Jacky Craissac, le silence est un son

Pour Jacky Craissac, c’était l’instrument qui faisait jouer le musicien. Ici à Sigma en 1974. Photo Philippe Taris.

Par Yoann Frontout

Commune d’Escaudes, Gironde. Des formes incongrues et complexes, métalliques mais sauvages, se déploient aux quatre coins d’une salle. Des formes où l’œil ne trouve pas de point d’accroche, de ligne de fuite. Des formes étincelantes, renvoyant d’amples reflets de lumière, des formes que l’on croirait presque mouvantes. Mais elles ne chantent plus, ces formes. Un seul son résonne : celui du silence. Car si la Voile, le Soleil, l’Arbre à Nacre ou l’Espace, pour ne citer qu’elles, sont des sculptures sonores étranges, des instruments à la plastique inhabituelle, ce sont, surtout, des œuvres orphelines.

Le regard se perd devant la sculpture sonore Sol y Sombra, dans la salle où Jacky Craissac enfilait sa casquette de pédagogue. Photo Yoann Frontout.

L’homme qui les a créées et les a fait résonner de tous leurs tons nous a quitté, il y a déjà huit ans. Artiste inclassable, Jacky Craissac jouait de la mailloche – baguette à large bout rond – sur ses percussions, semblant tout droit sorties d’un autre monde. L’approche du son et du rythme qu’il avait développée, il la partageait, de sa propre école, à Escaudes, jusqu’aux bancs des établissements publics. Il maniait aussi le pinceau, tout comme la plume, et c’est une œuvre riche et protéiforme qu’il a laissée derrière lui.

Dans son atelier et dans la salle d’exposition, toutes deux accotées à sa demeure, ses instruments semblent aujourd’hui attendre, muets, son retour. Autour d’eux, des toiles et des textes jalonnent les murs, accompagnés de quelques affiches de concert. Dans le jardin, une roue multicolore adossée à un mur ou des clochettes suspendues aux arbres prolongent son univers au dehors. Chez lui, tout semble art.

Mourir, puis devenir immortel

« Quand nous sommes allés sur place, nous avons vu à sa façon même d’habiter le lieu que c’était un artiste, raconte Marc Torralba, directeur des éditions Le Castor Astral. Nous nous sommes dit qu’il fallait absolument faire quelque chose. » Ce quelque chose, ce sera un livre. L’assistante de l’artiste et présidente de l’association des Amis du Maître Percussionniste Jacky Craissac, Patricia de Freitas, a tout d’abord contacté l’éditeur pour publier ses écrits. « Le meilleur moyen de protéger son œuvre, c’était de la rendre publique » explique-t-elle. Jacky Craissac exprime à travers ses textes, du poème en prose à une leçon de rythme, sa façon de vivre la musique. Un témoignage intime mais à la portée universelle.

Il est très vite apparu nécessaire de dépeindre l’univers dans lequel les écrits s’inscrivent : conter le parcours de l’artiste, montrer ses créations… En résulte un ouvrage hybride, entre la biographie, le livre d’art, le recueil de poésie ou, même, le manuel pédagogique. Hybride, comme l’œuvre, Jacky Craissac apparaissant au fil des pages comme un artiste « poly ». La polychromie de ses toiles renvoie à la polyphonie de son jeu polyrythmique. Aucune gamme connue dans sa musique : elle tend ainsi à l’universalité. Plus qu’un inclassable, c’est un polyglotte que l’on découvre.

Peinture de Jacky Craissac, photo de Patricia de Freitas retouchée par Cat Torralba, graphiste.

Ses premiers pas : ceux d’un batteur et percussionniste jazz

Durant sept ans, Patricia de Freitas se plonge dans le voyage, autant physique que psychique, qu’a réalisé Jacky Craissac. Retrouver les racines de son parcours pour mieux en comprendre ses dernières ramifications : un défi, tant il parlait peu de lui. Ses origines, il ne les évoquait même pas. Gitan-catalan, c’est pourtant presque par le sang qu’elles l’inscrivent, dès sa naissance, dans une logique de transmission orale de la musique. Dès ses 14 ans on le retrouve derrière les fûts et il jongle entre les orchestres. Du flamenco, inévitablement, mais aussi du jazz, de la musique cubaine ou même de la variété. Pas de registre, il est libre comme l’air. À l’armée, il est même nommé premier tambour sans n’avoir suivi aucune formation. Certains parleront de don, ou de prédisposition naturelle. D’autres seront plus cartésiens : capacité d’écoute, d’adaptation ? Toujours est-il qu’il progresse vite. Il part dans les années 1960 faire des tournées aux quatre coins du monde. À ses côtés, Hal Singer, Bill Coleman… ou encore des musiciens des formations de Miles Davis ou Pharoah Sanders. Un beau début de carrière jazz, qu’il laisse derrière lui. La raison ? « Être libre » répond Patricia de Freitas. Les possibilités sonores offertes par une batterie ne lui suffisent plus…

