De l’alcool pour les braves et les moteurs
Par Stéphane Weiss
Bordelais, Médoc, Blayais, Saintonge… L’évocation de ces terroirs renvoie volontiers à l’imaginaire viticole. Ils ont aussi en commun d’avoir été le théâtre du siège de trois garnisons allemandes retranchées dans la pointe de Grave, à Royan et à La Rochelle en 1944–1945. Vins et autres alcools apparaissent-ils dans les relations de ces sièges ? Si la question peut paraître décalée, la réponse est affirmative. L’alcool, sous toutes ses formes, a été au centre de l’attention comme boisson des combattants, substitut à l’essence et même monnaie d’échange pour des armes.
Le vin, entre boisson et considérations militaires
Le vin a pleinement fait partie de la ration des combattants français. Sur le front rochelais, le menu quotidien, tel que décrit en janvier 1945, intégrait un litre de vin et six centilitres d’eau de vie. En présence de plus de 50 000 combattants français recensés en janvier 1945, il en a résulté des livraisons mensuelles de vin mentionnées à hauteur de 10 000 hectolitres. Certains rapports décrient un vin de qualité médiocre, un fait jugé «inexplicable dans une région où il y a de nombreuses vignes». Il convient de relever que pour les soldats musulmans, présents en nombre dans le Médoc dès septembre 1944, le vin était remplacé par une triple ration de café et de sucre.
Cette prégnance du vin comme boisson est à remettre dans le contexte socio-culturel de l’époque. Verrait-on de nos jours, à l’instar de la brigade Carnot du front du Médoc en octobre 1944, un régiment éditer un hymne affirmant que, pour assurer la victoire, il lui faut des marraines de guerre et «du pinard» ? L’addiction alcoolique n’a pas pour autant été érigée en modèle. Dans la presse éditée au sein des unités, elle est traitée avec une distante dérision, à l’image de cette anecdote :
«Le jour de la prise de Ruffec, 2 septembre 1944, nos troupes sont en position sur la route nationale. Valentin, qui en a vu d’autres, et qui a, il faut bien l’avouer, un penchant pour la dive bouteille, est tout debout sur la route et tire sur les boches. Dans le fossé, un de ses jeunes copains lui crie : “Tu vas te faire descendre, couches-toi donc !”. Mais Valentin n’en a cure et reste tranquillement debout ! La bataille terminée, Valentin est naturellement indemne et le petit copain lui demande : “Mais enfin pourquoi ne voulais-tu pas te coucher ?” Et Valentin de répondre superbement : “Mon petit, tu apprendras que Valentin ne se couche pas quand il a dans la poche un litre de rouge débouché”.»
Bulletin du régiment Foch (n°5, 30 décembre 1944)
À la différence du bétail présent aux abords des premières lignes, les zones viticoles de l’arrière-front n’ont pas suscité de razzias allemandes. Elles ont toutefois aiguisé certaines convoitises parmi les troupes françaises, générant leur lot de plaintes. Signalons par exemple le 17 novembre 1944, à Épargnes, près de Gémozac en Charente-Maritime, la réquisition houleuse de fûts de pineau et de cognac au sein d’un chai dont les serrures ont été forcées à coups de revolver.
Une seule opération militaire liée au vin est connue. Sur le front du Médoc, le 3 octobre 1944, un chargement de vin a suscité un raid au sein du no man’s land séparant les belligérants. L’affaire est liée à un camion chargé de barriques destinées aux troupes françaises. Il s’était égaré entre les lignes, sur la route menant de Lesparre au Verdon, faute d’avoir reconnu à temps les avant-postes amis. Ayant freiné en urgence, le camion a stoppé sa marche à quelques centaines de mètres des postes adverses. Sa récupération a impliqué un groupe de combat, accompagné d’un petit char Renault, baptisé Soustons, récupéré dans les Landes lors de la retraite allemande du mois d’août.
Substitution à l’essence
Outre les corps, l’alcool a également réchauffé les moteurs. Au sud de la Loire, de l’essence américaine n’a été livrée qu’à compter de décembre 1944. Les unités FFI ont pu fonctionner quelques temps avec des prises, tels quelques milliers de litres d’essence trouvés à Angoulême et Cognac par le régiment Rac du Périgord. L’aide d’officiers alliés des missions Jedburgh, parachutées durant l’été, a permis quelques appoints supplémentaires. Par l’entremise de la mission Alexander, le même régiment Rac a ainsi obtenu l’octroi de 5 000 gallons d’essence américaine (soit près de 19 000 litres) mais à la condition de les chercher lui-même à Rennes, ce qui a donné lieu à un convoi pittoresque de 19 camions gazogènes, au départ de Cognac le 30 septembre.
Ces solutions n’étaient toutefois que ponctuelles. Faute d’approvisionnement pérenne en essence, il a fallu se tourner vers des substituts, pour ne pas clouer sur place les véhicules non-gazogènes. L’emploi d’alcool de térébenthine est ponctuellement cité. Plus globalement, au sein des départements picto-charentais, l’essence a été remplacée par de l’alcool-éther principalement produit dans les distilleries de betteraves du secteur de Melle dans les Deux-Sèvres. Il n’est pas anodin de relever que les combats de septembre 1944 ayant déterminé les contours de la poche de La Rochelle se sont concentrés aux abords des distilleries industrielles de Forges et d’Aigrefeuille‑d’Aunis, identifiées comme objectifs par les deux camps. Endommagées, elles sont demeurées au sein de la ligne des avant-postes français. Trop proches des positions allemandes, elles n’ont pas pu être remises en état de marche. Tout au plus, les Francs-tireurs et partisans (FTP) périgourdins, arrivés sur place aux premiers jours de septembre, ont-ils pu évacuer le précieux stock d’alcool de Forges vers Saint-Jean‑d’Angély.
