Photographier le crime de masse
Par Ophélie Sicot
Après la Deuxième Guerre mondiale et la découverte des camps nazis, on avait juré : plus jamais ça ! Pourtant, durant cette guerre bosniaque (1992–1995), des actes de purification ethnique ont été commis, en ex-Yougoslavie. En témoigne le travail de Gilles Peress, précisément le livre Les Tombes, Srebrenica et Vukovar. La Bosnie-Herzégovine où se déroulait la guerre était proche de la France ; le trajet en voiture entre Paris et Sarajevo, est d’environ 19 heures. Cette proximité n’a pas empêché le crime de masse. Dès lors, se pose la question : comment montrer ce sujet en photographie ? Rappelons tout d’abord quelques points essentiels : dans ces années, la Bosnie-Herzégovine est un territoire où trois communautés, les Croates de la Bosnie-Herzégovine, les Musulmans et les Serbes de la Bosnie-Herzégovine, coexistent depuis très longtemps. Après la mort du Maréchal Tito, en 1980, le nationalisme déjà existant, prend de l’importance. En raison des problèmes économiques et politiques, la Fédération communiste yougoslave est condamnée à se désagréger. En 1991, elle éclate ; et en avril 1992, la guerre commence en Bosnie-Herzégovine. L’histoire du conflit de 1992 à 1995 est longue et extrêmement compliquée à comprendre à cause de la superposition des plans militaire et politique. Par ailleurs, il existe différentes versions pour expliquer les causes de cette guerre. L’idée de Xavier Bougarel, historien chercheur au CNRS, c’est que le conflit est alimenté par les événements politiques et militaires. Tout cela, en superposition. La question de l’ethnicité dans la Bosnie-Herzégovine est utilisée par le nationalisme pour justifier la guerre. Mais il faut rester prudent pour présenter l’ethnicité comme principale cause de ce conflit. Les habitants, eux-mêmes, sont forcés de choisir une identité ethnique, à cause des nationalistes. À Sarajevo, la ville assiégée, par exemple, les trois communautés sont unies contre les attaques des Serbes des Zones autonomes serbes de la Bosnie-Herzégovine. Pourtant, il y a des Serbes dans cette ville. C’est l’un des nombreux exemples qui soulignent que si on veut comprendre le conflit, il faut regarder en détail et en différentes situations. Il ne faut pas penser que ce sont simplement les trois communautés qui s’affrontent. Cela dépend donc des zones de conflit, des décisions politiques et des actions militaires. Et, il faut aussi aborder les actions militaires indépendamment des actions politiques.
Cette forme de superposition, formulée par Xavier Bougarel, entraîne donc à aborder le conflit bosniaque dans toute sa complexité.
Pour la Bosnie-Herzégovine, ce fut une époque d’extrême violence. L’idéologie de la purification ethnique que revendiquaient la Croatie et la Serbie, influa sur l’action des deux gouvernements autoproclamés en Bosnie-Herzégovine, celui des Zones croates d’Herceg-Bosna et celui des Zones autonomes serbes de la Bosnie-Herzégovine. Avec les milices armées, cela fit un cocktail explosif. En effet, le gouvernement serbe de la Bosnie-Herzégovine est en grande partie tenu pour responsable des crimes de masse. Mais, le gouvernement croate de la Bosnie-Herzégovine a appliqué lui aussi la politique de la purification ethnique… Sur ces territoires bosniaques, le crime contre l’humanité est le fait de gens de diverses origines. Les Bosniaques (Croates, Musulmans et Serbes) du gouvernement de Sarajevo ont pratiqué aussi le crime de masse mais à un moindre degré. Il faut aussi penser que ce sujet est sensible parce qu’actuellement la Bosnie-Herzégovine n’est pas un État d’un seul système politique à cause des dispositions des accords de Dayton et Paris, en 1995, qui ont mis fin au conflit. Cela explique qu’on a différents points de vue sur cette guerre. Actuellement, nous sommes encore dans les conséquences de cette guerre. Avoir un jugement définitif sur ce conflit est compliqué parce que la vérité n’est pas clairement établie sur ce qui s’est passé (les causes et le conséquences).
L’image pour représenter l’horreur
La question n’est pas anodine parce que ce sont des images qui présentent un sujet dit irreprésentable. Faire disparaître un groupe ethnique, ce que la convention de Genève qualifie de crime contre l’humanité, est en effet considéré comme sujet irreprésentable. De plus, le conflit en Bosnie-Herzégovine est difficile à aborder comme on l’a expliqué précédemment. Alors, comment travailler sur un tel sujet en sachant tout cela ? Remarquons que la photographie est le seul outil qui a la capacité de capter une scène réelle et d’en laisser une trace précise, à la différence d’un tableau qui peut être en partie une création de l’imagination de l’artiste. C’est l’une des raisons pour lesquelles la photographie est utilisée pour le documentaire. Le livre Les Tombes, Srebrenica et Vukovar, publié en 1998, par Gilles Peress, photo-reporter français qui est intervenu dans plusieurs conflits du monde, et par Éric Stover, directeur du Centre des droits de l’Homme à l’université de Californie à Berkeley, traite les crimes de masse comme sujet principal. Les informations récoltées concernent ce qui s’est passé dans deux villes connues, Srebrenica et Vukovar, durant le conflit entre 1992 et 1995.