Une enjambée vers des rives inconnues…

Les années 1970 sont la période charnière. Au festival Sigma, à Bordeaux, il joue pour la première fois sans instrument « classique ». Sa fougue, il l’abat sur des bidons, comme le feront 10 ans plus tard les Tambours du Bronx. Des bidons qu’il sélectionne avec précision, allant rendre visite aux ferrailleurs bordelais avec ses deux mailloches et tapotant les carcasses métalliques. Puis il se tourne vers des alliages plus nobles, ainsi que des bois et des peaux venant d’Afrique et d’Asie. Il découpe, il plie, il assemble : il crée ses propres percussions. En quête de potentiels lieux de concert, c’est un bol tibétain qui l’accompagne cette fois afin d’étudier l’acoustique de la salle. C’est bien simple : c’est le son qui guide les pas de Jacky Craissac.

La Soumission au son, documentaire réalisé par l’association Cheveux Longs Idées Courtes

On pourrait craindre que l’impossibilité de « rentrer dans le moule », de jouer une musique normée, fasse peu à peu de lui un loup solitaire. Au contraire, il fonde dans les années 1970 une « école d’expression artistique de transmission orale » qu’il baptise Son et Rythme. Ses élèves viennent à Escaudes pour, en un sens, apprendre plus sur eux-mêmes qu’ils n’apprennent la musique. « L’homme s’exprime par l’art alors que c’est l’art qui doit exprimer l’homme » écrit Jacky Craissac. Il y a un côté proche de la musicothérapie, quand bien même le percussionniste n’employait pas ce terme. Jacky Craissac intervient également au conservatoire de Bordeaux et à l’université Bordeaux Montaigne, où il ouvre les élèves à l’improvisation et à l’écoute. Du son, mais aussi du silence. Car, pour lui, installer le silence, c’est chasser le bruit des pensées. Condition sine qua non pour être dans l’émotion et produire des sons. Le silence annonce le son, « le silence est un son ».

… mais une longueur d’avance sur son époque ?

Reconnu, mais pas connu. Jacky Craissac reçoit autant d’éloges de ses concerts qu’il peine à en réaliser. Et pourtant, ce qui l’anime, c’est l’échange avec le public. Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’il commence à gagner en notoriété avec des concerts au Portugal, en Allemagne et, plus tardivement, dans sa propre région. « Il aurait fallu que je vive 50 ans de plus » dira Jacky Craissac. En 2011, un concert au CAPC de Bordeaux s’annonçait comme une récompense tardive mais amplement méritée. Il décède deux mois avant. De façon surprenante, la présentation est maintenue et les instruments sont présentés sur scène, sous les jeux de lumière. Muettes, les créations sonores de Jacky Craissac n’en sont pas moins éloquentes. Gageons qu’elles feront même de plus en plus parler d’elles.

Jacky Craissac, Le silence est un son, éd. Le Castor Astral, 2017, 200 p., 30 €

Pour aller plus loin

Le site de Jacky Craissac, la page Facebook Les amis du maître percussionniste Jacky Craissac et la page des éditions du Castor Astral.

L’ouvrage sur le site de l’éditeur :

Featurings imaginaires et hautement improbables

Rédiger cet article ne s’est pas fait sans musique. Aussi, je n’ai pu résister à m’imaginer quelques artistes de la scène actuelle – que j’apprécie particulièrement – inviter Jacky Craissac le temps d’un morceau. Des musiciens qui s’immiscent dans l’électronique comme l’acoustique et dont la musique est à mille lieues de celle du maître percussionniste. Mais il y a un je ne sais quoi qui est venu titiller mon imagination…

Des featurings imaginaires avec…

- Carlos Niño pour son projet Carlos Niño & Friends avec l’album Flute, Echoes, It’s All Happening ! où les titres les plus atmosphériques pourraient recevoir à merveille les sonorités des œuvres les plus avant-gardistes de Jacky Craissac.
– Kamasi Washington, qui repousse toujours plus les frontières du jazz, s’il projetait de réaliser un opus façon Sun Ra.
– Ryuichi Sakamoto, qui peut aller dans toutes les directions et relever le pari d’allier le son acoustique d’un piano avec des nappes de bruits blancs.
– Plus extravagant, mais pourquoi pas : Shigeto et ses mélanges savants de percussions. Sur quelques titres, on pourrait aisément imaginer résonner certaines créations de Jacky Craissac.
– Et enfin, pour l’idée la plus folle… le groupe expérimental Xiu Xiu ? La suggestion peut sembler étrange, et pourtant… Des percussions diverses et variées qui s’invitent n’importe quand sur le tempo, des sonorités souvent inhabituelles, sans oublier des instruments accordés parfois étrangement… Un champ propice ! En témoigne même leur pièce expérimentale pour percussions « Extinction Meditation ».

A propos de Yoann Frontout
Journaliste, rédacteur pour L'Actualité Nouvelle-Aquitaine. Coordinateur du pôle Sciences et société à l'Espace Mendès France.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.