Le journal inédit d’un médecin de la Grande Guerre
Par Jean-Paul Bouchon
Dans l’édition originale de son œuvre majeure, Témoins, essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en France, de 1915 à 1928, Norton Cru mentionne 74 auteurs de souvenirs, 31 de réflexions, 28 de lettres, 48 de romans, et 70 de journaux de guerre. Ce sont ces derniers qu’il privilégie dans ce gros volume de 778 pages. Les journaux de guerre constituent en effet selon lui «les documents les plus intéressants, les plus utiles» car ils contiennent «plus de précisions et moins de littérature à effet». Parmi les œuvres qu’il étudie figurent naturellement les journaux rédigés par des médecins. Et, parmi ces journaux, Norton Cru met en avant ceux rédigés par Vassal et Deauville, «médecins avant tout» et dont le tableau de la guerre porte en premier lieu sur les oubliés du conflit et des productions littéraires relatives à la guerre, les blessés.
Près de quatre-vingt-dix ans plus tard, Jean-Pierre Chalot publie le journal de route d’Ambroise Cluzan, médecin de campagne à Pondaurat (Gironde) âgé de 29 ans lors de la déclaration de guerre et mobilisé dans une ambulance du 18e Corps d’Armée. Cet ouvrage, dont le manuscrit a été trouvé au hasard d’une brocante et que Jean-Pierre Chalot a enrichi de notes substantielles, est tout simplement hallucinant. Resté inédit, donc ni censuré ni auto-censuré, on y vit la guerre au jour le jour, vue d’une ambulance militaire par un médecin lambda de bonne volonté. Et c’est effrayant.
Des fleurs et du café
Parti le 10 août 1914, gonflé à bloc, en train de Bordeaux, où les civils non mobilisés manifestent aux cris de «À Berlin !», Cluzan a noté en revanche, lors de sa traversée des campagnes pour rejoindre Bordeaux, la tristesse des femmes et le caractère grave des hommes qui vont partir. Mais globalement, l’ambiance générale est bonne, même très bonne. À Châtellerault, où le train fait une halte le 11 août, les dames de la Croix-Rouge distribuent des fleurs et du café à son détachement. Il est vrai, pour lui comme pour l’immense majorité des Français, que «juste le temps à la Russie de concentrer ses troupes, un mois tout au plus et l’Allemagne, pantelante, écrasée par le nombre, demandera grâce… Nous n’avons pas cherché l’affrontement, mais nous en profiterons…» Et s’il exprime une crainte, c’est uniquement pour «nous kilométriquement les plus éloignés […] qu’en arrivant les derniers, nous ne trouvions plus un seul poil à arracher à la moustache de Guillaume».
Après trente heures de voyage, le détachement descend le 12 août à Rigny-la-Salle, sous Toul, dont la physionomie spécifique, propre aux villages de l’Est, l’étonne. Comme du reste la physionomie morale de ses habitants. Les civils du cru sont réservés, tristes même, et dubitatifs : «Croyez-vous que vous les arrêterez ?» Il est vrai qu’ils étaient au premier rang lors de l’invasion de 1870 et en gardent un mauvais souvenir.
À Boucq, étape suivante, Cluzan fait connaissance, et ses collègues avec lui, avec le directeur de santé du 18e Corps en visite. Il attendait un chef exceptionnel. Et voilà, que sans un mot sur d’éventuelles mesures à prendre, il se borne à ordonner la coupe des cheveux trop longs selon lui. Et il repart illico dans son auto. Ah, l’Armée et les pontes de la médecine…
Honneur aux Français
Les voies du Seigneur sont impénétrables. Celles du commandement général davantage encore. Les voici dirigés vers la Belgique, alors qu’ils entendent au loin, au delà de Toul, les canonnades des premiers combats. La frontière est passée le 21 août. Et les voilà qui tombent dans ce qui leur semble un pays de cocagne. L’accueil des civils, tout particulièrement des femmes, y est chaleureux. Cluzan a le temps d’en admirer le type flamand et la poitrine opulente. Partout des vivats et des banderoles : «Honneur aux Français !» Le 23 août, l’ambulance monte vers les lignes alliées. Une bataille est en cours. Les coups de canon sont vifs puis décroissent vers 14h30. L’ennemi recule, selon les officiers d’artillerie présents. Mais bizarrement, arrivent du front ou de son voisinage un groupe de civils, puis plusieurs groupes, puis une foule de civils juchés sur des charrettes avec ce qu’ils ont pu emporter. Cluzan hausse les épaules et note sereinement dans son journal : «Les considérant comme des effrayés, nous ne faisons plus attention au côté tragique du tableau et nous en sommes presque amusés.»
