Jaunes parpaings
Par Yoann Frontout
Au lycée professionnel Martin-Nadaud, à Bellac, un curieux habitant a élu domicile dans un petit hangar, en face des ateliers de maçonnerie. Permis de séjour : un an, débuté en octobre. L’hôte profite d’un lieu couvert, par un toit haut perché, mais c’est bien là le seul atout du gîte. Il n’y a ni fenêtre, ni chauffage. Des conditions d’accueil un peu rudes dont il serait pourtant bien le dernier à s’en plaindre. Du haut de ses deux mètres cinquante, il est aussi impressionnant que peu loquace. Et pour cause : portant sur ses épaules une charge au mètre linéaire de 750 kilos, cet Atlas des temps modernes est en réalité… végétal ! Constitué de milliers de tiges de graminées desséchées, tout de jaune vêtu, ce n’est autre qu’un mur en paille.
Sur une pièce de bois, la lisse basse, sont empilées des petites bottes rectangulaires, des ballots, portant une autre menuiserie : la lisse haute. C’est sur cette dernière qu’ont été placées des charges en béton simulant la présence d’un toit enneigé. Pas d’ossature bois en soutien, pas d’enduit, rien que les seules bottes de paille pour soutenir l’imagée blanche toiture. Quand blé, seigle, riz ou sorgho se mettent ainsi à l’haltérophilie, on parle de «paille structurelle» ou «paille porteuse».
De l’isolation paille à la paille porteuse
«Y’a une botte de foin dans la maison» chante le groupe auvergnat Flying Tractors dans leur chanson éponyme. Des paroles humoristiques qui, à un mot près, pourraient se doter d’une verve écologique : remplacez simplement «foin» par «paille». Aujourd’hui, en matière d’isolation, on peut en effet choisir de troquer la laine de verre ou le polystyrène par de la paille. Et ce, sans crainte de voir sa maisonnée s’enflammer, être envahie par des rongeurs ou des insectes, ou même pourrir de l’intérieur… Les nombreux tests scientifiques entrepris par le RFCP – Réseau Français de la Construction Paille – ont permis de balayer ces craintes et de montrer que c’est une solution à la fois performante et écologique. Cinq ans d’études ont été nécessaires, condition sine qua non pour conforter les assurances dans la pérennité des ouvrages et permettre la contractualisation des projets de construction. Aujourd’hui, ce sont environ 500 bâtiments avec isolation paille qui sont construits par an. Et la technique est de plus en plus plébiscitée, avec actuellement deux records du monde à l’actif des professionnels français : le bâtiment le plus haut (huit niveaux) et la surface plancher la plus importante (6 200 m²).
Choisir d’isoler avec de la paille est une chose, s’imaginer faire tenir plafond et toit avec celle-ci en est une autre. Seul l’emploi de paille comme matériau d’isolation ou support est actuellement normalisé. À l’aune des défis écologiques auxquels nous devons faire face, l’idée de troquer nos parpaings gris pour des bottes bouton d’or est pourtant séduisante. Faible empreinte carbone, rapidité et facilité de pose, coût très bas du m2, bénéfices pour l’économie locale : les avantages semblent nombreux. Qui plus est, on a déjà un certain retour sur expérience puisque la technique ne date pas d’hier. Aux États-Unis, dans le Nebraska, des bâtiments de ce type ont été construits dès la fin du xixe siècle. C’est le cas de la Pilgrim Holiness Church, datée de 1928, et encore debout aujourd’hui. Le terme de «Nebraska» est d’ailleurs devenu la désignation générique de la technique de construction paille porteuse la plus plébiscitée aujourd’hui.
Toutefois, pour repousser la crainte que le toit ne nous tombe sur la tête – un malheureux héritage Gaulois ? – il faut plus que quelques exemples ! Comme cela a été fait en matière d’isolation, il est inévitable de réaliser une série de tests sur la paille porteuse pour s’assurer de son efficience, rassurer les esprits et assurer les constructions. C’est dans ce cadre qu’entre en scène notre visiteur «empaillé».
Un squat mural de nature scientifique
Le mur en paille ne s’est pas simplement invité au lycée Martin-Nadaud : il y est né. Sa vocation ? Servir la science, en portant son altère de 750 kilos du mieux qu’il le peut. L’objectif est en effet d’évaluer le fluage du mur – la déformation qu’il subit – sur l’espace d’un an. Trois membres du RFCP, les architectes formateurs Cédric Hamelin et Mathilde Lapierre, et le consultant et formateur en écoconstruction Christian Hamani, sont les géniteurs du projet. Pour que ce dernier prenne vie ils se sont appuyés sur plusieurs partenariats. La région Aquitaine et le RFCP financent la construction tandis que le lycée Martin-Nadaud, la plateforme d’électronique Ramseis basée à Turgot ainsi que l’IUT Génie Civil d’Égletons participent à sa réalisation. Plusieurs établissements pour un melting-pot de compétences.
