Anne Jollet – Histoire et BD : changer la focale
L’historienne Anne Jollet, spécialiste de la Révolution française, raconte son travail de relecture et apporte son point de vue sur la BD Petite histoire de la Révolution française.
Entretien Héloïse Morel
L’Actualité. – Pour quelles raisons avez-vous accepté ce travail de relecture historique et comment se sont déroulés les échanges avec Grégory Jarry ?
Anne Jollet. – Pour des historiennes et des historiens, c’est toujours un plaisir que d’autres s’intéressent à la Révolution française. C’est important aussi que des auteurs incluent dans leur projet, les recherches et les savoirs des spécialistes. Et, c’est agréable de réaliser que pour parler de notre société d’aujourd’hui, de jeunes auteurs pensent au lien avec la Révolution. Cela fait beaucoup de bonnes raisons pour répondre positivement à une telle demande de relecture.
Ce fut d’ailleurs un moment avec des surprises, sur ce que l’on peut mettre de différent derrière de mêmes mots par exemple, de mon côté comme de celui de Grégory Jarry, et les échanges ont parfois été animés pour arriver à tomber d’accord sur une formulation ! Plusieurs fois, face à mes protestations, Grégory m’a répondu « c’est de l’humour, c’est pour rire… ». Cela m’a fait prendre conscience qu’il fallait que je change ma grille de lecture en mettant à distance l’écriture scientifique et en acceptant des phrases qui sont décalées, qui forcent le trait de la réalité historique pour trouver une bonne chute. C’est un très bon exercice, stimulant pour la réflexion sur son propre sujet d’étude, sur la façon dont soi-même, on hiérarchise les événements, on les relie entre eux et comment on les pense au présent.
Quel regard portez-vous sur l’interaction entre utopie et histoire dans cette bande dessinée ?
C’est très impressionnant de se retrouver face à une utopie politique. On a beaucoup parlé de la fin des utopies depuis la chute du Mur de Berlin. Pour certains avec une grande satisfaction, pour d’autres avec grande inquiétude sur ce que pouvaient devenir des sociétés niant le « besoin d’utopie ». Finalement, ce temps est peut-être terminé ! On sent dans ce livre un grand plaisir à inventer, à construire du social qui fonctionnerait tout autrement. Mais c’est peut-être d’abord une très bonne description de notre société (comme toutes les utopies!).
J’aime beaucoup les pages où il est question des efforts à faire pour renoncer à l’aliénation. Des efforts à faire pour sortir des « pensées-réflexes ». Par exemple, comment renoncer à l’idée de délégation de la décision politique ? Ce sont aussi des questions qui ont animé les réflexions des sans-culottes de l’an II (1793–1794). La critique de la bureaucratisation de nos sociétés sera une délectation partagée par beaucoup ! Mais renoncer à la consommation, aux rêves de l’enrichissement personnel, du luxe ? Faire tourner des bonshommes dans des voitures de luxe jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que c’est vraiment sans intérêt, c’est drôle et peut-être plus convaincant que l’accumulation des interdits de notre monde…
Au cœur de cette utopie, c’est la manière de faire la révolution qui est mise en avant. Il faut savoir prendre son temps, le temps de débattre, le temps de se désintoxiquer. Alors que le tempo des années révolutionnaires – j’ai travaillé là-dessus – est celui de l’urgence. Donc une autre forme de révolution ? Il y a aussi la certitude que ce ne sera pas tous au même rythme !
On comprend bien que la question de la violence hante tout le livre. Comment peut-on annihiler les ennemis de la Révolution sans les supprimer ? D’où le recours à la « guillotine électronique » qui réunit le corps et l’esprit sitôt qu’un projet d’utilité commune est formulé. Mais l’existence des désaccords parmi les révolutionnaires est bien présente aussi : comment peut-on avec cela construire du neuf et éviter, bien sûr, la ruine de la révolution par la guerre civile ou l’intrusion étrangère ? Ce sont également des questions qui ont obsédé les révolutionnaires de la Première république. L’utopie ici est drôle, elle n’est pas lyrique. C’est bien une utopie de notre temps, radicale dans sa forme : tout le pouvoir à chacun et chacune, tous égales, le masculin ne l’emporte plus sur le féminin ! Mais c’est aussi une utopie où l’on laisse place aux incertitudes, quant à ce que le neuf produit de contradictions.
Quel intérêt trouvez-vous à soutenir un travail de vulgarisation en bande dessinée ?
Je parlerais plutôt de travail de transposition, du fait de faire passer l’histoire de la Révolution française dans un autre horizon que celui du discours scientifique, en faisant de cette histoire un support pour l’imagination, pour une fiction sociale et politique. Bien sûr, il s’agit aussi de parler à un public de non-spécialistes. Le plus original dans cette BD, c’est le croisement de ces deux types de texte, un texte descriptif sur la Révolution et un texte de fiction, où le dessin s’inspire et se sépare de l’Histoire pour penser le processus révolutionnaire présent. La proximité dans la page et l’hétérogénéité peuvent permettre de multiples façons de lire. D’autant plus que chaque page peut aussi être vue comme une planche ayant son autonomie, on n’est donc pas contraint par la succession chronologique des événements. Cela donne beaucoup de liberté au lecteur. En ce sens, la forme du livre est à l’image de son contenu : elle favorise la diversité des formes de lecture, d’appropriation ! La liberté, quoi !
Anne Jollet est maîtresse de conférences à l’université de Poitiers, membre du laboratoire Criham et rédactrice en chef des Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique. Elle est spécialiste de la Révolution française et des révoltes du XVIIIe siècle. Elle est notamment l’auteure de : Révoltes et révolutions, Atlante, 2005 et également de La prise de parole politique. Source des conflits, régulateur des conflits, Poitiers, Cahiers du Gerhico, 2007. Dernièrement, elle a publié un article dans les Annales historiques de la Révolution française, « Femme de conventionnel : un enjeu politique dans la république ? », 2015, n° 381.
Petite histoire de la Révolution française, BD de Grégory Jarry et Otto T. (184 p., 20 €) chez Flblb.
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