Formes du livre au Chili : les cartoneras (2/2)
Par Cécile Jouannaux
Dans le domaine des maisons d’éditions alternatives, les éditions cartoneras se révèlent être l’aboutissement final de la logique d’indépendance, qui véhiculent avec elles des valeurs inattendues comme le respect de l’environnement. Comme pour les micro-éditions, le bon fonctionnement des éditions cartoneras repose sur l’auto-financement et la passion, mais aussi la manufacture artisanale des livres créés.
L’idée première de ce type d’édition a germé en même temps dans plusieurs pays comme l’Argentine ou la Bolivie, au début des années 2010. Il s’avère qu’au Chili, le phénomène s’est développé et s’inscrit dans une dynamique de programmes générant régulièrement de nouveaux projets. Un réseau de plus en plus dense se constitue. Mais loin d’être concentrées dans la capitale, Santiago du Chili, les initiatives littéraires à fort rayonnement national et international se manifestent aussi en province, à des milliers de kilomètres, comme dans le Sud, dans la région de Puerto Montt, lieu de développement de plusieurs avant-gardes que nous avions suivies à partir de 2007.
Helecho, créé par la poétesse Poli Roa, est une des premières éditions cartoneras à avoir vu le jour au Chili. La directrice revient sur son parcours et l’origine de l’idée : « L’Édition Cartonera Helecho est né en l’an 2010, après avoir vu l’expérience de la cartonera Mauvaise Herbe [Yerba Mala] en Bolivie et en réponse à la nécessité d’avoir une alternative de publications dans le sud du Chili. » [« Editorial Cartonera Helecho nació en le año 2010, luego de ver la experiencia de la carbonera Yerba mala en Bolivia y atendiendo a la necesidad de tener una alternativa de publicaciones en el sur de Chile »]. Elle commente également son choix de donner à connaître les œuvres de poétesses originaires de toute l’Amérique latine : « Oui, la poésie est une de nos lignes plus importantes de publication, nous pouvons mettre en valeur un livre de femmes poètes, dans lequel nous avons réuni des femmes de Bolivie, du Mexique, de l’Équateur et du Chili. Son nom est “Sylvestres et électriques’’ [« Sí, la poesía es una de nuestras lineas más importantes de publicación, podemos destacar un libro de mujeres poetas, donde reunimos a mujeres de Bolivia, Mexico, Ecuador y Chile. Su nombre es “Silvestres y eléctricas’’ »]. L’objet livre unique, fabriqué à la main, rend matérielle la rencontre interculturelle autour de la poésie. Elle précise également le mode diffusion des livres, et le rayonnement international de son édition cartonera : « Dans les foires du livre et dans les cartoneras- mêmes, réparties à travers le monde. Nous avons pu voyager dans les foires du livre du Mexique, du Pérou, de La Havane à Cuba, et des rencontres d’écrivains et des éditoriaux en Argentine, à Barcelone, et à Paris. Et de cette façon nous avons distribué nos livres. » [« En ferias del libro y entre las mismas cartoneras repartidas por el mundo. Hemos podido viajar a las ferias del libro de Mexico, Perú, La Habana Cuba, y encuentros de escritores y editoriales en Argentina, Barcelona y París. Y de ese modo hemos distribuido los libros. » Réponse du 15/02/2018.]
