Formes du livre au Chili : les micro-éditions (1/2)
Par Cécile Jouannaux
À l’ère du numérique, il peut être surprenant que le livre, en tant qu’objet, puisse encore être porteur d’enjeux culturels. On pourrait penser qu’un tel postulat concerne des pays encore peu développés, pâtissant de grandes fractures numériques, or le lien entre sous-développement et prospérité du livre papier, n’est pas avéré. Nous en voulons pour preuve le Chili, pays à la géographie hors-norme, se lovant contre les flancs de la Cordillère des Andes, de la région intertropicale, aux neiges de l’Antarctique. Son économie de marché florissante l’a inscrit, depuis les années 1990, dans une dynamique d’insertion rapide des nouvelles technologies dans l’entreprise, dans les administrations et les universités et ce, bien avant la France. Dans ce contexte, nous pouvons nous demander comment un tel paradoxe peut perdurer, et même s’amplifier, alors que les publications numériques se sont intensifiées, elles-aussi, entre 2010 et 2018. Cet article présente le système du livre au Chili, en dissociant le monde des grandes maisons d’éditions, devenues de véritables institutions, des milieux indépendants du livre, qui ont vu naître les micro-éditions et les éditions cartoneras, œuvrant pour l’accessibilité et la démocratisation de la littérature. Il s’intéresse plus particulièrement aux acteurs des micro-éditions, et à ceux des éditions cartoneras, grâce à l’analyse des réponses aux questionnaires que nous leur avons adressés.
Le marché du livre au Chili et son évolution
Il faut se représenter le marché « officiel » du livre comme un lieu passionnant de tensions, de pouvoir, sachant que le Chili est une terre d’écrivains, de poètes. Le système éducatif concourt à ce que l’écriture devienne le passe-temps des enfants – valorisé par des prix dès l’école primaire – et des adolescents qui vont se mettre à publier, et qui formeront le public des récitals de poèmes dans des lieux aussi variés que des bars, des maisons en instance de démolition (les kasas okupas), ou la Bibliothèque nationale.
L’initiative des kasas okupas a été prise à partir des années 2010 principalement, par des poètes et des artistes qui investissent les maisons anciennes de la capitale Santiago, condamnées à la destruction, après l’achat des parcelles par les grands promoteurs immobiliers qui y construisent des immeubles de standing, extrêmement hauts, changeant la physionomie typique du centre, avec ses maisons essentiellement de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, d’inspiration espagnole, mauresque, allemande et française. Il s’agit d’un dernier hommage à ce patrimoine en voie de disparition, comptant comme manifestations des expositions, des poésie-concerts, et même des transformations des espaces par de jeunes architectes-plasticiens formant des collectifs comme Étage Pilote / Piso Piloto.
L’État chilien organise également des prix, met en place des concours de projets littéraires, et soutient l’économie du livre avec une IVA, une taxe locale, très élevée. Les grandes maisons d’éditions occupent le sommet de cette pyramide et les grands écrivains, reconnus et diffusés à l’international, forment le milieu institutionnel du livre au Chili. Nous pouvons relativiser la situation et avancer que publier ses œuvres en ligne ne représente aucune difficulté pour un auteur chilien « alternatif », et qu’ainsi pourrait être compensée la non publication de ses œuvres sur le circuit traditionnel. Mais après enquête, le livre imprimé continue de matérialiser, pour beaucoup, la reconnaissance du caractère avéré du statut de poète. Cette idée est notamment soutenue par Sebastián Soto Aedo : « […] pour moi, c’est comme la démonstration physique que, oui, tu l’es [poète], qu’il existe une preuve, la réalité de la poésie dans les pages, dans un livre » [« […] para mí, es como la muestra física de que si lo eres, de que existe una prueba, la realidad de la poesía en las hojas, en un libro. ». Réponse du 21/08/14]. Notons que ce poète est aussi fondateur du collectif Cardumen, co-géré au début des années 2010, avec deux autres poètes, qui organisent des lectures publiques. Il a permis ainsi de donner à connaître une quinzaine de poètes de la nouvelle génération. Ainsi, face au constat de la sélection des écrivains et poètes patentés par les grands groupes éditoriaux et les jurys des prix littéraires prestigieux, face au prix prohibitif des ouvrages littéraires que ne peuvent s’offrir toutes les bourses, la tendance s’est inversée depuis le début des années 2010. Marcela Saldaño l’annonçait dans une vidéo intitulée « Le monde micro-éditorial / El mundo microeditorial » postée le 07 décembre 2010, sur le site de diffusion Youtube, par la chaîne de télévision en ligne Politicastereo, à qui elle avait accordé une entrevue filmée. Il s’agit non d’un appel à publication, mais bien de la constatation d’une révolution culturelle du livre en marche, tel un acte politique, dans le même sillage que les grandes manifestations étudiantes pleine de ferveur, du début de l’année suivante.
