence, justice, force, tempérance), écrit André Rauch. Ils composent deux groupes : les cinq premiers sont des vices spirituels, les deux derniers, gourmandise et luxure, des vice charnels. »
Pour Augustin d’Hippone, l’envie est une pulsion présente dès la petite enfance. L’enfant nourri du lait maternel jalouse son frère avec qui il le partage. Voilà qu’une simple tétée ramène aux fondements de l’humanité.
Iconographie du mal
L’usage des représentations de l’Enfer biblique permet d’alerter sur le misérable sort de l’envieux. Son corps et son visage sont marqués par ses vices. Dans la Collégiale Santa Maria Assunta en Toscane, une fresque réalisée par Taddeo di Bartolo représente le Jugement dernier. Les diables à la peau sombre et aux cornes acérées torturent et humilient les pauvres âmes qui appellent au secours. Le diable hait celles et ceux qui l’écoutent.
L’image représentant les mauvais comportements est codifiée. C’est ce que rapporte Michel Pastoureau dans Histoire symbolique du Moyen Âge. La dualité gauche-droite sert le discours biblique. Les peintures qui représentent le premier meurtre de l’humanité montrent Caïn qui frappe Abel de sa main gauche. Le roi Saül attaque David en tenant sa lance de la main gauche. Lorsque Jérôme Bosch peint Les Sept Péchés capitaux, l’envieux tient son bâton de la main gauche. Il existe également une chromatique du mal. Le jaune, couleur du traître, est privilégié pour signaler au spectateur la présence d’un déviant. Dans L’Allégorie de l’envie de Jacques de Backer, la pécheresse est habillée de jaune contrastant avec le vert. Son méfait lui sert de vêtement.
L’existence d’arts antérieurs à l’Église permet également de renforcer le discours. Dans Le Romant des Fables d’Ovide le Grant, Chrestien Legouais moralise les mythes antiques. « Dès le xɪɪe siècle, le poète Ovide, qui avait nourri la littérature de mythes et de figures héroïques, devient l’un des auteurs qui suscitent l’intérêt des clercs », explique André Rauch. Dans Les Métamorphoses, Athéna se rend au palais obscur d’Invidia. Le texte de Legouais est accompagné d’une illustration de la rencontre d’Athéna et d’Envie :
« Pallas Athéna aperçoit Envie, la rouille aux dents et l’œil torve, décrit l’historien. Son pâle visage, son “regard oblique” et égaré, ses yeux qui louchent expriment autant sa méchanceté que son tourment. »
Diagnostic de l’humeur
Si les Pères de l’Église voient derrière l’envie les agissements du Malin, au xᴠɪɪe siècle les philosophes et médecins se sont intéressés à trouver l’origine du trouble dans le corps. Pour Nicolas Coeffeteau, l’envie est une douleur. Dans Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets (1620), le théologien détaille les symptômes observables des passions. Le corps de l’envieux retranscrit ses tumultes internes par ses rides, son expression ou la teinte de son visage. Cette étude a inspiré Charles Le Brun, premier peintre de Louis xɪᴠ, lorsqu’il a réalisé Expression des passions de l’âme. La « haine ou jalousie » prend les traits d’un homme au regard agressif et malveillant, au visage ridé et à la bouche tordue. « L’extérieur révèle l’intérieur, mais n’en est pas la cause » conclut André Rauch.
D’après Marin Cureau de la Chambre, il existe des passions « mixtes » en opposition aux passions « simples ». L’envie se joint, par exemple, à la haine. Descartes, le premier, renverse le mécanisme et souligne qu’il s’agit d’humeurs accompagnées par d’autres. Dans Histoire des émotions (2016), Georges Vigarello explique que les humeurs sont mobiles. Elles se croisent, s’accouplent ou se heurtent entre elles. Pour François de la Rochefoucauld, dans De l’origine des maladies, l’envie peut provoquer la jaunisse et l’insomnie.
Ces études sur la relation qu’entretiennent le corps et l’esprit ont largement nourri le monde littéraire. « L’envie a quitté l’univers du péché et des vices : elle entre dans le jeu des passions, suit la mécanique de leurs mouvements, partage leurs combinaisons complexes. Ce champ affectif resté vierge jusque-là féconde la littérature et les beaux-arts », explique André Rauch. Le personnage d’Alceste dans Le Misanthrope de Molière, sous-titré ou l’Atrabilaire amoureux, rythme la pièce selon les symptômes qui signalent que sa maladie gagne du terrain. L’atrabilaire, l’atra bilis en latin, littéralement la « bile noire », désigne un homme à la rate malade. Le corps d’Alceste subit les métastases de l’envie.
Invidia l’immortelle
L’Envie, attentive, a appris comment se renouveler dans notre société. Dans les années 1920, l’artiste George Barbier l’illustre par une femme habillée gracieusement, qui reçoit le baise-main d’un chauffeur tout aussi élégant. À leurs côtés, une autre femme observe la scène. Elle admire cette femme et désire prendre sa place. Cette représentation montre comment l’acheteur potentiel se comporte. André Rauch rapporte cette citation de Georges Simmel : « Les sentiments de l’envieux tournent toujours autour de l’objet possédé, ceux du jaloux autour de celui qui le possède. » Cette critique du consumérisme rappelle ce qui unit l’envie et la jalousie.
Dans Les choses. Une histoire des années soixante (1965), Georges Perec raconte ce rapport entre la possession de biens et la quête du bonheur, bonheur inaccessible car motivé par un désir qui se réactive à peine assouvi.
« Guidé par la publicité, écrit l’historien, le consommateur circule dans un dédale de promesses qui annoncent l’accomplissement de soi, désormais qualifié “d’épanouissement” de la personnalité. Les frontières entre besoin et confort, confort et luxe, luxe et ostentation s’estompent. »
La passion ne se manifeste pas uniquement par la simple consommation et ses incessantes insatisfactions. Elle prend une autre forme plus violente, plus perverse, parfois meurtrière : le cyberharcèlement. André Rauch rapporte l’histoire d’Anne-Lise, une enfant brillante victime de harcèlement scolaire. Si le harcèlement à l’école se limitait jadis au cadre de l’éducation, aujourd’hui il se poursuit sur Internet. Sur les réseaux sociaux, la mise en scène du quotidien en quête de validation sociale, où l’on ne montre que ce qui est admirable, attise l’envieux. Sa furie contamine dorénavant le web et les applications de nos smartphones.
L’envie, une passion tourmentée, André Rauch, Champ Vallon, coll. « La Chose Publique », 248 p. dont 8 d’illustrations en couleur, 2021, 24 €
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