Autre exemple, Opalina Cartonera est une édition née en 2014, associant dans sa raison d’exister la volonté de diffuser la poésie, à l’utilisation des matériaux usagés, et de leur offrir ainsi une seconde vie. Poli Roa explique comment la maison d’éditions Opalina Cartonera intègre dans son statut la dimension « atelier », et évoque également l’enjeu littéraire et économique sous-jacent : il s’agit d’offrir la possibilité à des écrivains, encore inconnus, la possibilité d’accéder à la publication, et de rencontrer un lectorat, de fait, lui-même ouvert d’esprit : « Opalina Cartonera naît il y a quatre ans dans la commune de San Miguel et actuellement notre Maison Atelier se situe dans la ville de Valparaiso. Nous sommes un éditorial indépendant, autonome et auto-géré qui fabrique des livres de manière artisanale et écologique. Notre éditorial est composé de deux jeunes adultes (Macarena Yupanqui et Jhon Bacanalés), qui croient qu’à travers la communication et la diffusion des arts et de la littérature, on peut générer un changement de conscience. Notre mission est focalisée sur la création d’une proximité avec les livres, tant pour les lecteurs, que pour les écrivains émergents qui désirent publier leurs livres à bas coût. Nous utilisons du matériel de récupération pour l’élaboration de nos livres en carton et une sorte de couverture appelée opalina pour un autre de nos formats de livre, de l’usage de ces matériaux naît le nom: Opalina Cartonera. [« Opalina Cartonera nace hace 4 años en la comuna de San Miguel en Santiago y actualmente nuestra Casa Taller está ubicada en la ciudad de Valparaíso. Somos una editorial independiente, autónoma y autogestionada que fabrica libros de forma artesanal y ecológica. Nuestra editorial está compuesta por dos adultos jóvenes (Macarena Yupanqui y Jhon Bacanalés), que creen que a través de la comunicación y difusión de las artes y literatura se puede generar un cambio de conciencia. Nuestra misión está enfocada en generar cercanía a los libros, tanto como para los lectores, como para los escritores emergentes que deseen publicar sus obras a bajo costo. Utilizamos productos de desecho para la elaboración de nuestros libros de cartón y una especie de cartulina llamada “opalina” para otro de nuestros formatos de libro, del uso de estos materiales nace el nombre “Opalina Cartonera”.» Réponse du 15/02/2018]
Voici le slogan d’Opalina Cartonera, dans la langue originale et traduit :
Los Libros de la Editorial Opalina Cartonera / Les livres de l’Édition Opalina Cartonera
Son objetos de arte completamente Artesanales / sont des objets d’art complètement Artisanaux
Fabricados con nuestras patas delanteras / Fabriqués avec nos pattes avant
Todos hechos con dedicación, delicadeza y amor / Tous faits avec attention, délicatesse et amour
En somme, il s’agit d’une manière d’agir en conscience et éco-responsable dans un domaine surtout dévolu, dans l’idée commune, à l’art de la récupération, et beaucoup moins à la littérature, et ce, avec des valeurs humaines très positives.
Nous remarquons que les directeurs des éditions cartoneras appartiennent tous au milieu du livre, à des degrés divers, et ont développé une solide expérience de lecteur. C’est le cas de la bibliothécaire Leticia Sánchez Bustamante, directrice de l’Edition Juanita Cartonera, créé en 2014, et basé à Conchalí, commune de Santiago du Chili, qui travaille actuellement avec plusieurs collaborateurs. Il est à noter qu’aucun d’entre eux n’est poète, l’un, Arturo Mora Esquivel, est écrivain et spécialiste de la littérature de jeunesse et l’autre, Paulo Gómez, est acteur et musicien. Avec eux, elle participe à toutes les étapes de la création et de la diffusion des livres : « J’ai continué avec le soutien de mon conjoint et à partir de 2017 vient s’unir de manière stable un ami écrivain, avec lequel nous formons une équipe pour ce qui est en lien avec la réception des textes, la lecture et la sélection, la mise en page, le design et la publication. Entre nous trois, nous nous chargeons de tout cela et en plus du transfert de matériel, du montage dans les salons, de la coupe des couvertures, de peindre, etc. » [« Continué con apoyo de mi pareja y a partir de 2017 se une de forma estable un amigo escritor, con el cual formamos equipo en lo relacionado con recepción de textos, lectura y selección, diagrama, diseño y publicación. Entre los tres nos encargamos de todo eso y además el traslado de material, montaje en ferias, corte de tapas, pintar, etc. » Réponse du 16/01/2018.]
