Le géant Rainouart
Par Alessia Chapel
Lorsque nous parlons de la chanson de geste, c’est-à-dire de ce genre épique médiéval qui raconte, en ancien français et presque toujours en vers, les hauts faits guerriers des chevaliers de l’époque carolingienne, on pense souvent à la trahison de Ganelon, à la mort de Roland, au son de l’Olifant, à la défaite de Charlemagne à Roncevaux contre les Sarrasins et à ce mystérieux Turold censé avoir composé celui qui est à ce jour considéré comme le premier chef‑d’œuvre de la littérature française. Bref, à la Chanson de Roland. Cependant, un genre littéraire ne se résume pas à son premier chef‑d’œuvre ; d’autres chansons, disponibles aujourd’hui en traduction, ont tous les ingrédients nécessaires pour éveiller chez nous le plaisir de la lecture et de la découverte de récits lointains.
De récits lointains, mais toujours parlants
Précisons d’emblée que, contrairement à ce qui se passait à l’époque médiévale, nous ne pouvons apprécier ce genre que par le biais de la lecture individuelle, sans l’intermédiaire donc du jongleur et de sa voix chantant les gestes des héros. En outre, la chanson de geste possédait une dimension politique et identitaire qui, elle aussi, nous est désormais étrangère. Nous ne constituons pas le même public qu’à l’époque, composé principalement de chevaliers, et notre horizon de réception est différent. Cependant, malgré cette différence de taille, les textes ne perdent pas leur pouvoir évocateur et un lecteur moderne dispose encore des références culturelles et d’un imaginaire suffisamment nourri pour pouvoir continuer à apprécier esthétiquement et intellectuellement, quoique différemment, ce genre de littérature. En nous appuyant sur des doses plus ou moins importantes de « suspension d’incrédulité », nous pouvons lire les chansons de geste comme de belles histoires de chevaliers ; mais nous pouvons aussi les considérer comme « d’importants documents psychologiques », selon l’expression du célèbre historien Marc Bloch, qui nous permettent de pénétrer le riche imaginaire et l’exubérante mentalité médiévale.
Un style particulier
La narration s’articule en strophes, appelées laisses, et se fonde souvent sur l’emploi de formules et d’épisodes stéréotypés récurrents, sur des phrases, pour citer Michel Zink, « courtes et frappées » et sur une allure paratactique qui engendrent un style tout particulier.
La chanson de geste se construit à travers la dilatation de l’action et se déploie dans les reprises. Lorsque nous lisons, nous avons comme l’impression qu’il y a un mouvement continu d’avancement et de « ressac », je cite encore Michel Zink. Le narrateur n’est pas pressé d’arriver à la fin, car ce qui compte c’est de s’arrêter longuement sur certains faits. Le narratologue Seymour Chatman parlerait de « stretch », d’étirement, Gérard Genette d’anisochronie pour définir cet écart entre le temps de l’histoire racontée et la façon dont elle se déploie dans le récit. Les événements sont donc montrés sous plusieurs angles de vue – un peu comme une scène qui serait filmée en même temps par plusieurs caméras, différemment placées. Ainsi, par exemple, dans la chanson de Roland (v. 2355–2392), où la mort du héros se développe sur trois strophes reprenant toutes le même moment tragique, mais en l’intégrant chacune avec de nouveaux détails augmentant le pathos de la scène.
Granz batailles et dures mêlées
Ce sont aussi des récits de l’excès. Des exploits guerriers y sont racontés et le lecteur y trouve très souvent des explosions de violence hyperbolique, typique du grossissement épique, des réactions directes et impulsives, un foisonnement de coups d’épée qui peut nous laisser perplexes ou paraître bien éloigné. Toutefois, à bien regarder, la chanson de geste est, en quelque sorte, un genre que nous pourrions rapprocher de certaines bandes dessinées, de certains dessins animés, voire de certaines séries télévisées ou films à gros budget qui ne lésinent pas sur une gestualité violente et souvent grotesque.
Un héros peu conventionnel
Les personnages mis en scène par la chanson de geste sont relativement monolithiques, mus par des émotions simples, fortes et directes, échangeant aussi des dialogues empreints d’une certaine théâtralité. Le récit ne sonde pas leur psychologie qui reste, somme toute, plutôt manichéenne. Pourtant, ces personnages ont tout pour rester gravés dans l’esprit du lecteur et le passionner.
Je donnerai un exemple du xiie siècle, le siècle d’or de la chanson de geste : La chanson de Guillaume et Aliscans. C’est le récit de rudes batailles que nous retrouvons dans les deux chansons. Une bataille que le comte Guillaume d’Orange, son neveu Vivien et leurs armées chrétiennes mènent contre les troupes sarrasines.
Parmi les personnages que ces deux récits mettent en scène, il y en a un qui ressort de la trame de manière assez imposante – peut-être l’un des plus beaux et singuliers personnages que révèle la chanson de geste – et dont nous pouvons suivre l’évolution, les exploits et les péripéties.
Ce personnage s’appelle Rainouart.
À la stature gigantesque, à cheval entre le monde humain et le monde des héros mythiques – on pourrait l’associer à l’Héraclès grec et au germanique Thor (dont Georges Dumézil avait fait des symboles de la fonction guerrière au sein de l’idéologie tripartite indoeuropéenne) – Rainouart fait sa première apparition dans les cuisines du roi Louis, où il a été misérablement relégué à cause de sa taille effrayante.
