Henri-Georges Clouzot – Le goût de l’expérience
Entretien Héloïse Morel
Le cinéaste d’origine niortaise Henri-Georges Clouzot (1907–1977) a une œuvre dans laquelle les différentes formes d’art se croisent, se perçoivent. Entretien avec Denis Mellier, professeur de littérature et cinéma à l’université de Poitiers.
L’Actualité Nouvelle-Aquitaine. – De quelle manière se manifeste la présence de l’art dans les œuvres cinématographiques de Clouzot ?
Denis Mellier. – Cette présence se repère particulièrement à la fin de son œuvre. L’inscription de la peinture ou la présence d’œuvres plastiques y sont frappantes. À partir du Mystère Picasso (1956) Clouzot affiche ouvertement son intérêt pour l’œuvre, ensuite on retrouve cette inscription dans La Prisonnière (1968) et puis, un peu avant, dans L’Enfer (1964). Clouzot est un amateur et défenseur de l’art contemporain et il a mené de longues expérimentations visuelles et sonores, notamment pour préparer le tournage de L’Enfer, son grand film inachevé. Son montage actuel montre la place qu’aurait eue l’expérimentation sur le mouvement, les filtres, les éclairages, les superpositions. Il y a deux perspectives qui sont intéressantes chez lui : sa manière de filmer la peinture et celle de filmer avec la peinture. Le rapport à la peinture peut être très direct. Dans Le Mystère Picasso, il donne une forme cinématographique au geste, au trait, au mystère qu’est l’acte de création. Pour saisir ce mystère, il fallait trouver un dispositif visuel fort, d’où l’effet de caméra qui consiste à se placer derrière la toile, à suivre, à travers la perspective de la plaque de verre, le geste même du peintre. On trouve aussi la performance, presque sportive : Clouzot qui signale «il reste quatre minutes» et Picasso répondant que c’est largement suffisant. Clouzot aime cette transmission un peu brutale du mystère, une célébration autoritaire du génie…
Avec les deux autres films, c’est différent. Toute la légende de la préparation de L’Enfer, avec ses commanditaires américains et son budget infini, semble avoir donné l’idée d’un film total, comme l’aboutissement de son œuvre. C’est un film monstre peut-être inachevable dans son projet même, qui arrive à l’époque où l’art contemporain est essentiellement conceptuel, un art réactif qui s’éloigne de la question de la figuration au profit des discours, des formes, des matières, du mouvement, de la couleur. Quant à La Prisonnière, l’art y est d’abord sujet plus que manière. Il est représenté à travers la galerie, le fantasme de la collection, la disposition de l’intérieur du collectionneur. C’est très esthétisant. Mais c’est un film qui croise d’autres questions que celles de la peinture ou de l’œuvre. Par exemple, la séquence du train où Bernard Fresson est en train de vivre une expérience visuelle et esthétique traduite par un montage qui fait directement écho aux expérimentations cinétiques chères à Clouzot. La présence de l’art dans La Prisonnière est ouvertement thématisée. On y voit le goût de Clouzot pour l’art africain dans l’appartement de Laurent Terzieff, mais également le mobilier statutaire, tout se mélange, c’est très hétéroclite. Il y a des éléments qui ne peuvent pas coller ensemble, c’est ce qui a été loué ou critiqué à la sortie du film. L’incidence que son goût de l’art peut avoir sur sa manière de faire du cinéma me semble finalement plus riche dans L’Enfer que dans La Prisonnière.
Ne serait-ce pas l’obsession de Clouzot de faire de ses films des tableaux, des photographies, des sculptures ?
Sur cette question, il y a deux façons de voir ses films. Soit voir précisément son rapport à la peinture qui s’affirme avec le film sur Picasso, soit constater que cela commence bien avant. Dans la fin de Manon (1949), il y a une fascination pour le plan tableau ; dans Les Espions (1957), une façon de sculpter l’espace, la profondeur de champ. Clouzot est un grand obsessionnel, un technicien, un perfectionniste de la puissance expressionniste du noir et blanc de la photographie. Sa méticulosité est fameuse et elle peut aller jusqu’à une fascination de l’image pour elle-même, au-delà de sa dimension vectrice de récit, quand elle s’impose comme pur espace scénique ou dramatique. Cet œil photographique, ce goût de l’image fixe, c’est toujours compliqué pour les cinéastes. Comment faire dialoguer le temps de la performance visuelle et l’art du mouvement. Chez Clouzot, tout cela se note par le détail de tout un ensemble de procédés, la profondeur de champ, ses axes, cadrages et sur-cadrages, des éclairages qui rendent compte de cette maîtrise du geste photographique. Et c’était également un homme de théâtre, sachant parfaitement placer les corps dans un espace donné. Avec les grands espaces du Salaire de la peur (1953), il avait montré toute sa capacité à changer les échelles du huis clos dont il avait l’habitude. Néanmoins, c’était déjà dans Manon (1949),dont le début se déroule dans des espaces relativement ouverts et surtout, à la fin, avec les plans absolument sublimes du désert marocain.