La profession des membres de la direction de l’édition Juanita Cartonera implique un autre regard sur la littérature, et il en découle un critère de sélection plus orienté sur la réception de l’œuvre et son impact sur le lecteur : « Si tu te réfères à la sélection d’auteurs, nous la faisons […] Arturo et moi, en évaluant la qualité littéraire, sur la base de notre expérience comme lecteurs et de la structure de l’histoire mais nous donnons une attention très grande à l’idée centrale du texte, si en réalité, c’est une narration qui dans une certaine mesure transforme le lecteur ou enrichit sa manière de voir la réalité. » [« Si te refieres a la selección de autores, la hacemos entre Arturo y yo, evaluando la calidad literaria – en base a nuestra experiencia como lectores – y estructura de la historia, pero damos mayor atención a la idea central del texto, si en realidad es una narración que en alguna medida transforme al lector o enriquezca su forma de ver la realidad. » Réponse du 16/01/2018]. En somme, les qualités d’écriture mais aussi la fonction de la littérature, de montrer autrement le réel, sont mises en valeur dans les choix de publications de Juanita Cartonera.
Postérité des micro-éditions et des éditions cartoneras
Les micro-éditions et les éditions cartoneras sont le fruit de l’engagement de leurs directeurs et collaborateurs, en faveur du livre en tant qu’objet passeur de valeurs, qui favorise l’épanouissement des lecteurs. Nous pouvons cependant nous demander s’il s’agit d’un phénomène susceptible de perdurer dans le temps. L’organisation d’ateliers destinés au plus grand nombre et aussi spécifiquement dédiés à la jeunesse par les deux types de structures, permettent en réalité une projection positive vers l’avenir.
Certains poètes ont non seulement créé, comme Óscar Saavedra Villaroel, une micro-édition mais aussi des « écoles de la poésie ». Au sein de celles-ci, sont animés des ateliers ayant pour objectif de permettre le développement personnel de chacun grâce à l’écriture, et à la lecture, comme le souligne René Silva Catalán : « ‘‘Les écoles de la poésie’’ est un projet qui cherche à offrir un espace libre à la littérature, sans que celle-ci soit une institution lucrative mais de création ; dans laquelle les personnes qui y assistent développent leurs capacités d’écriture, leur formation de lecture. » Cette initiative s’inscrit de manière plus globale dans la matérialisation d’un droit, auquel on ne penserait pas spontanément dans un contexte français, mais qui s’affirme au Chili : « le droit au langage », et celui-ci passe par l’acquisition d’une compréhension de la lecture, leitmotiv dans les discours de tous les poètes de la veine alternative, que nous avons pu interroger depuis 2007, d’une culture littéraire, et l’expression de soi : « Nous cherchons à stimuler leurs qualités créatives et à faciliter un accès à la connaissance de la poésie et à la littérature, tant chilienne qu’universelle, à travers l’action et le droit au langage. » [« Las escuelas de la poesía es un proyecto que busca entregar un espacio libre a la literatura, sin ser esta una institución lucrativa sino de creación; en que las personas que asisten desarrollen sus capacidades escriturales, su formación lectora. Buscamos estimular sus cualidades creativas y facilitar un acceso al conocimiento de la poesía y de la literatura, tanto chilena como universal, a través de la acción y el derecho al lenguaje. » Réponse reçue le 17/02/2018]
La force de ces écoles est de pouvoir compter sur le professionnalisme et l’expérience de poètes alternatifs du Chili, qui participent par ailleurs à des événements autour de la poésie, non seulement dans le pays mais aussi dans toute l’Amérique du Sud, et même en Europe.