Peress, «anthropologue-légiste»
Dans la préface du livre, le juge Richard Goldstone plaide pour l’importance d’une justice internationale pour les crimes de masse. Suivent une série de photographies, prises par Gilles Peress, évoquant les fouilles photographiques, et un long texte en douze chapitres sur le travail des légistes (recherche des charniers, procédure d’exhumation et d’identification des corps). On y trouve aussi un long récit concernant les événements de la guerre ainsi qu’un aperçu des activités de Gilles Peress et Éric Stover revenant sur les différents lieux. Vient ensuite l’épilogue écrit par Éric Stover. Et la fin du livre est consacrée à nouveau aux photographies : images accompagnées de témoignages de réfugiés de Srebrenica à Tuzla, ville bosniaque, au printemps 1997. Ce livre est un combat contre le crime de masse. Il prône la vérité en montrant les preuves de ce qui s’est passé. Du fait de ces preuves, on ne pourrait pas nier ou arranger cette vérité.
Gilles Peress illustre son sujet selon la méthode documentaire, par des photographies de fouilles de fosses et du travail à la morgue. Il agit en légiste photographe, comme la police scientifique qui détaille une scène de crime. Le zoom lui permet de pointer des détails des corps dans les fosses ou bien à la morgue. La photographie (page 39, ci-dessus) nous montre le travail des légistes tentant de séparer des corps entremêlés. Ce faisant, Peress livre des photographies documentaires très crues sur les fosses et les corps, au point même qu’on peut parler de compositions irreprésentables. Le statut de la photographie documentaire permet d’avoir ces photographies. Pour photographier les actes de la purification ethnique, Gilles Peress se fait anthropologue-légiste. Ce terme est cité par Nathan Réra, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université de Poitiers, pour qualifier le travail de Gilles Peress dans son livre Le Silence, le génocide des Tutsis. On peut le dire aussi pour son travail en Bosnie-Herzégovine. Par l’image, Peress fait entrer le lecteur dans le monde des légistes et montre leur travail sur le crime de masse.
L’esthétique du crime ?
Parmi les photographies analysées, certaines présentent des caractéristiques de productions d’art en raison des paramètres appliqués : choix des compositions, couleur, lumière/ombre, flou/netteté. La photographie (page 27, ci-dessus) donne l’impression d’une image irréaliste à cause de l’angle de prise de vue, des paramètres de couleur, des degrés de noir et de gris et du jeu lumière/ombre. Les corps entassés sont imbriqués les uns dans les autres et forment une masse informe. L’ensemble fait penser à un tableau. En analysant les photographies du livre Le Silence, Nathan Réra a qualifié de «Forensic Aesthetics» (Esthétique d’investigation) le travail de Gilles Peress sur le génocide des Tutsis au Rwanda. C’est également le cas pour Les Tombes, Srebrenica et Vukovar. S’ouvre alors une vraie question sur l’esthétique des photographies du crime de masse. N’oublions pas que la photographie est difficilement objective parce que la subjectivité d’une vision personnelle existe malgré tout, parce qu’il y a le choix des paramètres photographiques. Le livre Les Tombes, Srebrenica et Vukovar est un support qui permet d’attribuer à Gilles Peress la figure d’auteur, qui utilise une forme d’expression libre quant aux paramètres des photographies. Le terme «la photographie-expression», cité par André Rouillé, dans son livre La Photographie, entre document et art contemporain, est intéressant parce qu’il amorce une réflexion sur la subjectivité en photographie. Pour aborder les actes de la purification ethnique, Peress s’exprime selon ses propres paramètres photographiques. Il n’existe pas de normes standards des représentations photographiques du crime de masse. La photographie (page 27, ci-dessus) est parmi quelques photographies du livre qui peuvent être considérées comme des photographies-expression en raison des paramètres (composition, couleur, lumière/ombre, flou/netteté) choisis par le photographe, mais aussi, au vu du montage du livre, et donc du projet du photographe. Le débat sur ce sujet n’est pas terminé et chacun a sa propre opinion. Les photographes refusent en général le déplacement que le lecteur pourrait faire du non-art vers l’art. Peress fait partie de ceux-là.
Enfin, ce livre Les Tombes, Srebrenica et Vukovar donne à voir les fosses dans leur réalité et l’utile travail des légistes ; ce qui le destine à la prévention du crime de masse. Il met aussi en évidence le devoir de mémoire. Enregistrer le réel, le fixer en images visibles par tous, c’est cela le travail de Gilles Peress sur le crime de masse.
Pour en savoir plus :
Gilles Peress et Éric Stover, Les tombes Srebrenica et Vukovar, Zürich, Éditions Scalo, 2007.
Ophélie Sicot, « Les représentations photographiques du conflit de Bosnie-Herzégovine (1992–1995) », Mémoire de master en histoire de l’art, sous la direction de Nathan Réra, Poitiers, Université de Poitiers, 2019.
« Anthropologue-légiste » et « Forensic Aesthetics », deux termes cités par Nathan Réra pour qualifier le travail de Gilles Peress dans son livre Le Silence (le génocide des Tutsis).
Nathan Réra, Rwanda, Entre crise morale et malaise esthétique : Les médias, la photographie et le cinéma à l’épreuve du génocide des Tutsi (1994–2014), France, Les presses du réel, 2014., p. 386 et p.337.
«La photographie-expression», terme cité par André Rouillé, dans son livre La Photographie, entre document et art contemporain, Paris, Éditions Gallimard, Collection « Folio essais » (n° 450), 2005., p. 172.
Cet article a été écrit dans le cadre d’une formation à l’écriture journalistique avec l’École doctorale Humanités des universités de Poitiers et Limoges.
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