Après avoir élaboré le protocole et les dessins de la maquette, Cédric Hamelin, Mathilde Lapierre et Christian Hamani exécutent les premières étapes manuelles. «Avec des sangles de camion très puissantes on exerce une précontrainte sur chaque botte afin d’avoir par la suite un mur raide.» explique Cédric Hamelin. Les étudiants des classes de CAP constructeur bois et de CAP maçonnerie du lycée Martin-Nadaud mettent ensuite la main à la paille, épaulés par leurs professeurs. Au programme : recoupe et assemblage des bottes, réalisation des menuiseries (chaînages) et coulage des charges en béton. Une fois ces dernières placées sur la lisse haute, il ne reste alors plus qu’à… attendre. En gardant toutefois l’atlas de paille sous haute surveillance ! C’est là qu’intervient la plateforme d’électronique Ramseis. Bardé de capteurs permettant de mesurer les déformations ainsi que l’hygrométrie et la température, le mur de paille se retrouve contrôlé toutes les cinq minutes et ce durant un an ! Grâce au travail de l’IUT d’Égletons, les données prises par les sondes sont automatiquement traitées et intégrées à des graphiques. Ces derniers, libres d’accès, sont consultables en ligne, permettant de suivre en temps réel l’avancée du test.
Deux haltérophiles de plus à la salle
Alors, quel résultat à mi-parcours ? «Il y a un petit tassement mais on est exactement dans les courbes de prédiction» se réjouit Cédric Hamelin. En effet, ce qui peut sembler inquiétant a en réalité été anticipé. Sur ce premier test, avoir un léger fluage était inévitable pour utiliser les mesures de déformations et orienter les futurs essais. Des essais qui s’annoncent par ailleurs divers et nombreux. Tout d’abord, il va falloir «soit prévoir une structure légère complémentaire, soit exercer une précontrainte plus forte» comme l’explique Cédric Hamelin. Le souhait étant en priorité de trouver le bon système de compression, assez puissant pour exercer une précontrainte assurant la stabilité du mur, tout en étant facile d’utilisation sur chantier. Autre objectif, pointé cette fois par Christian Hamani : «aller au-delà de la charge actuelle, avec toujours ce même type de botte, pour démontrer qu’il est possible de construire avec un ou deux étages.» Sans compter qu’il existe plusieurs tailles de bottes, ce qui démultiplie d’autant le nombre de tests ! Il s’agira également d’observer comment réagit le mur à la contrainte si la paille est enduite, et ce, en fonction du type d’enduit. En effet ces derniers, étant assez épais, participent également à la résistance mécanique de l’édifice.
Mais, avant toute chose, ce sont deux autres comparses parfaitement similaires au squatteur de paille qui vont venir lui tenir compagnie. Pourquoi ces deux autres murs identiques ? Pour que statistiquement, la validité du test soit assurée. L’occasion pour les élèves du lycée Martin-Nadaud de se familiariser à nouveau avec la botte de paille. Et ce n’est pas la seule approche qu’ils ont avec cet éco-matériau, puisqu’en octobre dernier certains élèves s’impliquaient dans un chantier participatif ossature bois / isolation paille.
L’alternative n’a rien d’un feu de paille
Si le lycée Martin-Nadaud s’investit dans la paille porteuse comme dans l’isolation paille, c’est qu’il lui semble essentiel de développer des métiers d’avenir. «Le but est de prendre les devants» souligne Jérôme Arnauné, directeur délégué aux formations du lycée. «Dans les 20 à 30 ans à venir, ce sont nos élèves qui vont subir les conséquences du changement climatique» ajoute Hugo Cherlonneix, professeur de maçonnerie. Et avec l’arrivée de la Réglementation Thermique 2020, c’est déjà une première métamorphose des métiers du bâtiment qui s’annonce. Les nouvelles exigences visent à diminuer nettement la consommation en énergie des maisons et à diminuer l’impact environnemental de leur construction. «Il va falloir que l’on oublie peu à peu les maisons en parpaings» prédit Hugo Cherlonneix. L’heure est à des matériaux plus écologiques et présentant une résistance thermique plus grande, la paille faisant bonne figure dans les deux cas. Le lycée Martin-Nadaud comme le RFCP partage ainsi un objectif commun : permettre le transfert des compétences de la maçonnerie conventionnelle vers la paille porteuse.
Si tout va bien, le RFCP pense éditer un référentiel de formation et un guide de bonnes pratiques courant 2019. Première étape pour espérer voir apparaître, à terme, les règles professionnelles en paille porteuse. En parallèle, le lycée Martin-Nadaud commence à intégrer dans les référentiels classiques de formation des modules en écoconstruction, notamment avec le matériau paille. Un premier pas vers la création de nouveaux types de CAP, qui seraient validés par la profession. «L’idée est que demain on puisse venir de toute la France se former ici sur la construction paille» explique Hugo Cherlonneix. Attirer les jeunes pousses ? Oui, mais aussi les professionnels aguerris, en leur proposant des formations et en favorisant un échange intergénérationnel. Cette reconversion dans l’écoconstruction qu’a entreprise le lycée depuis quelques années a séduit la région Nouvelle-Aquitaine qui va financer la rénovation des plateaux techniques construction bois et génie climatique. Donner peau neuve à un acteur œuvrant pour réinventer les métiers du bâtiment : l’image est forte.
Derrière le sit-in inattendu de cet hôte de paille, il y a donc bien plus qu’un simple test scientifique. C’est la transmission d’un savoir, l’évolution d’une profession et la consolidation d’un réseau d’acteurs qui se jouent. Reste à amplifier cette dynamique, et communiquer, toujours plus. Comme aime le répéter Hugo Cherlonneix, «quand on a le savoir-faire, il faut le faire savoir».
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