Unions, désunions
Par Héloïse Morel
Tout commence avec La Valse de Camille Claudel, éditée en 1905. Le couple tangue, il s’épanche, lèvres tendues vers son cou, danse passionnelle qui annonce la chute, le rocher qui les retient, s’effondre dans la minute suivant le mouvement. Ce serait là, incarné, l’amour fou ? Interrogé avec dix couples, vingt-et-un protagonistes, plus de deux cents œuvres, de 1909 à 1950, des quartiers de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés. Le musée Sainte-Croix de Poitiers présente une exposition, L’Amour fou ? Intimité et création (1910–1940), imaginée avec le musée des Beaux-arts de Quimper, jusqu’au 4 juillet. Pour la plupart, ces couples se connaissent, fréquentent les mêmes lieux (cafés, ateliers), les femmes créent ou participent aux œuvres. Peu d’entre eux durent, comme la valse, passion, influence créatrice, chute.
Vénus triste
Inévitablement, puisqu’il s’agit de Poitiers, Claudel et Rodin ouvrent le bal ; puis Romaine Brooks dans un trio d’amour avec la ballerine Ida Rubinstein aux jambes infinies et son ami-amant – sans que l’on sache réellement – Gabriele d’Annunzio versifiant l’autoportrait de l’artiste. Ce tableau se tient face à celui du poète qu’elle représente mélancolique devant les lames de l’océan à Arcachon.
«Voici dans tes grands yeux le feu qui fut l’espoir du souverain amour, avant que ton plus noir regard mirât l’intacte horreur de la Gorgone.»
Gabriele d’Annunzio à Romaine Brooks.
Dans la Weeping Venus (1917), Ida étendue, endormie. Les deux femmes sont alors séparées, et Romaine Brooks repeint le visage, vers l’effacement des traits, plus elle refait, plus le visage ressemble à l’amante. L’exposition permet la découverte de photographies prises par Romaine Brooks.
«Nos deux nez font des étincelles car nous sommes bien née tous les deux», dessin représentant Man Ray et Kiki de Montparnasse. Alice Prin devient Kiki, modèle pour artistes puis amante et expérimentatrice du surréalisme en photographie avec Man Ray. Plusieurs tirages dont certains d’époques présentent l’Américain et sa femme-violon‑d’Ingres. Puis c’est Bella aux gants noirs qui fait durer l’amour, deux exilés russes, Bella et Marc Chagall. Gouaches inédites de la mariée éternelle, celle qui dans une huile conservée au MoMa, L’Anniversaire (1915), quitte légèrement le sol, fleurs à la main, amant volant, embrassant. Bella Rosenfeld se marie en 1915 avec Chagall. Ces gouaches d’une collection particulière sont les esquisses du Double portrait. Bella est gantée noire, en mariée.
Des morceaux de Dora
«Ou bien rire ensemble dans les rues
Chaque pas plus léger plus rapide
Nous sommes deux à ne plus compter sur la sagesse»
Ces trois vers sont de Paul Éluard à Nusch (Maria Benz). Celui qui essaye de se remettre de sa séparation avec Gala (qui rencontre Dali), espère qu’elle reviendra, même lorsqu’il se marie avec celle qui faisait de la figuration au théâtre de Guignol. Au fond de la salle, une photographie de Nusch, emmourachée à la plage, fixant l’objectif de Dora Maar. Plusieurs photographies du couple en compagnie de Man Ray, Lee Miller et d’autres artistes de cette période. Autres poètes, Elsa Triolet et Louis Aragon emboitent le pas. Peu d’archives ou d’œuvres présentées, seulement quelques bijoux créés par Elsa pour la maison Poiret, notamment. Aragon les vendait de porte à porte. Cela inspire à Elsa Triolet un texte, Le Collier.
C’est avec une photographie de Dora Maar prise par Man Ray que Pablo Picasso la rencontre. Un mur entier dans le musée présente Dora Maar déconstruite par Picasso, reconnaissable dans le démembrement du visage. Elle-même artiste, elle documente la conception de Guernica. L’un, l’autre s’influence puis l’une se détruit, l’autre pas.
Changement d’étage avec l’ambiance parisienne de cette époque, puis la nuit avec Anaïs Nin et Henry Miller. Malheureusement, la salle est pauvre en comparaison des autres couples. Ces amants ont lié l’érotisme à la littérature, Miller lisant le journal de Nin, Anaïs permettant l’écriture et l’édition du Tropique du cancer (1934). À ce duo manque June, la femme de Miller, amante de Nin.
Un japonais à Paris
«J’ai reçu ta robe d’été envoyer par Mme Jeanne qu’ils sont mignonne. J’ai envie de l’embrasser», écrit dans un français incorrect le peintre Foujita. Artiste japonais, figure du quartier, épris de Lucie Badoud, modèle comme Kiki, qu’il renomme Youki (rose des neiges). Lettres, dessins, pipe, matériels de dessin, tableau, épreuve de l’artiste et plus curieux, une tête cassée de Rodin que Foujita offre à Lucie comme bouchon de radiateur pour la voiture qu’il lui achète. Un amour de dix ans environ que l’on voit se vivre dans des courts films de l’artiste, les vêtements jetés au sol un à un, Youki au balcon, en voiture… Séparé d’elle, Foujita lui présente Robert Desnos que Youki épousera. Fidèle, Foujita sera le seul à l’enterrement de Kiki de Montparnasse.
La Belle et la Bête
Enfin, c’est la bête incarnée par Jean Marais qui clôt ce parcours avec Jean Cocteau. Un jeu de miroir replonge dans la scène où Belle – Josette Day – ouvre les yeux sur la bête. Masque, script du film, les gants brodés… Plusieurs pièces d’archives et les dessins caractéristiques de Cocteau. Ce dernier épris d’opium retient Jean Marais lors d’une audition pour Œdipe-Roi en 1937. «Il faut que je vous dise quelque chose, je vous aime» ; «Moi aussi» répond Jean Marais qui avouera quelques années plus tard avoir répondu sans réfléchir, sans éprouver. L’exposition s’arrête avec Orphée en 1950. Marquant des décennies de couples d’artistes qui se font, se défont, se côtoient, s’influencent, se font du mal et aujourd’hui restent les œuvres à découvrir, des histoires à tisser en fiction.
«Je me couche toute nue pour me faire croire que vous êtes là, mais quand je me réveille, ce n’est plus la même chose. […] Surtout, ne me trompez plus.»
Camille Claudel à Auguste Rodin, lettre de 1891.
C’était la bonne lecture pour me décider à aller voir l’expo.
On a envie d’aller voir et revoir toutes ces grandes figures du 20 sème siècle