Dans la région de Poitiers et de Bordeaux, le recours à de l’alcool pur ou mélangé a perduré jusqu’au cœur de l’hiver 1944–1945. Il a essentiellement concerné les voitures, d’origine civile ou allemande, largement utilisées par les unités FFI pour leurs liaisons. La flotte de camions et de camionnettes était en effet majoritairement gazogène. En région bordelaise, de l’alcool industriel a également été employé pour assurer la production d’un ersatz d’essence, décrite dans l’Historique de la 18e région militaire, publié à la fin de l’année 1945.
Un millésime bordelais original
En Gironde, à partir du 22 août 1944, préparant leur retraite, les Allemands ont fait sauter leurs stocks d’essence. À Latresne, un groupe de résistants locaux est toutefois parvenu à empêcher la mise à feu d’un dépôt d’essence entreposé dans les carrières souterraines de la commune. D’autres dépôts ont également pu être préservés, avec, à la date du 30 août, la disponibilité de 375 600 litres d’essence pure à Latresne, d’un stock civil bordelais de 650 000 litres d’alcool déshydraté et de 206 000 litres de benzol, ainsi qu’un stock allemand de plus de 290 000 litres de gasoil à Bourg-sur-Gironde. Le stock de Latresne a été mis en sécurité à Bordeaux aux premiers jours d’octobre, après le pillage de quelque 50 000 litres d’essence.
Dans un premier temps, l’essence pure a été coupée avec 40 % d’alcool et 10 % de benzol. Toutefois, devant les besoins grandissants et face à l’amenuisement des stocks d’essence pure, un carburant de remplacement a été mis à l’étude sous l’égide du colonel Joseph Druilhe, commandant la 18e région militaire, et du commissaire de la République Gaston Cusin. Une formule mélangeant alcool et benzol a été déterminée avec l’appui du professeur Georges Brus, alors directeur de l’École de chimie industrielle et agricole de l’université de Bordeaux. Une production a ensuite été entreprise du 4 au 21 novembre et, selon les termes de l’Historique de la 18e région militaire, a permis «de faire la soudure» jusqu’à l’arrivée de l’essence américaine.
Quelles ont été les quantités livrées ? Pour la période antérieure à l’arrivée de l’essence américaine, l’Historique de la 18e région militaire indique la livraison de 292 500 litres de gasoil (correspondant au stock récupéré à Bourg-sur-Gironde) et de 1 237 400 litres d’essence, y compris celle de synthèse. Ce dernier chiffre correspond globalement à la somme des volumes connus d’essence, d’alcool et de benzol au 30 août. En un trimestre, l’ensemble représente un total non négligeable de 1,5 millions de litres de carburants liquides, à comparer au million de litres de carburant américain alloué chaque mois aux Forces françaises de l’Ouest à partir de décembre 1944.
La production bordelaise a‑t-elle été suffisante ? Si les efforts opérés ont bien permis de couvrir une partie des besoins en 18e région et sur le front de Royan, tous ne l’ont pas été. Un rapport sur le front de la pointe de Grave indique par exemple, à la date du 11 décembre, que les bons d’essence perçus n’ont pas pu être honorés à Bordeaux. Quant à la qualité des mélanges pratiqués, un compte-rendu daté du 21 novembre indique de larges déconvenues :
«À l’unanimité, les utilisateurs militaires reconnaissent actuellement la mauvaise qualité du carburant : difficultés de départ, forte consommation, gommage ; mais il ne peut être encore question de supprimer l’utilisation de ce carburant.»
Compte-rendu du 21décembre, front de le pointe de Grave
Mieux valait avoir une mauvaise essence que pas du tout !
Négoce
Jusqu’au cœur de l’hiver 1944–1945, les fronts du Sud-Ouest ont littéralement carburé à l’alcool. Les vins de Bordeaux ont également été au centre d’une initiative a priori unique : un essai de troc contre des armes alliées.
Alors que les anciens FFI manquaient chroniquement d’armes et de munitions, un commandant girondin a ainsi pris l’initiative d’affréter un chalutier afin d’acheminer en Grande-Bretagne quelque 699 caisses de vins de Bordeaux (contenant 13 090 bouteilles) pour les troquer contre des armes. Parti d’Arcachon le 10 octobre, le bateau, baptisé Iéna, est parvenu à Falmouth le 13 octobre et a aussitôt été mis sous séquestre par les autorités britanniques. L’équipage a été rapatrié. Aucune arme n’a été livrée. Quant à la cargaison, estimée à 1,9 millions de francs de l’époque, elle ne semble pas avoir été restituée.
Force est de constater que cet essai fut vain. Cependant, à l’instar de la production bordelaise d’un carburant de fortune, il est révélateur des prises d’initiatives des responsables de l’automne 1944, qui n’ont pas attendu que d’autres cherchent des solutions à leur place.
Docteur en histoire contemporaine et chercheur associé au Centre de recherche interdisciplinaire en histoire, histoire de l’art et musicologie (Criham), Stéphane Weiss conduit depuis 2008 une recherche sur les dynamiques régionales du réarmement français de 1944–1945 et de sortie de guerre des Forces françaises de l’intérieur (FFI). Il a notamment publié en 2019 un ouvrage consacré au quotidien et à la mémoire des combattants français des fronts de l’Atlantique : Les Forces françaises de l’Ouest – Forces françaises oubliées ?, Les Indes savantes, 220 p., 22€.
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