Peaux, surfaces qui se déploient

Apollon et Marsyas, d'après La Hyre, gravé par De Poilly. Sans date. BNF Gallica.

Par Héloïse Morel

L’anthropologue Christine Bergé est invitée mercredi 23 mars à l’Espace Mendès France pour une conférence sur la peau, celle à explorer, celle qui se déploie, celle qui est tabou-totem. Chloé Lavalette propose en amont de cette conférence, une performance où par la fiction, elle interroge la peau 3D, la possibilité – future ? – d’en changer à l’envie. Elle interroge nos limites.

Dans trois livres, Christine Bergé déploie la peau dans ses histoires, ses mythologies. Surface culturelle, les histoires de peau attisent la curiosité. Visible et permanente, la peau est notre enveloppe d’être au monde et notre lieu de l’intime. 

Dans son livre, La Peau, totem et tabou paru en 2015, l’anthropologue navigue dans quatre histoires, appartenant à des périodes et des cultures différentes. Ainsi de la peau de la comtesse offerte à Camille Flammarion, l’ultime tabou, avec lequel l’astronome relia deux livres Terres du Ciel et La Pluralité des mondes habités, Christine Bergé mène aux momies et à leur étude. Ici, c’est bien de retirer les bandelettes qui conservent la peau dont il s’agit… Des momies, passons aux talismans de Catherine de Médicis, aux superstitions, aux savoirs qui les fondent, aux dessins qui les ornent. Enfin, le close-up en photographie, le portrait serré dans les usages politiques, relève aussi de cette expérience d’un franchissement du rapport à la peau de l’autre… Dans ces quatre exemples, il y est une forme de magie. La peau est tout autant l’objet de la fascination comme celle de la comtesse par Camille Flammarion, qui ne peut l’atteindre du vivant de cette femme. Celle-ci lui dit, «je vous donnerai, plus tard, une chose que vous ne pourrez pas ne pas accepter sans me faire offense». L’acte est transgression. Pourtant, il s’agit d’être encore en vie, un lieu de passage, la reliure de livres qui évoquent le céleste relié au terrestre. C’est aussi un lieu de passage cette peau, les Égyptiens l’ont totémisé avec Osiris. Christine Bergé l’évoque, lors du dévoilement d’une momie à Lyon, la transformation du corps : «[Osiris] endosse le rôle prototype que de la momie dont les bandes serrées ou la nébride en peau animale contiennent l’être en mutation afin de l’aider à traverser victorieusement le monde nocturne de la mort.»

Talismans de Catherine de Médicis. 

Cette transformation du corps et la préservation de la peau, l’anthropologue en décrit la méthode. Le corps serait alors comme les talismans de Catherine de Médicis, des protections. Celle-ci aurait eu un talisman en peau d’enfant mort… au-delà du passage, il s’agit là de prolonger la vie ici-bas. La peau comme talisman, Christine Bergé revient sur cette notion dans un second livre, L’écorchement, limite et transgression. À partir du dernier tableau du Titien, on peut se représenter l’écorchement de Marsyas, un satyre que le dieu Apollon, jaloux, après un défi musical, fait pendre, écorche et transforme en outre chantante. Son sang nourrit un fleuve. Le satyre est vie et mort. Prolonger la vie, c’est aussi le mythe aztèque et toltèque de Xipe Totec qui est dieu écorché, ou qui revêt la peau d’un homme écorché pour nourrir la terre. Christine Bergé file ce thème du sacrifice par le sang humain dans un second tome Guerre et Peau, Écorchement 2 où elle évoque les cultes méso-américains avec le sacrifice de Huixtocihuatl, sœur de la déesse Tlaloc, déesse de la fertilité. La guerre sert aussi, les prisonniers de guerre sont écorchés, sacrifiés pour nourrir la terre. Christine Bergé en démontre également les liens entre guerre et amour, hymen et peau.

Le panneau supérieur illustre l’incarnation de Huixtocihuatl au sein d’une procession, celui du bas les prêtres en train de la sacrifier. 1577, deuxième livre, chapitre 26 du Codex Florentin de Sahagún.

L’écorchement est aussi celui vengeur, des vaincus. En Mésopotamie, le roi Assurnasirpal (régnant de ‑884 à ‑859) fait écorcher les peaux des chefs vaincus et les exposent sur les murs, de même des têtes. Ces pratiques s’apparentent au souriant Apollon qui, victorieux, écorche. Ce mythe mène aux fondations du Moyen Orient antique, de la Phrygie, de la Mésopotamie à la Perse et remonte le temps. «Marsyas est un condensé : âne-panacée, âne qui dans les contes fait des crottes en or, Marsuas comme outre qui soigne et fertilise, peau rebelle synonyme d’insoumission et de liberté de parole, dont le portrait était choyé par les avocats romains. Peau retournée, comme Apollon-âne écorché qui s’inverse un Apollon/écorcheur.»

Gerard David, Le Jugement de Cambyse : Le Supplice, 1498, Bruges, Groeningemuseum.
Christine Bergé évoque l’écorchement de Sisamnès par le roi perse Cambyse.

Cette remontée au mythe, Christine Bergé la poursuit dans le second tome, dans lequel elle continue à rechercher les fondements d’un regard occidental sur un Moyen-Orient antique «barbare». Elle étudie également le rapport à ce supplice des cultures méso-américaines. Les Grecs construisent un discours pour désigner la barbarie des Perses, ces derniers sont dans un débordement, l’hubris, et cela les distingue du fonctionnement de la démocratie. Le pouvoir s’exerce par ces actes. L’anthropologue s’intéresse également au sort qui aurait été réservé à l’empereur romain Valérien qui aurait été écorché par Shâpour, sa peau de pourpre étendu ou gonflé d’air, pour le symbole du rapport de force. Impossible de connaître la véracité et les faits de la mort de cet empereur, les récits se multiplient mais indiquent une mythologie sur la Perse vengeresse. «L’écorchement illustre aussi la dégradation : d’une part la peau comme vêtement humain est transformée en mannequin risible (gonflée d’air), d’autre part ne reste qu’un tas de chair informe.»

La Peau, Totem et tabou, le murmure, 2015, 2019, 7 €
L’Écorchement, limite et transgression, 1, le murmure, 2016, 7 €
Guerre et Peau, écorchement 2, le murmure, 2019, 9 €

A propos de Héloïse Morel
Rédactrice à L'Actualité Nouvelle-Aquitaine. Coordinatrice du pôle Sciences et société, histoire des sciences de l'Espace Mendès France.

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