En finir avec le catéchisme économique
Entretien Aline Chambras
Photos Thierry Fontaine et Eugénie Baccot
Maître de conférences en économie à l’université de Bordeaux, Éric Berr est par ailleurs membre du collectif des économistes atterrés, une association créée en 2011 avec comme objectif de favoriser la réflexion et l’expression des économistes opposés à la domination du néolibéralisme.
Éric Berr a publié L’intégrisme économique, un ouvrage qui explique pourquoi les pratiques économiques du néolibéralisme à l’œuvre depuis près de quarante ans relèvent d’une idéologie dogmatique et ne sont finalement que l’instrument du pouvoir exercé par une minorité à son propre profit.
L’Actualité. – Le parti pris de votre livre, avec le choix d’un vocabulaire que l’on associe habituellement à la religion dans ses pratiques les plus sectaires (intégrisme, dieu marché, lecture rigoriste, déradicalisation, etc.) est volontairement provocateur. Pourquoi ?
Éric Berr. – Je veux montrer que l’économie dominante, à savoir le néolibéralisme, ne fonctionne pas selon des critères scientifiques mais sur les bases d’un intégrisme religieux. Je rappelle d’ailleurs dès le début du livre la définition de l’intégrisme : «Une attitude et une disposition d’esprit de certains croyants qui, au nom du respect intransigeant de la tradition, se refusent à toute évolution.» Aujourd’hui, on parle beaucoup des problèmes que pose l’intégrisme religieux. Je voulais, en présentant le néolibéralisme comme un intégrisme – économique –, établir un parallèle, pour souligner combien en économie, les débats sont difficiles, voire impossibles, même si bien sûr, il n’y a pas cette dimension de violence physique (et de terrorisme) comme on peut la retrouver chez les adeptes d’un intégrisme religieux… Ce parti pris sémantique, radical, est pour moi une manière d’alerter sur les dangers d’un tel dogmatisme économique.
Le dogmatisme est «la disposition d’esprit d’une personne à affirmer de façon péremptoire ou à admettre comme vraies certaines idées sans discussion». Pour vous, les préceptes de l’économie néolibérale relèvent donc du fanatisme ?
Oui. Les défenseurs de l’économie dominante, néolibérale sont dans cette dérive-là : ils ne supportent pas que l’on en questionne les fondements. Cela témoigne d’un vrai recul de la parole scientifique, d’une victoire de la croyance sur la science, qui rappelle le TINA – there is no alternative – martelé par Margaret Thatcher dans les années 1980. On assiste vraiment à la mise en place et à la défense d’une orthodoxie néolibérale, une orthodoxie qui gangrène les sciences économiques. Car, il faut le rappeler, l’économie est une science sociale, l’économie est politique. Et les problèmes économiques sont avant tout des problèmes politiques. Ce qui signifie que s’il est si difficile de prôner l’avènement d’un modèle économique autre que le néolibéralisme, c’est aussi et avant tout pour des raisons politiques. Or, les adeptes du néolibéralisme prétendent que leur modèle économique relève d’une science exacte, qu’il est neutre et objectif. C’est un fantasme. Un leurre. C’est ce que j’essaie de montrer dans mon livre : le néolibéralisme est une politique dont l’objectif n’est pas de satisfaire un quelconque intérêt général, ni de défendre un bien commun, mais bien de contenter les intérêts d’une classe sociale minoritaire, à savoir les élites. Le néolibéralisme est avant tout une politique de classe.
Si les dogmes de l’économie néolibérale paraissent aussi difficiles à démonter, est-ce que cela signifie que les économistes, qui, comme vous, pensent autrement, sont muselés ?
