L’X de Dissay, un meurtre jamais élucidé
Par Lison Gevers
En 1993, un cadavre est retrouvé dans le Clain, à Dissay. L’origine criminelle ne fait aucun doute : entouré dans une bâche plastique, le corps était lesté par des blocs de béton. Pierre Fronty, odontologiste médico-légal et Michel Sapanet, médecin légiste au CHU de Poitiers, sont confrontés à l’enquête. 25 ans après, la victime n’a toujours pas été identifiée. Un cas particulièrement marquant de leur carrière.
La macabre découverte d’un pêcheur
Un jour où le niveau de l’eau du Clain est bas, un pêcheur découvre le cadavre. Les gendarmes sont appelés. Le corps est bien enveloppé dans une bâche mais les mains et la tête dépassent. Du fait de l’exposition aux éléments extérieurs, des insectes etc, la dégradation est avancée alors que le reste, conservé dans l’eau et dans le plastique, est moins dégradé. Une autopsie donne quelques indications : la victime a une balle toujours présente dans le thorax. Une autre, a traversé le crâne de part en part et n’a pas été retrouvée. La balistique va apporter de nombreux renseignements. «Le mouvement de la balle est caractéristique de l’arme et n’est semblable à aucune autre», explique Michel Sapanet. Il en est déduit que l’arme en question est de fabrication artisanale ou semi artisanale, vraisemblablement fabriquée au Pays basque. Nous voilà bien avancés…
Une identification de la victime impossible
Aujourd’hui, il est plus facile de connaître le sexe d’une personne en réalisant une étude génétique, ce qui n’était pas le cas à l’époque. La victime n’avait plus de pulpe sur les doigts, impossible donc de récupérer ses empreintes digitales. Pas beaucoup plus d’indications du côté de la tête, en trop mauvais état pour permettre d’identifier un visage. Seuls indices restants pour les enquêteurs : une partie des joues, du cuir chevelu, les os et les dents. Une instruction a été ouverte auprès d’un juge. Par la suite, de nombreuses questions se sont posées sur l’identité de cette personne et le magistrat a demandé une étude anthropométrique de la tête. Faire parler les restes anatomiques d’un visage est l’objectif principal des deux spécialistes : détermination de l’âge, habitudes de vie et relevé des caractéristiques dentaires. Parallèlement, une enquête de gendarmerie était menée avec les éléments retrouvés sur le corps : des chaussures de luxes usées, une montre de luxe avec un bracelet en cuir portée à la main droite. De bien maigres indices. La montre a été un bon indicateur temporel. La date de l’immersion a été déterminée grâce à son examen: la victime devait être immergée depuis environ un an. Les enquêteurs ont cherché les bijoutiers susceptibles de la vendre, ce qui les a emmené jusque dans les grandes bijouteries de la région parisienne. N’ayant pas eu de succès, les enquêteurs sont par la suite allés voir un médium avec la montre. Ce qui n’a pas été très fructueux puisqu’il les a mené à un tas d’ordures près de Dissay qui n’a abouti à rien. Mais tous les moyens sont bons pour trouver des pistes.
Montre moi tes dents je te dirai qui tu es
Le crâne doit être exploitable. Il est donc préalablement nettoyé par une technique de pot au feu qui consiste en 4 heures de cuisson, «avec un bouquet garni pour limiter les odeurs», précise Michel Sapanet. Détail qui a toute son importance dans la recette en effet… Cette technique facilite le décharnement du crâne. «En sortant le crâne du seau en plastique, j’ai suggéré l’hypothèse d’être en présence d’un gaucher», explique Pierre Fronty. En effet, les dents ne sont pas usées de la même façon par le brossage. L’usure des dents était différente à droite et à gauche. Du fait de l’articulation du coude, la force exercée est plus importante d’un côté que de l’autre. «Au bout d’un certain nombre de brossages, nous avons ce qu’on appelle des mylolyses, c’est-à-dire de l’usure au niveau du collet des dents (partie légèrement dénudée de la racine de la dent due à la rétraction de la gencive). La partie dénudée de la dent est faite de cément beaucoup moins résistant que l’émail de la dent. Un droitier a les dents plus usées à droite et inversement pour un gaucher», développe t‑il. La brosse à dent électrique participerait t‑elle donc au crime parfait ? En effectuant des mouvements de rotations, elle ne donne pas d’indication… En plus de cela, l’analyse des dents (taille des canines) permet de donner une estimation quant au sexe d’un individu.