Les éditions cartoneras proposent également plusieurs programmes d’ateliers qui se déplacent vers les gens, même dans les contrées lointaines du Sud du Chili. Citons les ateliers de reliure de livres divers (agenda, livrets) ouverts à tout public, comme celui animé à Osorno le 16 février 2018 par Poli Roa, également directrice de l’édition cartonera Helecho. Poli Roa s’efforce de rendre le livre présent dans la vie créative des participants à ses ateliers. Citons aussi un de ses projets de plus grande envergure « Marte la marea de los Niños / Mars [la planète] la marée des enfants ». Elle parcourt en bateau, avec Helmuth Eisele Vera, capitaine du bateau à voile Catalina, typique de l’Île de Chiloé, les îles septentrionales du Chili. Ils créent sur mesure des expositions et organisent avec les écoliers, et leur instituteur ou leur institutrice, des ateliers. Cette dimension patrimoniale, autour de leur arrivée par bateau, est intégrée à leur projet : « Nous voyageons à la voile si le climat le permet, ceci est un élément important au moment de commencer un atelier de création littéraire, de parler de comment naviguaient leurs grands-parents et de l’histoire de la navigation à voile ». [[V]iajamos a vela si el clima lo permite, eso es un elemento importante a la hora de comenzar el taller de creación literaria, hablar de cómo navegaban sus abuelos y la historia de la navegación a vela.] Chaque enfant peut, de cette manière, entrer en contact avec l’histoire, l’évasion, et l’art. Il fabrique ainsi sa première édition cartonera, à l’aide de tous les matériaux de récupération mis à sa disposition.
Depuis 2012, la Bibliothèque municipale de Santiago organise le salon annuel des éditions cartoneras qui leur offre en outre une plus grande visibilité. Ce rendez-vous n’est pas centré uniquement sur le Chili, puisqu’un pays d’Amérique latine est mis à l’honneur chaque année, et les maisons d’éditions présentes viennent de tout le continent.
Huit années d’intenses changements dans le panorama du livre au Chili
En somme, depuis le début des années 2010, l’actualité littéraire du Chili se vit en marge du circuit classique de l’édition, avec les micro-éditions, et les éditions cartoneras dont le fonctionnement est collectif. Leurs directeurs se distinguent par leur volonté d’aller à la rencontre du lecteur, de lui apporter une plus-value sur le plan de son développement personnel. Il peut devenir lui aussi acteur-créateur de la littérature du Chili, grâce à des programmes d’activités créés à son attention, renforçant la dimension sociale très présente dans toutes les actions des protagonistes du circuit alternatif. Les plaquettes ou les livres cartoneros assurent le lien entre la littérature et l’art dans leur facture-même. Ils permettent également de tisser des liens entre les générations, assurant une continuité dans la pratique du livre, et le maintien d’un rapport émerveillé et affectif avec celui-ci.
Nous pouvons nous demander si dans les années à venir, un point de rupture apparaîtra, au moment où basculerait le circuit traditionnel du livre des grandes maisons d’éditions dans une certaine marginalité, ou si celles-ci vont réagir, baisser le prix des ouvrages, et diversifier leurs activités pour continuer de prospérer.
Cécile Jouannaux est doctorante à l’université de Poitiers en littérature comparée. Elle réalise une thèse sur les littératures émergentes des anciens pays colonisés (francophonie, hispanophonie) sous la direction de Christine Baron.
Remerciements : Je remercie chaleureusement la Bibliothèque de Santiago, René Silva Catalán (Editorial Andesgraund), Rafael Farias Becerra (micro-édition Desbordes), Sebastián Soto Aedo (collectif Cardumen), Manuel Vallejos (Revue Poesía y crítica), Poli Roa (édition cartonera Helecho), Leticia Sánchez Bustamante (Editorial Juanita Cartonera) pour leurs réponses à mon questionnaire et l’envoi de liens et de photographies, et l’autorisation de reproduction du matériel diffusé sur leur site Internet.
Dédicace spéciale : Cet article est dédié à Madame Jouannaux Josette, née André, qui fut la relectrice attentive de mes premiers travaux sur la Nouvelle Avant-garde chilienne.
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