Avant la loi Veil – les «bonnes sœurs rouges»
Par Héloïse Morel
À l’occasion du 28 septembre, journée mondiale pour le droit à l’avortement, nous publions un article qui a paru dans le numéro 108 en 2015 de L’Actualité Poitou-Charentes. Il s’agissait des 40 ans de la Loi Veil et plusieurs militantes de la Vienne ont été interviewées à propos des avortements clandestins. Une table ronde est organisée mercredi 28 septembre 2022 à 18h30 à l’Espace Mendès France à propos des avortements clandestins aux centres IVG avec la sociologue Lucile Ruault et la sage-femme Takako Iri du Réseau Périnat Nouvelle-Aquitaine.
Il y a quarante ans, la loi Veil était votée à l’Assemblée nationale. Elle mettait fin aux interdits de la loi 1920 en libéralisant le droit à l’avortement.
Depuis le début de l’année 2015, de nombreux articles sont revenus sur les tenants et les aboutissants de cette loi et sur les débats houleux à l’Assemblée mais peu ont relaté les paroles d’avortées et les conditions des avortements clandestins. La chercheuse Xavière Gauthier tient à faire vivre cette mémoire avec son dernier ouvrage, Avortées clandestines (éd. du Mauconduit), donnant ainsi la parole à ces femmes qui ont avorté dans l’illégalité jusqu’en 1975. Elle rappelle que leur nombre est estimé à 800 000 en France.
Cette illégalité, des femmes l’ont vécue dans la Vienne, en avortant. D’autres en organisant ces avortements clandestins comme ce fut le cas de Marie-Colette Pallueau, connue sous le diminutif de Marie-Co. C’est le cas de deux autres femmes que j’ai rencontrées et qui ont souhaité garder l’anonymat. Toutes les trois se souviennent des risques encourus mais aussi du soulagement de ces femmes qui voulaient avoir le choix. En 1971, Marie-Co faisait partie du mouvement féministe Choisir. Elle se rappelle l’état d’esprit des militantes.
«Nous étions dans un double mouvement. Le premier mouvement était collectif, porté par l’utopie. Nous avions des rêves et nous savions qu’ils étaient réalisables. Le deuxième mouvement était la libération individuelle. C’était après mai 68, il fallait briser les carcans du monde ancien pour passer à un monde nouveau.» C’est dans ce contexte que la militante, déjà active au sein de la CFDT, décide d’agir en rejoignant Choisir. Fondé par Gisèle Halimi en juin 1971, le mouvement Choisir la cause des femmes se distingue du Mouvement de libération des femmes (MLF) en étant dans une pratique de terrain et en donnant moins d’importance à la tendance psychanalyste. Pour être plus proche de ces travailleuses, Marie-Co ira jusqu’à quitter son travail de formatrice pour travailler dans une usine de conserverie de champignons. «Nous appartenions au courant MLF qui était proche de la classe ouvrière, explique Marie-Co. Nous voulions porter une parole à partir du terrain et de l’analyse de nos pratiques. Nous étions dans l’action en distribuant des tracts dans les usines et en donnant des conférences sur la contraception car beaucoup de mensonges circulaient.»
Par exemple, les femmes pouvaient entendre dire que la prise de la pilule faisait venir des varices, faisait «tourner le sang», abîmait le corps et faisait naître des monstres. Toutes ces rumeurs étaient contrebalancées dans des tracts, dans des journaux féministes de l’époque comme Le Torchon brûle. La propagation de ces rumeurs avait pour but de dissuader les femmes de contrôler leur sexualité et donc les empêcher d’acquérir une liberté de choix. Il s’agit, pour les militantes de Choisir, de séparer la sexualité de la fécondité et de libérer les femmes de l’angoisse de la grossesse. Au-delà de la diffusion de l’information, elles viennent aussi en aide aux femmes qui souhaitent avorter. En 1971, l’interdit de la loi 1920 pèse sur les femmes et nombreuses sont celles qui allaient avorter à l’étranger lorsqu’elles en avaient les moyens. Les plus démunies provoquaient l’avortement à l’aide d’objets du quotidien. Xavière Gauthier les énumère : aiguille à tricoter, baleine de parapluie ou de corset, épingle à cheveux, bigoudis, scoubidous, tuyaux d’aquarium, piques, tuyaux de perfusion (achetés au marché noir), ciseaux, fourchettes, branches d’arbres, tiges de lierre ou persil, os de poulet, fil de fer, fil électrique, bout de bois, stylo Bic… Pour la plupart, les conséquences étaient dramatiques : septicémie, embolie gazeuse, infections, perforation de l’utérus… Pour Marie-Co et les militantes de Choisir, ces femmes qui mouraient ainsi que ces personnes qui femmes venaient pour avorter, c’était leur choix». Marie-Co ne sait pas combien de femmes sont venues entre 1972 et 1975, mais elle se souvient qu’elles étaient deux ou trois chaque mardi, ce qui fait environ 320 femmes en trois ans dans cette ville. «Nous avons aidé ces femmes et elles n’étaient pas seules. Le MLAC a été créé en 1973 et organisait des voyages collectifs pour que les femmes aillent toutes ensemble. Ce lien entre Choisir et le MLAC était rassurant pour elles et pour nous également. Le MLAC a favorisé le travail.»