Pierre Fronty, qui n’a travaillé qu’à partir de la tête, peut déterminer le sexe de la victime par l’indice de robustesse de la canine. «Sinon, il aurait suffit de s’en référer aux organes génitaux masculins du corps», ironise Michel Sapanet. Certaines caractéristiques bucco-dentaires permettent d’avoir une idée de l’âge, du sexe, du train de vie de l’individu. «La victime avait des prothèses notamment luxueuses qui permettaient de dire qu’elle n’était pas en situation de précarité : céramique, appareil métallique de qualité etc», précise Pierre Fronty. Éléments à recouper avec la montre et les chaussures luxueuses retrouvées sur le cadavre mais dont les deux spécialistes n’ont eu écho que quelque temps après. «Mais nous pouvons penser que sa situation financière s’était un peu dégradée puisque les chaussures de luxe étaient usées et que les soins bucco-dentaires s’étaient, eux aussi, dégradés», expliquent-ils. Les caractères dentaires étaient dans ce cas très spécifiques car la victime avait très peu de dents saines, elles avaient des soins et certaines dents étaient remplacées par une prothèse. Le prothésiste qui aurait pu faire ce travail a été recherché pendant des mois en vain.
Redonner «vie» à un visage
Après un an d’enquête sans résultat, ils proposent au juge d’instruction de faire une reconstruction faciale, c’est-à-dire de donner un visage à l’X de Dissay. Les spécialistes ont commencé par faire une détermination de l’âge à partir des dents, mais il y a eu quelques variations dans cette estimation. Ils ont par la suite réalisé une technique de reconstruction par le dessin à partir du crâne et d’une analyse des caractéristiques architecturales du visage comme les radios qui sont utilisées en orthodontie et en chirurgie maxillo-faciale pour les corrections chirurgicales. A partir de là, il est possible de définir les traits généraux du visage : symétrie, pyramide nasale, orientation des paupières, localisation des globes oculaires, taille de la lèvre supérieure, marquage des sillons, forme du menton etc. «Nous pouvons même savoir s’il découvrait les dents ou non lorsqu’il souriait», explique Michel Sapanet. Le type de visage était assez particulier et un portrait robot avec quatre variations a été réalisé. Il a d’abord été diffusé dans la presse régionale, même s’il y avait peu de chances de ce côté car la piste exploitée était plutôt celle d’un assassinat qui pouvait venir de très loin. La piste locale n’a donc rien donné. Ils ont par la suite fait appel à Jacques Pradel pour la diffusion des portraits robots dans l’émission de télévision témoin numéro 1, ce qui a permis une diffusion nationale. Il y a eu quelques appels et quelques pistes à la suite de cela, mais sans succès.
Dans un deuxième temps, la gendarmerie a voulu employer de nouvelles techniques. Le crâne a été envoyé à l’IRCGN à Paris où ils ont réalisé l’étude anthropométrique. Puis, ils ont utilisé une méthode de modelage (mise au point par Gerasimov dans les années 1940, cette technique a été utilisée sur des spécimens paléontologiques pour visualiser à quoi pouvaient ressembler nos ancêtres). «Le principe est le suivant : placer sur des points repères parfaitement identifiés des tiges qui correspondent à l’épaisseur des parties molles et rajouter dans les zones qui sont vides de la plastiline pour pouvoir modeler un visage en relief», explique le docteur Sapanet. La morphologie en 3D se rapproche de ce qu’était l’individu. Cependant, le but n’est justement pas d’arriver au détail le plus précis possible, car celui ci serait faussé. L’objectif est plutôt de suggérer une identité afin qu’elle puisse être évocatrice pour quelqu’un. La gendarmerie nationale a donc repris la méthode de Gérasimov et a modelé le fameux crâne. « Il trône désormais dans mon bureau». Nous ne jugerons pas les goûts de Monsieur Sapanet en matière de décoration… Les gendarmes ont plutôt travaillé sur ce moulage et ont dessiné des portraits robot à partir de ce volume. Les résultats sont relativement semblables entre les deux méthodes. Les subtilités architecturales d’un visage sont variables et significatives d’un visage.