Le monde des micro-éditions
Le mouvement des micro-éditions, soutenu par des fonds propres (système économique de l’auto-financement) et par les prix remportés pour des initiatives littéraires, financés par le gouvernement, a connu une croissance constante et a vu s’inscrire, dans le panorama du livre, les « plaquettes » (mot employé en français au Chili). Les plaquettes sont des livrets souples. Ce format fut à l’origine choisi car il est moins coûteux à la fabrication que les livres traditionnels. Très vite, deux types de supports de publication distinguent les micro-éditions : celui de la plaquette imprimée avec des pages d’épaisseur semblable, et la plaquette avec une couverture souple glacée ou cartonnée, sans qu’il y ait de discrimination notable entre les deux ; tout est une question de moyens financiers, et d’image que les chefs éditoriaux souhaitent donner. Le point commun à toutes les micro-éditions est d’être des structures de partage des savoir-faire et des idées, et de proposer un catalogue de poètes qui œuvrent au renouvellement de la poésie, qui tissent des liens avec les autres arts et des questions d’ordre politique et philosophique.
Rafael Farias Becerra, poète fondateur de la micro-édition Editorial Desbordes insiste sur la dimension collective de la micro-édition, et sur l’implication de l’acte d’écrire de la poésie : « Face à cette question au sujet de mon implication dans la poésie chilienne, je voudrais me poser de manière personnelle, mais aussi de manière collective, car je fais partie, comme éditeur de l’Editorial Desbordes, d’un fonctionnement collectif qui propose une réunion et une multiplication d’acteurs, de voix et d’écritures. […] Ainsi, ‘‘mon’’ implication pour la poésie jeune chilienne […] a une relation avec un pari dans ou une intensification de la politique qui découle de l’art, dans son union ou intrication indivisible, des politiques de l’écriture, ainsi que sa problématisation ou mise en relation avec les éthiques, les politiques de l’écrivain et les divers circuits ou emplacements dans lesquels celui-ci se mobilise. » [« Ante esta pregunta con respecto a mi implicancia sobre la poesía chilena, quisiera plantearme de modo personal, pero también de manera colectiva, en tanto formo parte como editor de Editorial Desbordes de un funcionamiento colectivo que propone una reunión y multiplicación de actores, voces y escrituras. […] Entonces, “mi” implicación sobre la poesía joven chilena […] tiene relación con una apuesta en o una intensificación de la política que se desprende del arte, en su unión o entramado indivisible, de las políticas de la escritura, así como su problematización o puesta en relación con las éticas, las políticas del escritor y los diversos circuitos o emplazamientos en el que éste se moviliza. » Réponse du 18/08/14]. Le slogan de la maison d’édition « Pour une révolution de la sensibilité » montre sa volonté de diffuser la sensibilité propre de chaque poète, de créer par l’entremise de cette structure une « croisée des chemins », des voix poétiques et d’en faire quelque chose de nouveau, bouleversant ou réécrivant les normes, comme le terme « révolution », signifiant aussi « retour », le suggèrerait.
Les deux poètes, René Silva Catalán et Óscar Saavedra Villaroel, l’un designer et l’autre co-fondateur du mouvement Descentralización poética, ont fondé quant à eux, en 2013, la micro-édition Andesgraund qui a publié, en cinq ans, vingt plaquettes. René Silva Catalán retrace l’évolution de cette micro-édition qui avait pour fonction première de rendre visibles des poètes chiliens travaillant sur le matériau linguistique (il s’agit là d’un point commun avec les éditions alternatives comme Desbordes, et plus généralement avec tous les poètes alternatifs). Puis, les perspectives d’Andesgraund se sont ouvertes en accueillant des auteurs sud-américains, constituant ainsi une plate-forme livresque d’échanges littéraires et culturels : « La ligne éditoriale principalement des Éditions Andesgraund a été de prendre en compte des poètes chiliens dans un premier temps qui avaient une projection depuis le langage pour être diffusés dans et à l’extérieur du pays, ensuite il [a été question] de faire la même chose avec des poètes latino-américains, puisqu’en voyageant dans d’autres pays nous avons vu que la tradition poétique était connue, mais ici on ne savait rien de ce qui se passait dans des pays comme la Bolivie et l’Équateur, ensuite elle a continué de s’agrandir et un petit éditorial comme le nôtre a commencé à être reconnu et respecté dans le milieu, ce qui nous a permis de grandir depuis la publication au format plaquette jusqu’à la possession de quatre collections. [La línea editorial principalmente de Ediciones Andesgraund ha sido dar cabida a poetas chilenos en un primer momento que tenían proyección desde el lenguaje para ser difundidos dentro y fuera del país, luego fue hacer lo mismo con poetas latinoamericanos, ya que al viajar a otros países veíamos se conocía la tradición poética chilena, pero acá no se sabía mucho de lo que sucedía en países como Bolivia y Ecuador, luego fue creciendo y una editorial pequeña como la nuestra se fue haciendo reconocida y respetada en el medio, lo que nos ha permitido crecer desde la publicación de formato plaquette a tener hoy cuatro colecciones.», réponse du 16/02/2018 à 14h53]
Cette « micro-édition » compte plusieurs collections telles qu’« Exil / Exile [en anglais] », consacrée aux poètes chiliens partis vivre à l’étranger, et une autre dédiée aux poètes âgés qui n’avaient jamais eu, jusque-là, accès à la publication sous forme de livres. René Silva Catalán cite Ma grand- mère est une plaisanterie / Mi abuela es un chiste, de Juana López, poétesse « âgée de 85 ans ». Comme la volonté des directeurs de cette édition est de rendre visible la création de qualité, avec un but social de démocratisation de la littérature, tout au long de la vie, il existe également une collection spéciale de plaquettes présentant les œuvres d’enfants de talent. C’est aussi dans cet esprit que des plaquettes sont offertes au public lors des lancements des nouveaux titres.