«C’est à cette époque, en 1973, qu’une copine a dit à la fin d’une réunion que nous étions des bonnes sœurs rouges. Nous menions un combat nécessaire et nous devions aider ces femmes mais nous visions plus loin dans la libération des femmes.»
Cette action est également jugée nécessaire par une militante de Poitiers, qui a mis son appartement à disposition pour des avortements clandestins en 1974. Elle se souvient des canules, des femmes qui venaient avorter sur la table de sa cuisine. Selon elle, sa démarche était légitime et le fait d’être dans une action collective permettait de ne pas avoir peur et de se sentir soutenue. Elle fut pourtant dénoncée en fin d’année 1974 et passa quelques heures en garde à vue. Par chance, la loi Veil mit fin à l’accusation et au risque pour elle d’aller en prison. Marie-Co a également mis son domicile à disposition pour pratiquer un avortement. Elle raconte : «C’était une collègue, elle était à moins de dix semaines de grossesse. Ça s’est passé chez moi sur la table de la cuisine et sans anesthésie, avec un interne du CHU qui soutenait l’action de Choisir. À cette période, c’était la méthode Karman qui était utilisée. Je me souviens que nous étions tous très chaleureux avec elle mais elle souffrait malgré tout… Quelques semaines après cet événement, j’entendais des bruits dans l’usine qui disaient que j’étais une avorteuse.»
Un nécessaire devoir de mémoire
Les femmes que j’ai rencontrées ont vécu des avortements «heureux», ce n’était pas le cas de toutes. Les témoignages recueillis par Xavière Gauthier donnent à voir une autre réalité, celle des complications, des infections, des décès. À partir des années 1970, la méthode Karman, pratiquée par des médecins ou internes complices, a réduit la prise de risques. Il s’agissait d’aspirer le contenu de l’utérus à l’aide d’une canule et d’une seringue. Une amie de Marie-Co, une femme libre «jamais encartée» et éprise de liberté, a vécu un avortement clandestin en 1974. Elle connaissait les techniques d’avortement puisqu’elle était aide-soignante. Elle était sous contraception mais c’était contraignant puisqu’elle devait aller à Nantes pour la chercher. Elle avorte sans le dire à ses enfants mais en étant soutenue par son mari avec lequel elle a pris la décision.
«Je n’ai pas avorté chez moi mais chez une militante. On m’a ausculté et posé une sonde, j’ai attendu 48 heures et lorsque je saignais je suis allée dans une clinique. Il fallait que je puisse justifier cela, en insinuant que je faisais une fausse couche. Le médecin m’a légèrement anesthésiée et je me suis réveillée dans un lit avec des couvertures chaudes. Je m’en souviens, j’ai été prise en charge correctement. L’infirmière m’a quand même interrogée : Vous avez eu une interruption de grossesse ? Nous pensons que c’était volontaire. Je lui ai répondu que pour être volontaire, il aurait fallu que ce soit décidé. Il fallait que je fasse croire que c’était une fausse couche, même si elle était bienveillante, je n’étais pas sûre. Elle aurait pu me dénoncer.»
Depuis 1975, les femmes ne vivent plus dans cette peur, cette ambiguïté et ce danger. L’avortement est un droit, court [en 1975, le délai était de 10 semaines], les femmes devaient passer un entretien devant un organisme agréé, les mineures avoir l’autorisation d’un des parents, et l’IVG n’était pas remboursée par la Sécurité sociale… De plus, nous avions encore des combats à mener : la répartition des tâches ménagères et éducatives, les violences, l’image des femmes dans la publicité, les conditions de travail des femmes auxquelles on offrait beaucoup d’emplois à temps partiel ou de CDD… Autant de sujets pour lesquels les syndicats ne se battaient pas, mais on a réussi à créer un dialogue entre les hommes et les femmes syndicalistes et à porter nos revendications au sein de la CFDT.» Quarante ans après, le droit à l’IVG est encore à défendre, ce qui est acquis peut être perdu. C’est ce qu’ont vécu avortement une liberté de choix donnée aux femmes. Après le vote de la loi, le mouvement Choisir se dissout mais les luttes ne s’arrêtent pas car le groupe femmes de la CFDT, créé fin 1973, est toujours actif, comme l’explique Marie-Co : «Nous étions encore dans une période de lutte, la loi Veil n’était qu’un pas vers la libération des femmes. De plus, nous n’étions pas satisfaites de la loi : le délai était trop les Polonaises en 19933, c’est ce que vivent les Irlandaises, les Maltaises, les Chypriotes, les Italiennes4, les Lituaniennes et ce que les Espagnoles ont failli vivre. Devoir de mémoire et témoignages devraient contribuer à empêcher un retour en arrière.
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