Un odontogramme numérique
Cet échec a été à l’origine de recherches importantes menées avec la médecine légale, notamment en créant un odontogramme numérique. La nomenclature internationale utilisée par tous les praticiens permet de numéroter les dents. Pourquoi ne pas numériser l’ensemble des caractères buccodentaires ? La dentition est divisée en 4 quadrants, 8 dents par quadrant, 8 x 4 = 32 dents chez l’adulte, 16 en haut, 16 en bas donc 8 à gauche, 8 à droite. Avec ce cas précis, Pierre Fronty explique qu’une suite de caractères numériques définissait parfaitement la dentition. «Ce qui signifie qu’elle est unique au monde», conclue le spécialiste. De plus, cela simplifie tout puisqu’il n’y a plus de photo, plus d’image, plus de radio. Un avis de recherche a été lancé dans la revue dentaire professionnelle. Mais encore faudrait-il que dans un premier temps cette revue soit diffusée et lue par les dentistes et dans un deuxième temps, même s’ils la lisent, il faudrait que cela leur évoque quelque chose. Ils n’ont pas forcément tous leurs patients en tête. En 1993, ce sont les débuts de l’informatisation. C’est ainsi que Pierre Fronty a pensé que si chaque dentiste renseignait bien les dents de son patient au moment où il le voyait pour la première fois, une formule dentaire serait conservée dans l’ordinateur et actualisée. «Il suffirait de proposer à l’ordinateur une formule dentaire type pour qu’il la recherche et vérifie s’il a un patient correspondant dans sa base de données.» Sans aller jusqu’au concept d’un fichier centralisé des données dentaires du territoire français, cette technique permet d’avoir une méga base virtuelle qui serait formée de toutes les bases de chaque dentiste. Celles ci pourraient être interrogées par chaque praticien dans un cadre juridique non intrusif afin de pouvoir répondre aux avis de recherche établis par l’expert. Des travaux sont en cours au conseil national de l’ordre avec l’ensemble des acteurs nationaux.
Des progrès en marche
En 2011, il y a eu une grande réforme de la médecine légale : toutes les autopsies des régions ont été centralisées dans des instituts de médecine légale dans les CHU. «Toutes les caractéristiques qui permettent d’identifier un individu peuvent être en possession des spécialistes à condition d’avoir un élément de comparaison. Ce qui manque, ce sont les outils législatifs. Le procureur peut demander qu’on le fasse mais il n’est pas obligé», explique Michel Sapanet. Deuxième problème, il n’y a pas de fichier centralisé des cadavres X. Comme il y a des X partout, les dossiers sont éparpillés. Il n’y a pas non plus de fichier pour les personnes disparues. L’idée serait qu’il y ait un fichier centralisé qui pourrait être interrogé à tout moment pour faciliter les recherches.
La reconstruction faciale a progressé aussi. Maintenant elle se fait plutôt sur ordinateur. La tête est passée au scanner et il est possible de faire de la simulation dessus. La banque de données a considérablement augmenté.
De manière générale, depuis cette affaire, beaucoup de progrès ont été faits. Depuis 2016 la CNIL a donné son accord pour lancer un avis de recherche odontologique automatisé. En seulement 12 secondes, environ 10 000 fiches peuvent être analysées, soit le contenu d’une banque de données d’un cabinet. Cependant, la condition reste que le chirurgien-dentiste remplisse consciencieusement l’état bucco-dentaire de son patient. Désormais, cela devient une obligation pour le praticien de renseigner le schéma bucco-dentaire de son patient dès la première visite. «Cela pourrait donc être opérationnel d’ici quelques années», conclut Pierre Fronty optimiste.
Des perspectives d’avenir seront notamment développées à la conférence à Dissay le 27 avril 2018.
La mort, ça inspire
C’est la rencontre avec un journaliste qui pousse Michel Sapanet à se lancer dans l’écriture. Plutôt que de raconter ses histoires à table et de couper l’appétit de tous les convives, pourquoi ne pas les écrire ? Beaucoup seraient intéressés par le récit de tous ces cas. Par exemple, peut-être devriez-vous savoir que les pièges à taupe peuvent être mortels… Affaire à suivre dans son quatrième livre Chroniques illustrées d’un médecin légiste, qui sera prochainement disponible. Ses trois livres se sont vendus à plus de 100 000 exemplaires.
Aller plus loin
Pierre Fronty et Michel Sapanet sont les auteurs des Cahiers d’odontologie médico-légale.
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