C’est en lisant un Bulletin des Armées de la veille que le médecin aide major Cluzan commence à subodorer, à bien l’examiner, qu’en fait «toutes nos lignes ont fléchi». Et le lendemain, les ordres arrivent enfin. Il faut faire marche arrière, et vite… Dans les villages belges qu’ils traversent en sens inverse et où ils avaient été si bien accueillis, les habitants leur demandent maintenant : «Y a‑t-il du danger pour nous ? Non, naturellement», répondent Cluzan et toute l’armée, en accélérant l’allure. Et c’est, en France, avec la rencontre des premiers blessés, la constatation que le quartier général vient de se déplacer pour la troisième fois vers l’arrière. Sans ordres quelconques pour l’ambulance. Enfin les ordres viennent. Il faut se replier encore plus. Et cela va manifestement mal sur le territoire national. À leur arrivée à Crécy-sur-Serre, ils trouvent en effet la moitié des maisons détruites. Les commerces sont fermés. Et partout les civils qui fuient.
Ne me laissez pas, je vous en supplie
À La Ferté-Chevresis, encore plus au sud, l’ambulance tombe sur une gare pleine de blessés. Pas d’ordres particuliers. Cluzan et ses collègues prennent l’initiative de s’y installer et d’appliquer les pansements d’urgence. Comme le note Cluzan, des blessés «sont là depuis la veille, sans nourritures et sans soins, ignorés du service de santé». Seule, une jeune fille de 15 ans, s’occupe des deux à trois cents blessés couchés dans la paille de «ce véritable enfer».
Enfin les ordres arrivent. Il faut repartir encore plus au sud car les secours vont arriver. En fait personne n’est là quand l’ambulance bat en retraite à nouveau sous les cris des malheureux : «Monsieur le Major, ne me laissez pas. Monsieur le Major, je vous en supplie.» Reste simplement sur place l’extraordinaire gamine de 15 ans, qui distribue, solitaire, ses boissons chaudes et ses encouragements. On est le 29 août et décidément, plus que Berlin, c’est Paris qui se rapproche…
C’est ici, comme dans les meilleurs romans-feuilletons, que nous abandonnerons Ambroise Cluzan en invitant le lecteur à découvrir de lui-même la suite des aventures de ce petit médecin de campagne. Elle vaut le détour, entre incompétence des grands chefs militaires et imprévoyance du service de santé. Et inutile ici de placer des hameçons narratifs à la fin de chaque chapitre pour relancer l’action et inviter le lecteur à poursuivre la lecture. Les simples constatations du docteur Cluzan à la fin de sa journée sont à elles seules des plus efficaces. Et on comprend, le livre bouclé, ses riches notes explicatives parcourues, en se remémorant les longues listes des monuments aux morts de la guerre 14–18, à quel point les morts pour la France du temps ne sont pas nécessairement morts au combat.
Ambroise Cluzan, journal de route (1914–1917), un médecin pendant la Grande Guerre, notes et éléments biographiques par Jean-Pierre Chalot, 466 pages, 24 euros. Unique dépositaire : Librairie Pierre-Loti, 11 rue de la République, 17300 Rochefort. 05 46 99 04 53, fax : 05 46 99 58 33, librairiepierreloti@wanadoo.fr.
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