Et puis, Clouzot attache au geste de la création une dimension magique, un peu mystique qui peut correspondre aussi, dans la dernière partie de sa vie, à un retour vers le catholicisme. Sa fascination pour le geste, la gestuelle du corps de l’artiste, est très présente dans le documentaire sur Picasso mais également dans celui sur Herbert von Karajan et Arturo Toscanini (Grands chefs d’orchestres, 1967). Aujourd’hui, on parle de Clouzot comme d’un cinéaste patrimonial, un classique, mais la richesse de son œuvre est bien plus complexe, plus ambivalente, contradictoire.
Comment précisément par l’art et les expérimentations Clouzot renouvelle-t-il son cinéma ?
Chez Clouzot, il y a un goût du dialogue efficace, de la réplique, mais au-delà, c’est un esthète, au sens où ses goûts littéraires, musicaux et picturaux l’amènent à expérimenter. Au moment de La Vérité (1960), au moment où il est vieillissant –en tout cas, où il se perçoit comme tel par rapport à une nouvelle génération –, il cherche des manières d’échapper à la sanction de Truffaut et de relever désormais du «cinéma de papa». Il veut absolument suivre un moment qu’il sent créatif, vivant, qui va contre la fixité ou le risque de pétrification qui pourrait être celui de son œuvre. La Vérité, c’est cela, le vis-à-vis de deux discours générationnels : celui des vieux maîtres Éparvier (Paul Meurisse) et Guérin (Charles Vanel) qui condamnent la jeune Dominique Marceau (Brigitte Bardot), et en face, le discours de la liberté, du mouvement, celui de Saint-Germain-des-Prés avec ses clichés existentialistes. Clouzot manifeste un goût affirmé pour une forme d’art novateur, une envie d’avant-garde surprenante et conceptuelle qui contribue à son désir de renouveler son cinéma.
Dans sa filmographie, on peut repérer des continuités très fortes comme la haine de la bourgeoisie, la jalousie, la violence, la persécution. Serge Reggiani dans L’Enfer est tout aussi jaloux que pouvait l’être Bernard Blier à l’égard de Suzy Delair dans Quai des Orfèvres. Mais avec la couleur, dans L’Enfer, un pas est franchi. Là où Clouzot utilisait les fantasmes de l’onirisme et de la sexualité au moyen du dialogue et des personnages, il les symbolise par les mouvements, les formes picturales, le travail chromatique. Ce sont les essais cinétiques et sonores qui donnent ces effets. Le documentaire réalisé par Bromberg assemble des fragments dans lesquels le texte sonore est déterminant dans la perception d’effets de boucle. Les répétitions et la dimension plastique traduisent les impressions du personnage incarné par Serge Reggiani, la progression de sa névrose, le basculement dans la schizophrénie. C’est un film courageux, obsessionnel, qui plonge Clouzot dans l’exigence monomaniaque, les conditions de tournage sont éprouvantes, son hyperactivité l’empêche de dormir, la forte pression qu’il exerce sur ses collaborateurs est terrible. Au final, il fait un infarctus et le projet avorte. Mais il reste des bribes magnifiques, notamment le passage de ski nautique avec ces filtres et le travail sur les maquillages pour inverser les couleurs. Clouzot n’a cessé de chercher à se remettre en cause. C’est un artiste dans le sens où il est en permanence insatisfait : quand il est au maximum de sa forme française, il essaye d’en trouver une autre. Quand il voit Hitchcock, il comprend qu’il y une rivalité sur ce plan-là, alors il fait Les Diaboliques (1955). Il n’a pas tourné les grands espaces alors il fait Le Salaire de la peur en battant les Américains sur leur propre terrain. Si son œuvre est traversée par les questions de la culpabilité et de l’érotomanie, il y a chez lui un idéal de l’exigence artistique qui va très au-delà du perfectionnisme technicien.
Le n° spécial de L’Actualité sur le cinéma est en ligne. Entretien avec Daniel Taillé sur les cinéastes en Deux-Sèvres.
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