Aliénor d’Aquitaine, entre histoire et littérature

Le gisant d'Aliénor d'Aquitaine, XIIIe siècle, abbaye royale de Fontevraud. Photo Marc Deneyer.

À l’occasion des Rencontres Michel Foucault 2019, une table ronde avec Martin Aurell et Clara Dupont-Monod explorait les liens entre histoire et littérature.

Par Marie-Lou Paitre et Eva Proust

Historien et romancier ont a priori des perspectives divergentes : l’un vise la véracité, l’autre la fiction. Pourtant une solidarité se dessine entre les deux. C’est ce qu’ont manifesté Martin Aurell, professeur d’histoire médiévale à l’université de Poitiers, directeur du CESCM et Clara Dupont-Monod, journaliste et romancière, éprise de littérature médiévale, au sujet d’une femme notable à leurs yeux : Aliénor d’Aquitaine (1122–1204).

Des approches en écho

Clara Dupont-Monod a écrit deux romans sur cette figure historique, Le roi disait que j’étais diable (Grasset, 2014) et La révolte (Stock, 2018), à travers trois regards : celui de son premier époux Louis VII, de son fils Richard Cœur de Lion et de Raimond d’Antioche. Duchesse d’Aquitaine, comtesse de Poitiers, reine de France puis d’Angleterre grâce à son second mariage avec Henri II, elle règne pendant plus de cinquante ans sur les deux royaumes. Sa postérité s’est bâtie sur une légende noire véhiculée de son vivant et déconstruite par les historiens seulement depuis les années 1950. Edmond-René Labande, l’un des fondateurs du CESCM, a notamment contribué à cette réhabilitation. Légende que Martin Aurell a abordée lors d’un colloque à l’université Paris X‑Nanterre, «Royautés imaginaires (xiie-xvie siècles)», en 2003 : «La légende noire prend son envol à la suite de deux prétendues liaisons d’Aliénor : l’une avec son oncle Raimond, prince d’Antioche, lors de la croisade, en mars 1148, et l’autre avec Geoffroi le Bel, comte d’Anjou, son futur beau-père, à l’occasion de son séjour à Paris, en septembre 1151. Force est donc de soumettre les premières sources décrivant ces aventures galantes à une analyse serrée.»

Cette conception a longtemps fait l’unanimité chez les historiens les plus influents de l’époque, qui traitaient leurs sources davantage par l’affect que selon une méthode rigoureuse. C’est la genèse de l’image sulfureuse longtemps attribuée à Aliénor. Face à l’abondance de textes, l’écrivaine a dû trouver sa place. «Pour créer une fiction, le romancier puise les bases de son récit dans les faits historiques mais a le loisir d’en combler les ombres, dit-elle. La science étant le terreau de l’imaginaire, quand je souhaite écrire sur un thème, un personnage ou une période, je lis sur le sujet puis je laisse passer un an. Je m’autorise à oublier et je retiens seulement l’essentiel, ou ce qui m’a marqué.» 

La méthode est évidemment plus rigoureuse chez l’historien qui ne peut se permettre de fantaisies sur les flous historiques. «Ces lacunes sont pour nous une hantise, réplique Martin Aurell. Nous avons un contrat référentiel dans notre manière d’écrire. Nous devons annoter nos textes par les références que nous utilisons, nos propos doivent être fondés et lorsqu’il s’agit d’hypothèse, l’usage du conditionnel est de mise.»

«Le romancier doit quant à lui éviter le piège de la thèse, poursuit Clara Dupont-Monod. Il est parfois difficile d’assumer la fiction lorsque l’on connaît la réalité historique. Le référentiel du romancier, c’est de servir l’intrigue. Chaque élément doit avoir une utilité dans la construction du récit et il faut accepter de se débarrasser de l’inutile.»

Un Moyen Âge romancé

L’un comme l’autre ont rencontré cette figure de l’Aquitaine envers laquelle ils manifestent un attachement profond, de l’ordre presque amoureux. Le caractère et la trajectoire complexes d’Aliénor, que Clara Dupont-Monod va jusqu’à qualifier d’animal politique, leur ont résisté autant qu’ils les ont fasciné. Cet attachement s’étend à toute la période du Moyen Âge, qu’ils souhaitent réhabiliter comme une période prospère.

«L’image violente et archaïque qui a fait son succès doit être corrigée, souligne Clara Dupont-Monod. Au cours des xiie et xiiie siècles, l’église catholique n’a pas encore la mainmise sur la conduite morale des fidèles et les mœurs sont moins verrouillées qu’on ne le pense. L’hygiène est présente et les femmes sont bien plus libres au Moyen Âge qu’au xixe siècle. La charge familiale et politique portée par Aliénor est conséquente : elle souhaite faire valoir ses droits en tant que reine sur le grand territoire de l’Aquitaine.»

Ce potentiel romanesque du Moyen Âge est aussi une source attrayante pour l’historien, qui doit toutefois se situer face à son sujet pour aider ses contemporains à appréhender le monde. La méthode historique peut être allégée par ces apports littéraires. «Paul Ricœur a beaucoup réfléchi aux liens entre histoire et fiction, à la façon dont la narration historique est liée au roman, ajoute Martin Aurell. Jusqu’à récemment des historiens s’autorisaient à romancer leurs écrits, bien que ce type de pratique ne soit plus en vogue aujourd’hui. Dans ses écrits comme dans ses propos face aux étudiants, l’historien peut ponctuer ses descriptions et ses explications historiques par des anecdotes et des commentaires qui rendent le passé plus tangible. Georges Duby faisait cela, non en tombant dans des travers fictifs mais afin de rendre son récit attirant.» Comme l’écrivain s’appuie sur les faits passés, l’historien s’inspire du roman pour rendre vivant son récit.

Martin Aurell, L’empire des Plantagenêts (Perrin, 2004) et Aliénor d’Aquitaine. Une biographie expliquée par Martin Aurell (livre audio, PUF, 2019).

Edmond-René Labande, Pour une image véridique d’Aliénor d’Aquitaine, préfacé par Martin Aurell (Geste éditions, 2005).

Clara Dupont-Monod et Martin Aurell ont déjà échangé sur cette relation spécifique entre histoire et romanesque aux rencontres de Fontevraud en mai 2016 («Autour d’Aliénor, historiens et romanciers») et aux archives départementales de la Haute-Vienne en juin 2018 («Aliénor d’Aquitaine, personnage de roman ou objet d’histoire»).

Vous retrouverez la table ronde sur la chaîne YouTube du TAP, à ce lien : https://www.youtube.com/channel/UC-MycpXHeLDDWKF5CQbQFeQ

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.