Si, en tant qu’économiste, vous rejetez les théories du néolibéralisme, si vous défendez une autre approche économique, vous êtes d’emblée disqualifié, considéré comme un doux rêveur. Vous aurez également plus de mal à être recruté dans les universités ou à publier vos travaux. En ce qui me concerne, j’ai commencé à travailler à l’université de Bordeaux à une période où cet intégrisme économique n’était pas aussi écrasant. Mais depuis une dizaine d’années, c’est de plus en plus difficile pour des chercheurs en économie qui se montrent critiques à l’égard du néolibéralisme de se faire une place dans les sphères universitaires. Bien sûr, et heureusement, il y a des économistes hétérodoxes dans les facultés, mais ils restent largement minoritaires. Et ce qui compte c’est le rapport de force. Enfin, il faut regarder dans les détails : je ne suis pas professeur mais seulement maître de conférences. Or, ce sont les professeurs qui, dans les universités, dirigent les laboratoires de recherche et ont une plus grande influence sur les sujets de thèse proposés. Et c’est parmi les professeurs que l’on trouve le moins de personnes qui ne soutiennent pas les préceptes de l’économie néolibérale. Ce qui laisse donc beaucoup moins de place à des recherches qui pourraient creuser d’autres sillons…
Si la recherche dans le domaine des sciences économiques paraît bridée, la possibilité d’une contestation sociale semble l’être également. Comment expliquez-vous cela, alors même que se développe chaque jour davantage la conscience d’un accroissement des inégalités ?
Pour moi, s’il n’y a pas une opposition citoyenne forte aux dogmes du néolibéralisme, c’est avant tout parce que depuis les années 1980, la contre-révolution néolibérale a sapé l’idée même de collectif. En effet, en promouvant les valeurs individuelles, l’enrichissement personnel comme vecteur d’un bonheur généralisé, les forces néolibérales au pouvoir ont favorisé l’égoïsme. Prenons l’exemple de la philosophie de la méritocratie tant défendue par les néolibéraux : personne ne peut être fondamentalement contre, puisque récompenser le mérite paraît juste, mais comme seule une minorité peut en bénéficier, les « non méritants » sont gagnés par la frustration et la culpabilisation qui, trop souvent, conduisent à la résignation. Malheureusement, ces valeurs qui placent l’individualisme avant le collectif se montrent efficaces. Il suffit de regarder les enquêtes d’opinion : une majorité de citoyens se prononcent contre la politique menée par Emmanuel Macron (baisse des APL, ordonnances pour réformer le code du travail, suppression de l’ISF…), mais on ne voit pas émerger une opposition collective puissante à cela.
Tout cela est assez pessimiste, non ?
Je suis un pessimiste qui essaie de se raisonner. C’est ce que je tente de montrer dans mon livre, en insistant sur le fait que tout ce qui se passe aujourd’hui est symptomatique d’un système en fin de course. La frénésie des classes dirigeantes à s’engager toujours davantage dans une voie dont de plus en plus de gens ont conscience qu’elle est insoutenable, que ce soit d’un point de vue économique, social ou écologique, en atteste : en essayant de récupérer tout ce qu’ils peuvent avec précipitation, ils agissent comme s’ils savaient que le système qu’ils défendent était proche de l’effondrement. D’ailleurs, même le FMI ou l’OCDE, des organisations que l’on ne peut taxer de gauchisme, l’écrivent noir sur blanc dans des rapports très récents : il faut taxer davantage les plus riches, pour ne pas creuser davantage les inégalités, inégalités qui pénalisent l’activité et la croissance économique.
Bien sûr, il y a encore de l’inertie, et tout ça ne changera pas en un claquement de doigt, mais je crois vraiment qu’on s’oriente vers une meilleure prise en compte des conséquences sociales et environnementales de ces politiques néolibérales. La question écologique notamment est, et sera, je pense, un puissant levier pour que nous prenions conscience que le joug du néolibéralisme nous mène droit à une catastrophe certaine. Il s’agira après de savoir comment s’organiseront les rapports de force. Mais je veux croire que l’intelligence l’emportera sur la croyance.
L’intégrisme économique, d’Éric Berr, éditions Les liens qui libèrent (LLL), 2017, 176 p., 15,50 €
Voir également l’entretien réalisé avec Éric Berr dans le cadre du mouvement citoyen Alternatiba à Poitiers ainsi que la vidéo du déclic dans laquelle il explique ce qui l’a mené à l’économie.
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