De garçon des cuisines à redoutable guerrier
Vêtu de haillons, les pieds nus, le visage noirci par le charbon, ce jeune audacieux n’a qu’une envie : faire ses preuves et ne plus se laisser abrutir par le chef de cuisine et les écuyers. La solution c’est rejoindre l’armée de Guillaume (dont on découvrira par la suite qu’il est son beau-frère). Le comte l’emmène donc avec lui à la guerre. Mais contrairement aux chevaliers, dont l’arme par excellence est l’épée, le jeune géant manie une arme tout à fait singulière, un tinel, un gros bâton qui est pour lui ce que Durendal est à Roland, une énorme massue qui sème la terreur et qui, selon la répartition médiévale des armes, était l’emblème des marginaux, voire l’un des attributs symboliques des fous.
Héros intempérant et vital, Rainouart commence alors à enjamber les laisses avec son allure imposante et vigoureuse et les émotions qui l’animent se manifestent par un élan qui emporte toute chose ou personne se trouvant sur son chemin.
Lorsque la bataille fait rage en toute sa violence (Aliscans, v. 5894–5897), l’engagement de Rainouart dans le mêlée est tel que :
En la grant presse vet ferir a bandon. Des Sarrazins fist tel ocision, Si les detranche et abat el sablon Com charpentier fet menu bochillon. |
Ses coups pleuvent au sein de la mêlée. Il fait un terrible massacre de Sarrasins, les mutilant et les projetant sur le sol ; on dirait un charpentier qui fait des copeaux. |
Il ne faut surtout pas le provoquer. Voici ce qui arrive, dans la chanson de Guillaume (v. 2886–2895) aux quatre valets qui ont osé se moquer du géant en lui brûlant les cheveux et les vêtements pendant son sommeil :
Od sun bastun en ad quatre tuez ;
|
Alors il a tôt fait d’en tuer quatre avec son bâton ; il en attrape un au moment où il sort de la maison : il lui porte un coup si violent par le travers des reins qu’il le coupe en deux ; il le pousse ensuite du pied, lui ayant crevé le cœur. Alors il revient se coucher dans la cuisine, après avoir fermé sur lui les deux portes. Il met l’un des cadavres sous sa tête, et place son tinel sous ses flancs ; tel, qui est étendu sur une couche de plume, ne dort pas de manière plus confortable. |
Un hilarant compagnon de lecture
La façon dont Rainouart manie son tinel pour massacrer les ennemis, ses coups de fou enivré par la bataille, de même que son tempérament impulsif, ne sont pas sans introduire un certain côté héroï-comique, de gestes et de parole.
Nous le voyons jouer avec les cadavres de ses ennemis comme le chat le ferait avec la souris ; utiliser l’un d’entre eux comme confortable sommier pour la nuit ; se faire mordre la fesse par le païen Agrapart durant une lutte acharnée qui n’exclut pas les coups bas ; courir autour d’un arbre pour fuir l’attaque de Valegrape.
Certes elle nous fait sourire la scène de la Chanson de Guillaume (v. 3468–3473) dans laquelle les Français l’invitent à abandonner son arme qui, même après la bataille, continue de terroriser :
Diënt Franceis : «Metez dunc jus cele feste !» E dist Reneward : «Volenters, par ma teste.» Dunc la ruad quatoze arpenz de terre, A treis cent Franceis par desure lur testes ; Mult sunt joius quant il guerpi la feste. Tels cent en i out qui la fevre en porterent. |
Alors les Français disent : « Posez donc cette poutre ! » Et Renouart répond : « Volontiers, par ma tête. » Il lance la poutre à la distance de quatorze arpents, par-dessus la tête de trois cents Français ; les voilà tout joyeux en le voyant renoncer à ce fût, et cent au moins en prirent la fièvre. |
Bon gré, mal gré, nous finissons par le chérir et pour rire, non pas de lui, mais avec lui. Le caractère de Rainouart contribue à en faire l’un des personnages les plus riches et attachants du genre ; un genre dont la plus grande fascination découle probablement du fait que, tout en se construisant sur très peu d’éléments, elle arrive à se poser devant nos yeux avec une puissante force d’évocation.
Alessia Chapel est doctorante au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de l’université de Poitiers. Ses recherches portent sur « les récits généalogiques entre roman et chanson de geste » sous la direction de Claudio Galderisi et de Martin Aurell.
Quelques références bibliographiques pour le lecteur
Aliscans, texte établi par Claude Régnier, présentation et notes de Jean Subrenat, traduction revue par Andrée et Jean Subrenat, Champion Classiques, « Moyen Âge », Paris, 2007.
La chanson de Guillaume, texte établi, traduit et annoté par François Suard, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, « Lettres gothiques », Paris, 2008.
La chanson de Roland, édition critique et traduction de Ian Short, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, « Lettres gothiques », Paris, 1990.
Le cycle de Guillaume d’Orange. Anthologie. Choix, traduction, présentation et notes de Dominique Boutet. Extraits des éditions de J.-L. Perrier, E. Langlois, D. McMillan, Cl. Régnier, C. Wahlund et H. von Feitlitzen, A.-L. Terracher, F. Guessard et A. de Montaiglon, M. Barnett, G. A. Bertin, W. Cloetta, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, « Lettres gothiques », Paris, 1996.
Michel Zink, Bienvenue au Moyen Âge, Équateurs, France Inter, 2015.
Michel Zink, Littérature française du Moyen Age, Presses Universitaires de France, Paris, 1992.
Voir aussi l’article d’Astrid Deroost sur Sophie Guerrive et son Tumblr.
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