Marc Deneyer en eaux vives
Entretien Jean-Luc Terradillos
Dans ce quatrième entretien, Marc Deneyer explique comment il a réussi à capter les mouvements de l’eau et les phénomènes imperceptibles qu’ils induisent. Une curiosité, nourrie par des études de chimie suivies après le collège, qui ne l’a jamais quitté.
L’Actualité. – Une de vos premières photos m’avait frappé : un filet d’eau sous une tôle retenue par un parpaing. Un filet très mince, fascinant de modestie. Mais c’est certainement une source de vie.
Marc Deneyer. – Dans ma jeunesse j’ai fait deux séjours d’un mois en Afrique. Principalement au Burundi. Souvent en descendant des collines je voyais les maraîchers qui faisaient étalage de leurs légumes le long de la route, contre le talus d’où sourdaient de nombreuses sources. Les légumes toujours baignés dans la fraîcheur et l’humidité arboraient toujours des couleurs vives.
Quand j’ai fait cette photo du côté de Lussac-les-Châteaux, cette fraîcheur d’Afrique m’est revenue. Cette photo n’a rien d’extraordinaire si ce n’est ce souvenir. C’était mes débuts dans la photographie et je cherchais encore ce que j’allais bien pouvoir faire avec elle. En dehors même de la photographie la simplicité et la modestie m’ont toujours paru indispensables. Aujourd’hui, je serais sans doute moins attiré par la tôle et le parpaing, je chercherais certainement un autre sujet.
Dans les séries plus récentes des torrents pyrénéens, en noir et blanc, on ne voit que du mouvement mais épuré à l’extrême. Est-ce la tentation de l’abstraction ?
Avec un peu de recul, je peux dire que c’est l’expérimentation qui m’a tenté d’abord. Que peut-on obtenir comme image en photographiant cette eau qui dévale des montagnes avec une telle énergie ? Je peux rappeler ici l’attrait que j’ai eu pour la physique et la chimie jusqu’à faire deux années d’études de chimie à ma sortie du collège. Une curiosité qui ne m’a jamais quitté ! Quand j’ai photographié les torrents, j’ai vu tous ces éclats de lumière à la surface de l’eau. De petits signes comme de minuscules éclairs qui se détachaient sur un fond presque noir ou brun très sombre. Un ami m’a suggéré de tirer les photos en négatif. Dès lors les éclats de lumière devenaient noirs comme une écriture assez nerveuse ou un graphisme d’origine inconnue et s’inscrivait sur un fond très clair. Effectivement, c’est très déroutant.
Pour obtenir ces lignes qui dansent à la surface de l’eau, faut-il une pose lente ?
Non. Les torrents sont tellement rapides que parfois j’ai dû utiliser le 8 000e de seconde pour figer un peu le mouvement et lui donner cette apparence d’écriture ou de dessin.
Il n’y a plus d’échelle dans ces photos. C’est abstrait, très graphique, mais on peut y voir aussi comme un paysage de montagne enneigée.
Oui, un peu comme les paysages des estampes japonaises ou chinoises.
Le contraste entre le «fond» et «l’écriture» qui est noire, produit un effet très perturbant. Effectivement le graphisme semble flotter sur «quelque chose» parce que le fond de l’eau est flou (à cause d’une profondeur de champ très réduite) et seulement les signes, l’écriture sont nets semblant se détacher résolument du fond.
Est-ce à la fois une écriture de lumière et une perte d’échelle ?
Oui. Et pour troubler un peu plus le spectateur, l’angle de champ sur certaines photographies est assez large, sur d’autres il est très réduit. Cela n’aide pas à reconstituer l’espace environnant et effectivement l’échelle.
Ce travail sur les torrents est-il strictement en noir et blanc ?
Non. Je fais aussi des essais de photographie couleur mais pour l’instant je ne suis pas convaincu par les résultats. Il y a des bleu outremer trop vifs, des orangers, des jaunes improbables… il ne faut absolument pas tomber dans l’effet. Il faut rester discret, plausible, cohérent c’est-à-dire dans une gamme de couleur qu’on devrait pouvoir qualifier de naturelle même si le résultat est toujours aussi déroutant comme dans la version en noir et blanc. La couleur du fond de l’eau joue beaucoup. Pour l’instant, je suis au stade de la recherche mais je ne désespère pas de faire quelque découverte heureuse.