Les articles d’une revue électronique, trace de l’évolution de la poésie chilienne alternative
En outre, l’écho dans la presse de critique littéraire devait se faire, mais dans une presse, qu’il restait à créer. Manuel Vallejos avait bien senti que le mouvement des micro-éditions était un mouvement indépendant, et qu’il fallait faire naître son versant critique, focalisé sur la manière d’écrire comme l’indique le slogan « Le mot c’est l’objet / La palabra es el objeto » de la revue en ligne « poésie et critique / Poesía y crítica », non sans un certain double-sens, entre mot « objet d’étude » et « mot-objet » que l’on peut allier à d’autres formes d’art et montrer, mais aussi publier : « Dans le cas de Poesía y Crítica, notre site est né spécifiquement pour donner une couverture critique au phénomène des éditoriaux indépendants ou micro-éditoriaux, qui sont les seules voies par lesquelles la poésie jeune peut arriver au public lecteur actuellement. Notre activité commença en 2012 et d’une certaine manière nous avons proposé un regard particulier par rapport au travail littéraire et éditorial. Nous considérons le livre dans sa matérialité et son processus de production. Dans ce sens, nous nous sommes intéressés non seulement au le contenu de l’œuvre mais également aux aspects de son design, la disposition et la production éditoriale. Notre site a fonctionné comme une fenêtre, non seulement en termes de diffusion des jeunes poètes, mais également comme un lieu pour la réflexion critique de leurs œuvres. Ceci s’est reflété dans l’augmentation constante des lecteurs de notre site non seulement au Chili, mais aussi en Amérique latine et en Europe. Nous pensons que, d’une certaine manière, notre travail projette le travail des auteurs émergents dans le temps, puisque les textes critiques sont disponibles sur le Web. » [« En el caso de Poesía y Crítica, nuestro sitio nació específicamente para dar cobertura crítica al fenómeno de las editoriales independientes o microeditoriales, que son las únicas vías por las cuales la poesía joven puede llegar al público lector en la actualidad. Nuestra actividad comenzó en 2012 y de alguna manera hemos propuesto una mirada particular respecto del trabajo literario y editorial. Consideramos al libro en su materialidad y en su contexto y proceso de producción. En este sentido, estamos interesados no solo en el contenido de la obra sino también en los aspectos del diseño, la diagramación y la producción editorial. Nuestro sitio ha funcionado como una ventana, no solo en términos de la difusión de los poetas jóvenes, sino también como un lugar para la reflexión crítica de sus obras. Esto se ha reflejado en el aumento sostenido de lectores de nuestro sitio no solo en Chile, sino también en Latinoamérica y Europa ». Réponse du 10/08/14] Grâce à cette critique littéraire effectuée par des poètes, qui occupaient ainsi un double statut, s’opérait un retour réflexif sur cette littérature en marge des grands groupes éditoriaux, mais non marginale.
Cette revue a publié un « annuaire poétique » en 2012, 2013 et 2014, recensant les publications, les entrevues et les critiques littéraires réalisés sur la poésie indépendante chilienne, fruit du travail de Manuel Vallejos et de Nelson Zúñiga, directeurs de la revue Poesía y Crítica , qui acquiert une valeur testimoniale et de référence pour l’étude de la poésie jeune chilienne du début de la décade du second millénaire, comme l’affirme Manuel Vallejos : « Nous pensons que, d’une certaine manière, notre travail projette le travail des auteurs émergents dans le temps, puisque les textes critiques sont disponibles sur le web ». [« Pensamos que, de algún modo, nuestra labor proyecta el trabajo de autores emergentes en el tiempo, ya que los textos críticos están disponibles en la web ». Réponse du 10/08/14]
Suite de l’article : “Les formes du livre au chili : les cartoneras”
Cécile Jouannaux est doctorante à l’université de Poitiers en littérature comparée. Elle réalise une thèse sur les littératures émergentes des anciens pays colonisés (francophonie, hispanophonie) sous la direction de Christine Baron.
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