Vous préférez photographier les paysages tôt le matin. Parce qu’il y a de la rosée ?
L’énergie du matin n’est pas celle du soir. Si je photographie un lever de soleil et sans information particulière de ma part, la plupart des gens verront dans cette photographie plutôt un coucher de soleil qu’un lever. Le coucher de soleil profite d’une image valorisée entr’autres par la carte postale. Est-ce parce qu’il est plus facile de voir un coucher de soleil que son lever pour lequel dès le printemps il faut se lever de bonne heure ? Je ne sais pas. Le lever du soleil offre pourtant des spectacles aussi extraordinaires que son coucher mais on sent que la lumière va croissante et l’énergie répandue dans la nature à ce moment est bien plus abondante qu’au coucher de soleil où tout se calme, s’apaise, s’évanouit, disparaît, gagné par l’obscurité.
Pour moi c’est totalement différent, je le sens et chacun peut en avoir l’intuition ou en faire l’expérience, mais il m’est difficile de décrire cette différence en quelques mots ! Il y a quelque chose de vrai dans cette maxime de la sagesse populaire : «L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt!» Le matin tout est plus neuf, tout est en devenir.
Est-ce dû à la présence de l’eau ?
Je ne pense pas. Il faut pourtant bien reconnaître que c’est l’humidité de l’air et les nuages sous l’effet de la lumière du soleil qui induisent les couleurs extraordinaires visibles dès l’aube. Mais d’autres phénomènes entrent en jeu, plus imperceptibles, plus subtils dont la description sort un peu du cadre de ces courtes réponses.
Impossible de parler de l’eau sans évoquer plusieurs auteurs qui ont perçu intuitivement la nature de l’eau et des vibrations qui la mettent en mouvement.
Ernst Chladni, physicien allemand, qui étudie les figures obtenues sur une plaque métallique saupoudrée de sable fin et mise en vibration par un archet. Il met en évidence les formes géométriques parfaites, symétriques, répondant aux diverses fréquences acoustiques obtenues. C’est un travail fascinant et les figures obtenues nous touchent profondément comme si cela éveillait en nous quelque chose de vital. En liaison directe avec la vie.
Alexander Lauterwasser, artiste allemand, reprend les recherches de Chladni mais en milieu liquide utilisant un générateur de fréquences bien plus précis que l’archet frotté sur les plaques métalliques de Chladni. Le résultat fascine également par les ressemblances troublantes des configurations obtenues avec des formes naturelles, végétales ou animales.
Theodore Schwenk, hydrodynamicien, étudie dans Le chaos sensible comment l’eau porte la vie et nous est indispensable. Comment l’eau n’est pas une matière première inerte mais qu’elle possède son déterminisme interne. À la fois soumise et indépendante ! Il met en évidence toutes les formes naturelles extraordinaires issues du parcours de l’eau et des fluides en général. Là encore il est facile de voir les liens entre les formes obtenues en suspension dans l’eau et le vivant.
Viktor Schauberger, garde forestier, inventeur, philosophe autrichien a travaillé sur les vortex et la dynamisation de l’eau et des fluides ainsi que sur la «technologie d’implosion». Je ne m’aventurai pas ici dans une explication dont les tenants et aboutissants m’échapperaient totalement.
Il y a bien d’autres acteurs anciens ou contemporains qui ont consacré leurs recherches à l’eau et ses propriétés très particulières. Sa mémoire par exemple, sa grande sensibilité à son environnement, etc.
Vu la richesse des formes et des pistes d’exploration possibles on n’en finira pas d’étudier l’eau.
Pour ma part je n’ai pu approcher l’eau – et de manière très superficielle encore – qu’à travers quelques-uns de ses comportements même si à ce stade déjà elle fait preuve d’une infinie richesse de formes, d’inventions et de surprises.
Pour en savoir plus : https://www.marcdeneyer.com/
Aux éditions le temps qu’il fait, deux livres de Marc Deneyer : Illulisat, textes et photographies, 2001, Kujoyama, textes et photographies, 2005.
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